CHAPITRE 15 : Des garçons et des filles

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C’était la fin de l’été 82, j’avais dix-huit ans, je sortais chaque week-end au « Circus », institution uccloise bien connue des noctambules des années quatre-vingts. Nous sortions entre amies, j’aimais beaucoup danser. J’étais très sérieuse, pas du tout volage. J’ai grandi dans une configuration particulière, dans une propriété verdoyante où trônait la villa de mes parents ainsi que celle du frère de maman, mon fameux oncle Picsou et sa famille, un havre de paix en plein Bruxelles, un nid douillet pour mon clan que je pensais protecteur. J’étais la petite dernière et seule fille, élevée avec mes deux frères ; de plus chaque jour je côtoyais aussi mes deux cousins. Comme vous le savez, ils étaient tous largement plus âgés que moi, j’ai donc pu observer tout à loisir le comportement de quatre jeunes hommes vis-à-vis des femmes. L’esprit de l’époque se résume ainsi : « Rentrer vos poules, nos coqs sont de sortie ! » Cela me rendait folle. J’écoutais attentivement, de ma place privilégiée de petite fille transparente à leurs yeux, tout ce qui se disait sur ce monde mystérieux d’amourettes plus ou moins sérieuses. Je n’en perdais pas une miette. J’étais secrètement choquée d’entendre que souvent la petite amie du moment ne comptait guère à leurs yeux, seul le jeu de séduction importait. Quelquefois, je remarquais que lorsque les garçons tombaient amoureux, la jeune fille en question prenait le pouvoir. Je fis alors le vœu secret de ne jamais me laisser séduire par jeu, je désirais du sérieux, de l’absolu. En amour, je savais ce que je voulais et ce que je ne voulais pas, depuis l’enfance.

Mais, les conversations grivoises entre garçons m’ont aussi complexée durablement. Beaucoup trop jeune pour prendre du recul, leurs commentaires crus sur le corps des femmes me laissaient perplexe. Je me disais que je choisirais un homme solide, romantique et par-dessus tout, fou amoureux de moi, un homme pour lequel je serais la seule, l’unique, un homme qui m’aimerait comme je suis, pleinement, éperdument. J’avais la certitude que je ne supporterais rien de moins, je refusai un amour souffrant, je rêvais d’un amour vibrant. J’ai grandi avec une vue imprenable sur les coulisses du monde masculin et devenue jeune femme, j’en ai tiré les leçons. Lorsque aujourd’hui, je me penche sur mes trente-huit ans de vie partagée avec mon tendre époux, je constate avec délectation que mon bien-aimé a toujours eu deux façons de me traiter : comme une princesse lorsque nous sommes en couple et comme une reine en présence des enfants. Rien que ça ! Quand je vous disais, mes amis, que je savais ce que je voulais !

J’étais sauvage, difficile d’approche pour la gent du sexe opposé, et si on exclut les premiers flirts de vacances sans importance échangés sans sentiment, uniquement pour l’expérience physique ou mêlés de sentiments pour le moins volatiles, j’étais fermement déterminée à me « réserver » pour le grand amour, je ne donnerais ni mon cœur ni mon corps au premier venu. Lorsque je me donnerais, ce serait totalement, sans retenue, avec rage et confiance, dans le respect, le partage et l’amour réciproque. Il faudrait que je sois sûre des sentiments et intentions de l’élu pour pouvoir m’abandonner à la volupté, l’insécurité affective m’aurait complètement bloquée, je le savais comme le rossignol sait qu’il doit chanter à l’aube d’une journée printanière. Je vis l’amour physique comme un acte sacré, un prolongement du cœur qui sanctifie le désir et le plaisir reçu et donné. J’ai eu raison d’être ambitieuse car l’homme qui règne sur ma vie étanche sans faille ma soif d’absolu. Nous mesurons notre chance, nous célébrons chaque jour que le Bon Dieu nous accorde en nous enlaçant tendrement, en riant ensemble et en parlant de tout, tout le temps ! Attention, à chacun d’adopter le modus vivendi qui lui apportera l’équilibre. Je conçois qu’il existe bien d’autres manières de vivre et de chanter à tue-tête : « L’amour est enfant de bohème, il n’a jamais jamais connu de loi. »

Deux ans après la mort de maman, j’ai complètement changé d’univers. Je n’étais plus une petite fille, mais une jeune ado de quatorze ans lorsque papa s’installa dans une nouvelle villa, dans un nouveau quartier, avec sa nouvelle compagne et ses trois filles. Je ne laissais rien paraître même si je répugnais à le suivre dans ce monde inconnu entièrement féminin, laissant mes grands frères derrière moi dans notre ancienne maison, cette maison qui symbolisait tant notre chère mère. Elle l’avait dessinée elle-même et l’avait conçue comme une élégante villa romaine au toit de chaume, agrémentée d’un magnifique patio central qui abritait tout un joyeux petit monde d’oiseaux nichant dans le majestueux saule tortueux et s’abreuvant dans le bassin aux poissons exotiques. Le clapotis de l’eau vive qui sourdait d’un gracieux coquillage en pierre reposait les sens. Les murs tapissés de vignes chargées de grappes de raisins bleus ajoutaient à la poésie des lieux. L’atrium tout entier invitait à la tranquillité, mais pas toujours, en tout cas sûrement pas le soir du légendaire bal costumé organisé par maman pour célébrer les quarante ans de papa, joyeux anniversaire qui resta gravé dans les mémoires. Mes parents au faîte de leur vie, de leur amour et de leur beauté partagèrent avec leurs amis ce bonheur qui s’abîmerait bientôt dans le gouffre de la tragédie. Pour l’instant, ils ignoraient tout de leur sinistre destinée, la fête ne faisait que commencer lorsqu’elle fit son entrée :

Silhouette gracile, sur l’écume tranquille, tu règnes en majesté,

Muse évanescente, dans l’onde miroitante, tu magnifies l’été,

Ému du haut du ciel, l’ange épris de la belle, t’enverra un baiser.

Ondine, déesse sortie des eaux magiques d’une forêt dense et mystérieuse, accueillit en hôtesse avisée les invités qui se pressaient pour l’embrasser. Elle subjugua l’assemblée de son charme naturel et de son abord chaleureux. Un cardinal vêtu d’une mozette et d’une soutane en soie moirée rouge, rehaussé d’un rochet de dentelle blanche, faisant fi des usages et de la retenue imposée par sa haute dignité sacerdotale, l’invita à danser. La longue robe vert d’eau d’Ondine ondulait au gré des pas chassés d’un cha-cha-cha endiablé. Face à la cocasserie de l’accoutrement d’un ami prévenant, le couple insolite riait aux éclats, en effet Astérix en chair et en os venait de leur apporter une coupe de champagne. Dans un froufroutement délicieux et désuet de mousseline brodée d’or, Joséphine de Beauharnais, impériale, s’avança vers eux pour détourner le prince de l’Église de son ensorcelante naïade, laissant le champ libre au bel hidalgo qui l’enlaça aussitôt. La nymphe des sources claires sourit tendrement à son nouveau cavalier et lui chuchota quelques mots au creux de l’oreille. Un éventail en raphia si finement tressé et décoré qu’on eût dit du papier velouté venait battre sa gorge par intermittence, délectant le nez de son partenaire des effluves printaniers d’un parfum pénétrant. Charmé par le corsage indiscret de la belle, le noble espagnol ne se départit pas pour autant de la galanterie qui sied à son rang et fit tournoyer la vaporeuse sylphide en la tenant respectueusement par la taille.

Alors que les réjouissances battaient leur plein, je tendais l’oreille pour me bercer des bruissements sourds de la fête. Une fièvre têtue eut momentanément raison de la curiosité de mes cinq ans en me clouant au lit lorsque Jules César fit irruption dans la chambre de mes parents où j’eus le privilège de dormir cette nuit-là. Sous le choc de cette incursion intempestive, je fus paralysée par la peur, croyant mourir. Une seconde de plus et je me serais évanouie, heureusement Ondine emboîtait le pas à l’empereur de pacotille qui n’était autre que le docteur Carette venu m’ausculter. Pour paraître plus professionnel aux yeux de ma mère qui imposait naturellement le respect, il déposa sur le lit la couronne de lauriers qui ornait son front avant de palper ma gorge, de prendre mon pouls et de la rassurer. « Ce n’est rien de grave, Monique. Encore un Dispril dans une heure et on n’en parle plus », dit-il sur le ton de celui qui sait, avant de sortir et d’ajouter fièrement dans l’entrebâillement de la porte : « Veni, vidi, vici ! » Sur ce, il alla rejoindre d’un pas conquérant Fifi Brindacier qui se trémoussait sur la piste.

Enfin seule dans les bras de maman, je pus reprendre mon souffle. Je détestais ce médecin qui se prenait vraiment pour Jules César et ne m’adressait jamais directement la parole ! Maman me laissa grisée par un inoubliable câlin tant il palpitait d’amour et d’affection maternelle avant de reprendre avec entrain son rôle d’Ondine auprès de son jubilaire qui jubilait dans son beau costume d’hidalgo ; vous savez, comme Zorro dans le vieux feuilleton lorsqu’il laisse son fidèle Tornado fougueux et altier se reposer aux écuries, ôte son masque de justicier et rentre à l’hacienda. Don Diego de la Vega incarne l’élégance même dès qu’il revêt son complet bleu pétrole à revers brochés de fils d’argent, taillé sur mesure, mais en ce soir magique où tout était possible, Don Diego, le charismatique dandy au sourire Ultra brite soigneusement moustaché, c’était mon père. Son nom, il le signa à la pointe de l’épée, d’un Z qui veut dire… zut, ils m’ont repérée !

Mes parents me recouchèrent tout douillettement, avec tact et bienveillance dans leur grand lit conjugal. C’est dans ce même lit que je dormis pendant quelques mois après la mort de maman car papa, s’il était seul, ne pouvait plus fermer l’œil. Je précise, même si cela va soi – je ne permettrai pas que l’on jette une ombre nauséabonde sur notre amour immuable – que nous dormions chastement ; il dormait à un bout du lit et moi à l’autre, ma présence le rassurait, voilà tout. Par la grâce de la force de l’enfance, je n’avais pas ce problème et je dormais parfaitement bien. Ce n’est que quelques années plus tard, quand il fallut décider qui garderait la maison familiale que j’y ai passé une des pires nuits de ma vie. Mon frère Marc désirait acheter la villa, Michel était d’accord, alors pour savoir une bonne fois si j’aurais pu y vivre ma vie d’adulte ou si je préférais la céder à mon frère, je tentai de dormir dans la chambre des parents et ce fut cauchemardesque. Je vécus en quelques heures toutes les souffrances physiques et morales qui avaient torturé maman pendant des mois, ce lit était son lit de mort et serait devenu le mien si j’y étais restée.

Marc, viscéralement attaché à ses racines, et sûrement pour rester proche de maman d’une certaine manière, y vécut une quinzaine d’années avec son épouse et y fonda sa famille avant de pouvoir se détacher un peu du passé en la revendant à un architecte qui fit faillite peu après. Qui selon vous racheta la maison de maman en vente publique ? Parbleu ! Vous avez vu juste, enfin quand je dis bleu, je devrais dire verte, verte de rage, c’est ce que j’aurais dû être, mais en fait non, j’étais profondément triste quand j’ai appris par hasard que mes cousins possédaient la maison de mon enfance. Je me suis écroulée en larmes au milieu du magasin qui vivait par ailleurs ses derniers jours, c’en était trop ! Évidemment, ils ne me proposèrent jamais de la revoir ; je suis sûre qu’ils vont la raser pour en faire un immeuble de rapport.

C’est ici et maintenant que j’ose poser cette question métaphysique qui touche à la conscience intime, qui touche à la vérité de l’âme : auraient-ils le courage de faire ce qui est juste s’ils lisaient ces lignes ? Auraient-ils la décence de nous rendre, à mon frère et moi, notre maison ? J’en doute, mais en fait, je l’ignore, les gens sont-ils capables de changer ? Encore faudrait-il qu’ils prennent conscience des blessures qu’ils infligent aux autres pour pouvoir les panser. Encore faudrait-il qu’ils comprennent qu’il serait sage de voir plus loin que ce monde illusoire pour amasser des trésors dans le ciel. Encore faudrait-il qu’ils accèdent au désir de se racheter. Mais si par amour, ils le faisaient… ça me clouerait le bec !

Bon, là je l’ouvre grand pour clamer cette vilaine vérité : appât du gain quand tu nous tiens, tu balaies tes proches d’un revers de la main.

Pour l’instant, je retourne encore quelques secondes à l’innocence de mes cinq ans dans le grand lit parental où enfin, je me reposai sur mes lauriers ou plus exactement sur les lauriers de César.

Dès la fête finie Ondine s’évapora, mais aujourd’hui encore, au gré de mes ballades estivales, je l’aperçois quelquefois assise sur les margelles des fontaines ou se baignant dans les cascades et les rivières des forêts enchantées de mes tendres années.

Mes quatorze ans sonnèrent une fois de plus l’heure de la séparation, je laissai derrière moi l’univers maternel, mes deux grands frères qui, eux, semblaient ravis, ainsi qu’un grenier rempli de mes fabuleux jouets rares et précieux comme cette maison de poupée exceptionnelle dans laquelle rien ne manquait, pas le moindre minuscule accessoire à l’échelle, qui en devenait craquant. Je ne retrouvai jamais ma fabuleuse maison de poupée qui m’avait permis de rêver des heures durant ni mon enfance, arrachée brutalement. Cette frustration plus qu’irritante fut probablement à l’origine de mon désir de travailler dans le domaine du jouet.

Mes frères étudiaient le droit à l’université libre de Bruxelles et disposaient à leur guise de la villa familiale, de l’argent de poche généreusement distribué par papa et de leurs Alfa Romeo Spider. Ils n’avaient guère de soucis d’intendance puisqu’une femme de ménage se chargeait des corvées. Bref, ce fut la belle vie. Quant à moi, je dus m’adapter à un nouvel environnement, à une nouvelle belle-mère et à ses trois filles un peu plus âgées que moi, issues d’un horizon très différent du mien. Elles étaient de confession juive, avaient la double nationalité hollandaise et américaine et venaient d’un autre milieu social. D’éducation plus libre, disons moins contraignante, elles vivaient entre femmes depuis des années. Leur vie dorénavant orchestrée par les horaires de papa demanda quelques efforts d’ajustement.

Songez un instant au drame vécu par cette femme, mère de trois petites filles de quatre, six et huit ans, lorsque son mari mourut si jeune d’une crise cardiaque au beau milieu d’un lac lors d’une sortie familiale en voilier, les laissant démunies. Elles s’adaptèrent aux nouvelles habitudes familiales plus strictes telles que manger à table à heure fixe, être présentables à toute heure et parler français en présence de mon papa. Par amour pour lui, je m’efforçai de m’habituer rapidement et sans plainte à cet énorme chambardement qui m’offrait néanmoins une nouvelle amie en la personne de Judith, la plus jeune des trois filles, qui avait un an de plus que moi, et qui s’est montrée très ouverte, accueillante et sympa. Je découvris tout à la fois un nouveau point de vue sur la vie, de nouvelles langues à apprendre, une nouvelle mentalité à étudier et la Californie, ce qui ne fut pas désagréable. Nous y avons célébré Shabbat en famille chez un charmant rabbin. Claire, l’aînée des trois filles gardait ses enfants en tant que fille au pair pour quelques mois. Papa nous a donc offert à toutes de fabuleuses vacances sous prétexte de lui rendre visite.

Un soir béni entre tous restera gravé à tout jamais dans ma mémoire. Mon roi et moi, laissant les autres à la joie de leurs retrouvailles, partîmes en vadrouille à Las Vegas pour aller y écouter le grand Frank Sinatra. Rien que lui et moi. Dans la voiture de location, nous découvrîmes, éberlués, quinze ans avant que cela n’arrive en Europe, le speed control. On se disait, admiratifs : « Ah ! ils sont forts ces américains quand même. »

Arrivés au Dunes, dans la queue pour entrer au concert, un élégant couple d’américains en longue robe et smoking, émus de voir la complicité d’un père et de sa fille de quinze ans, qui de surcroît parlaient français, nous invitèrent chez eux au bout de quelques minutes de conversation pour y prendre le thé ou pour faire plus ample connaissance lors une partie de golf. Nous avons poliment décliné, touchés par tant d’hospitalité – sans compter qu’on ne savait pas jouer au golf !

Frank en très grande forme fit une entrée tonitruante en commençant par tirer fermement sur ses cheveux pour nous prouver que, contrairement à la rumeur, c’était du vrai et non une moumoute ! D’emblée la salle fut conquise avant même qu’il ne chante la première note. Les serveurs passaient entre les tables pour nous apporter des whiskys coca. Nous formions une bonne équipe, papa buvait le whisky et moi, le coca ! J’étais au paradis, papa me tenait parfois la main, puis l’embrassait tendrement pendant que Frank nous jouait la sérénade.

Nous avons ensuite repris notre voyage, visitant les points forts de la Californie. Tout m’étonnait et m’enchantait. Mon cœur trembla plus que de raison devant le spectacle d’un rodéo typique de Salinas où les cow-boys prenaient des risques insensés pour chevaucher huit secondes et d’une seule main des taureaux en furie. La foule en délire adorait cela, mais moi, je ne voyais que le danger, je ne comprends pas le besoin de se dépasser au péril de sa vie, même si dans certains cas cela suscite l’admiration. Il y a là, à coup sûr une recherche d’absolu, de transcendance qui paradoxalement s’incarne dans la matière.

Mon cœur s’engoua du génie de Walt Disney, séduit par son incontournable pays en carton-pâte à l’esprit bon enfant. J’imaginais le papa de Mickey en robe de chambre et en pantoufles, seul dans son immense parc, allant se chercher de bon matin un petit jus d’orange pressé au kiosque qu’il avait placé juste en face de l’appartement qu’il s’y était réservé. Cocasse mais véridique !

Cependant le monde de Disney n’est pas toujours aussi merveilleux, au contraire il est souvent cruel. Comme tant de générations d’enfants, je me suis effondrée en larmes en plein cinéma, traumatisée par la mort choquante de la maman de Bambi, écho tragique à ma propre enfance. Avez-vous remarqué qu’à l’instar du pauvre faon, bon nombre de personnages de l’écurie Disney grandissent sans maman ou sont orphelins ? De Cendrillon à Pocahontas en passant par Dumbo, Belle, Ariel, Pinocchio, Peter Pan et les enfants perdus ou encore l’ourson Koda dont la maman est également tuée par un chasseur, l’œuvre de Disney regorge d’histoires tristes. Mowgli n’a pas de parents et plus récemment, Elsa et Anna, les sœurs de La Reine des Neiges perdent les leurs dans un naufrage. Mais, incroyable rebondissement, les réalisateurs de ce succès retentissant, Jennifer Lee et Chris Buck, expliquent sur le site de partage Reddit que le roi et la reine d’Arendelle n’ont pas péri en mer, ils se sont échoués sur une plage. Les malheureux ont construit une cabane dans la jungle avant, et c’est horrible, d’être dévorés par un fauve. La souveraine avait eu le temps de donner naissance à un petit garçon qui fut épargné par miracle. Cela ne vous rappelle rien ? Allez, devinez, je vous donne un coup de pouce : le petit orphelin, frère insoupçonné d’Elsa et d’Anna est mondialement connu, c’est un enfant sauvage, votre euro est tombé ? Bon, à ceux qui percutent quarante fois plus lentement et qui attendent encore que ce soit le franc qui tombe (les Belges comprendront, mais oui, bien entendu les Français aussi, je crois… je vous taquine !), je livre l’extraordinaire péripétie qui donne à l’intrigue toute sa saveur : le bébé est recueilli par une tribu de grands singes ! En grandissant, il développe des qualités d’athlète, se pavane de liane en liane, pousse un grand cri pour impressionner sa Jeanne et répond au doux nom de Tarzan qui lui va comme un gant !

Cette anecdote amusante et farfelue montre à quel point les succès actuels de l’empire Disney restent dans la même veine que les premiers grands classiques inspirés des contes des frères Grimm, Perrault et autre Kipling, librement revisités par Walter et ses équipes. Faisait-il vivre à ses héros le drame qu’il avait lui-même vécu à l’âge de trente-sept ans pour y trouver une forme de résilience ? Quelques jours avant Noël 1937, son premier long-métrage animé Blanche-Neige et les Sept Nains sortit en salle et ce fut un triomphe. La fortune ainsi amassée permit à Walt et à son frère Roy de réaliser leur rêve d’acheter une belle maison à leurs parents. Un grand bonheur engendrant parfois un grand malheur, les pauvres à peine installés dans leur nouvelle demeure de North Hollywood furent intoxiqués au monoxyde de carbone. Le père de Walt survécut mais sa maman y laissa la vie.

Poursuivant plus avant mon périple américain, mon cœur chavira (et mon estomac se retourna !) sous le Golden Gate Bridge lorsque quittant les eaux paisibles de la baie de San Francisco, le tempétueux Pacifique qui porte mal son nom transforma d’un grain imprévu notre partie de pêche en rodéo aquatique. Le capitaine étrangement placide au milieu de ce fâcheux charivari nous ramena à bon port, mais dans quel état !

Mon cœur frémit au rythme des étoiles qui défilaient sous mes pas en arpentant le trottoir du Hollywood Walk of Fame. Les noms célèbres y constellent le pavé, excepté celui de Mohamed Ali qui depuis 2002 orne le mur du Kodak Theater pour éviter que l’on ne piétine le nom du Prophète. La spiritualité se niche parfois dans les étoiles ! On passe souvent à côté de détails sans prendre conscience de ce qu’ils pourraient nous raconter.

À bord d’un petit coucou qui survolait la spectaculaire gorge profonde – oui, j’ai osé et j’y reviendrai en prime au chapitre suivant ! – sculptée par le fleuve Colorado, mon cœur s’arrêta un instant, ému par le mystère de la création du monde qui s’offrait à mon regard stupéfait. Dans ce ravissement céleste, mon âme fut secouée par la vertigineuse beauté brute du Grand Canyon, féerie d’ocres projetés sur la roche par la lumière coruscante du soleil couchant, par contre mon estomac fut quant à lui, bel et bien secoué par les trous d’air ! À ma grande honte, je terminai donc le vol le nez non plus collé au hublot, mais plongé une fois de plus dans un sac en papier kraft ! C’est fou comme les questions existentielles passent rapidement au second plan dans ces cas-là !

Papa avait une patiente d’ange avec moi. Lorsque j’oubliai mon sac à main contenant cent dollars dans un petit resto de Santa Barbara et que je ne m’en aperçus, toute penaude, que trente kilomètres plus loin, mon papounet adoré fit demi-tour sans broncher. Il fut très compréhensif envers sa petite fille qui portait un sac à main pour la première fois. Il ne me grondait jamais.

Je le revois encore, les pieds dans l’eau limpide du lac Tahoe, arpentant sans relâche le sable fin dans l’espoir d’y retrouver la chaîne en or qu’il venait d’offrir à Claire et qu’elle avait aussitôt perdue dans l’eau en s’y baignant. Il lui avait fait là un magnifique cadeau pour son anniversaire, il était allé jusqu’à Anvers pour choisir cette fameuse chaîne en or tressée et la lui offrir en Californie. Bien que contrariées, les filles et moi avions vite abandonné tout espoir de récupérer le fameux bijou et avions repris nos rires et nos jeux sur la berge ; seul papa savait l’effort et l’amour qu’il y avait mis et désirait ardemment poursuivre les recherches. Hélas, le lac Tahoe garda jalousement son nouveau trésor. J’aime à imaginer qu’un beau jour, une fillette enfouissant ses petites mains dans le sable pour y trouver un joli coquillage ou un beau galet en a ressorti, toute émerveillée, le précieux collier en or et qu’aujourd’hui encore, il orne le cou de la délicieuse jeune femme qu’elle est devenue. Je pense que cette idée plairait à papa.

Comme à cette époque de sa vie, mon roi prenait soin de cinq femmes, ce fut pour moi l’occasion de plonger au cœur d’un univers féminin qui m’était étranger. J’étais aux premières loges et en recueillant les confidences échangées lors de longues nuits de conversations entre filles, j’ai à nouveau beaucoup appris sur les relations amoureuses, mais cette fois, de l’autre point de vue. Quand à dix-huit ans mon tour fut venu d’entrer dans la danse, forte d’une certaine connaissance de la psychologie masculine mais aussi féminine, le cœur bruissant d’une folle envie de romance et du désir ardent d’une vraie histoire d’amour, je rêvais de chavirer.

Me revoici donc au « Circus », la fameuse boîte de nuit, accompagnée de ma fidèle amie et complice de la première heure, Marie-Pierre. Nos pères respectifs avaient fait affaire ensemble et s’étaient liés d’amitié. Nos mamans s’étaient également rapprochées car nous sommes nées à six mois d’intervalle. De nos premiers areu areu à ce jour, nous avons tout partagé. Marie-Pierre, affectueusement surnommée Pilou (à la française) ou Pietekemarie (à la belge) car elle bénéficie des deux nationalités, ne laisse jamais passer trop de temps sans prendre de mes nouvelles. Cette solide amitié qui nous lie du berceau à la tombe s’est naturellement étendue à nos maris et enfants. Le destin a voulu qu’elle devienne maman deux ans avant moi. Son fils Sébastien est né grand prématuré. Ce tout petit être jeta toutes ses forces dans la bataille de la vie. La victoire fut sienne. Sébastien est aujourd’hui un beau jeune homme dont j’ai l’honneur d’être la marraine. Mis cruellement à l’épreuve à la naissance de leur fils aîné, Marie-Pierre et son époux firent montre d’une intelligence de cœur et d’un courage hors du commun dans ces circonstances extrêmement douloureuses et je ne les en admire que plus. Mais pour l’instant Marie-Pierre ne savait pas ce que l’avenir lui réservait, elle n’avait pas encore rencontré son Jérôme et ignorait encore tout de cette épreuve à venir, pétrie de joies et d’angoisses où la tendre découverte de la maternité se transforma en combat acharné pour la survie. Des épreuves, elle en avait connues d’autres. En effet, elle-même était une survivante. Le mot n’est pas trop fort. Imaginez ceci : une fillette de sept ans se fracasse le crâne sur le carrelage glacé après une chute d’un étage dans une cage d’escalier. Imaginez cette petite aux soins intensifs, suspendue entre la vie et la mort pendant plusieurs jours, plusieurs semaines. Imaginez cette frêle enfant au corps martyrisé, couverte d’un drap blanc, fragilisée encore plus par une pneumonie. Imaginez la panique, la détresse, le désarroi, la souffrance de ses parents puis l’espoir qui revient enfin. Elle s’en sortira au grand étonnement des médecins.

Cependant, ma sensibilité s’accommode mal de la liste longue comme le bras des séquelles éventuelles et même probables dont la fillette risquait de souffrir à vie. Mais il n’en fut rien, les légers tremblements s’estompèrent au fil du temps et au bout de longs mois à guetter la moindre défaillance, ses parents en apnée purent relâcher quelque peu une vigilance de chaque instant et respirer à nouveau. Elle était sauvée.

Mes parents, à la fois soucieux de m’épargner une peine inutile et préoccupés par la manière de me préparer à l’annonce possible de la disparition de ma si jeune amie, m’adressèrent dans un premier temps une petite lettre informelle mentionnant en passant que Marie-Pierre était souffrante. En colonie de vacances à Saint-Hubert, dans la belle Ardenne wallonne, pour un mois entier loin de ma famille, je reçus la nouvelle stoïquement, ne mesurant évidemment pas à sept ans la gravité réelle de la situation, mais quand même, quelque chose en moi remua. À la lecture de ces mauvaises nouvelles, pourtant largement édulcorées par la sagesse parentale, mon cœur d’enfant fut frappé d’une impression pénible et je fus, tout entière saisie d’un mal-être indescriptible. Les choses en restèrent là. Je n’appris la vérité que bien plus tard, lorsque Marie-Pierre eut recouvré ses forces.

Mais pour l’heure, Marie-Pierre voulait aller danser ! Brune piquante à l’esprit vif, d’allure sportive, la coupe courte structurée, de grands yeux noisette, bien dans sa peau, absolument charmante, elle faisait figure de jeune fille moderne tandis que moi, gironde, empêtrée dans mes dix-huit ans, blonde aux cheveux longs, j’étais disons plus classique (et moins dégourdie). Pilou avait perdu son papa à l’âge de dix-huit ans, malgré ce drame, elle n’avait pas permis que la vie la brisât, elle réussit ses études et continua courageusement à sourire.

Nous dansions gentiment dans la boîte de nuit bondée avant d’aller prendre un verre au bar. Oh rassurez-vous, une grenadine ! Vous ne vous attendiez pas à cela ! Mais si, je vous ai déjà dit n’avoir jamais bu une seule goutte d’alcool de toute ma vie et je n’en boirai jamais, j’ai toujours eu horreur de ça ; c’est une de mes particularités qui heureusement ne m’empêche guère de rire ni de m’amuser autant que mes amis. Ma sage grenadine à la main donc, je m’adosse nonchalamment au mur du fond. Dans la pénombre et la vibration des basses, j’observe les gens et je laisse mon esprit vagabonder. Une pensée saugrenue me traverse : et si, rien que pour le plaisir des yeux, je cherchais dans la foule le jeune homme le plus séduisant de la soirée. C’est une première, j’ignore encore ce qui m’a pris, mais bon, je balaie négligemment la salle du regard. Un petit coup d’œil à gauche, un petit coup d’œil à droite, rien à l’horizon. Tant pis, je m’avance pour retourner sur la piste de danse, c’est alors que je le vois à quelques pas de moi, juste en face de moi, de l’autre côté de la piste : un géant souriant enveloppé d’un halo de lumière, émergeant d’une masse dansante et embrumée. Mon cœur s’arrête puis s’emballe, mon sang se change en eau. Je vois tout, je ne vois rien, je ne vois que lui. Le destin me porte un délicieux coup à l’estomac, me désarçonne suavement. Sans le savoir, toute ma vie a convergé vers cet instant. J’existe.

Les mouvements de la foule décélèrent. Tout devient flou, tout s’efface. Le son et le sol ramollissent. Ce transport des sens m’enivre jusqu’à la lucidité ultime. Lui seul existe. Il me transperce du regard. Nous sommes un de toute éternité. Nous nous sommes reconnus, nous sommes sauvés. À ceux qui nient l’existence du coup de foudre, je dis : « Niez, niez, niera bien qui niera le dernier » car personne ne connaît l’heure du rendez-vous. Moi, je m’y suis rendue par la grâce de sainte Thérèse qui a répondu à mon appel lancé vers le ciel, de la plus tendre des façons : elle m’a présenté l’homme de ma vie. Le 1er octobre 1982, fête de sainte Thérèse de Lisieux, Philippe et moi échangions notre timide premier baiser. Ma protectrice l’a bien choisi, les papillons se posent sur le front de cet homme-là.

La première fois que j’ai rencontré la maman de Philippe (car la plupart du temps, un homme débarque dans votre vie avec sa mère), j’ai lu dans ses yeux cette mise en garde : « Toi ma fille, si un jour je deviens ta belle-mère, laisse tomber " mère ", " belle " suffira amplement ! »

J’avoue qu’elle était sublime (elle savait en jouer), tout à fait dans le style de la Michèle Morgan de Quai des Brumes qui invite Jean Gabin à l’embrasser lorsqu’il lui sort son célèbre « T’as d’beaux yeux, tu sais ! » Je ne blague pas, comme quand on dit d’un homme qu’il ressemble à Alain Delon, de loin ! Non, non, je n’exagère pas, sa beauté égalait celle de la star aux yeux inoubliables, même de près ! Elle en était consciente et s’y accrochait comme à un masque protecteur pour se rassurer car en fait, elle était peu sûre d’elle et semblait mal à l’aise en société. Il m’a fallu des années pour l’apprivoiser, mais j’ai fini par gagner son cœur. Derrière l’austère façade de Liliane (son premier prénom) se cachait une fragile Angélique (son second prénom) que j’ai su débusquer.

Angélique Dellis : tout un programme ! Cela sonne comme le nom d’une héroïne de roman à l’eau de rose, cependant pas de grandes aventures exotiques pour cette femme-là ; son caractère flamboyant s’accommoda d’une vie simple et banale, dédiée au travail et à la famille. Rat des villes, son grand plaisir dans la vie se résumait au lèche-vitrine. Quelquefois, elle emmenait sa maman en goguette, notre regrettée Bobonne, charmante vieille dame, élégante et discrète qui rougissait avant de se cacher le visage dans les mains au moindre compliment. Issue d’un milieu modeste, elle avait été pendant de longues années concierge à la Chambre de Commerce de Bruxelles, appréciée pour son dévouement et sa gentillesse légendaires, mais aussi pour ce délicieux petit plus dont tout le monde raffolait : son inoubliable mousse au chocolat !

Par un bel après-midi de vadrouille, les deux femmes, bras dessus, bras dessous, admiraient la devanture d’une bijouterie fantaisie. La vitrine leur offrait les reflets chatoyants des pierreries, la délicate opalescence des rivières de perles, l’opulence des bracelets en or ou encore le scintillement des colliers moirés d’ombre et de lumière disposés de façon si attrayante qu’ils en hypnotisaient le chaland. Elles ne savaient plus où donner de la tête tant l’étalage regorgeait de trésors lorsqu’elles tombèrent simultanément en arrêt devant un magnifique sautoir d’or rose agrémenté de perles grises, de perles noires et de petits cercles de diamants. L’ensemble finement agencé dégageait une impression de légèreté et de raffinement. Ma belle-mère tira sa mère par la manche en franchissant le seuil d’un pas décidé : « Viens, maman, on va l’essayer ! »

Dans l’espace feutré de la boutique, une vendeuse fort aimable les salua et les invita à s’asseoir d’un geste de la main. Dans la foulée, elle attacha le sautoir au cou de Bobonne tout en en vantant habilement la facture : « Oh, Madame, il vous va très bien, les perles de Tahiti rehaussent l’éclat de votre teint, et la délicatesse de cette pièce convient parfaitement à vos traits fins. »

Ma belle-mère pensa que la vendeuse en faisait trop, elle voulait vraiment le vendre, ce collier ! Mais, devant le sourire béat de Bobonne, elle se hasarda à questionner la joaillière :

— Combien coûte-t-il ?

— 800, Madame

— Parfait, on le prend.

Alors que ma belle-mère sortait ses billets, Bobonne, rebelle, plongea à son tour la main dans son sac pour en sortir son portefeuille.

— Non, Liliane, laisse-moi payer.

— Pas question, maman, je tiens à te faire ce petit cadeau, je vois que cela te fait plaisir.

— Oui, ça me fait plaisir, mais tu as déjà tellement de frais, je peux parfaitement me le payer, et en plus, je te le prêterai si tu as une sortie !

— Non, maman, j’insiste. Tenez Madame, le compte y est !

Elle tend les 800 francs belges, soit 20 euros à la vendeuse qui, rougissant tout à coup, rectifia :

— Pardon Madame, je voulais dire 800.000 francs (20.000 euros) !

Ma belle-mère et Bobonne la regardèrent, interloquées avant… d’éclater de rire. C’était pas donné pour une petite breloque dans une bijouterie « fantaisie » ! Bonne perdante, l’imperturbable vendeuse conclut dans la bonne humeur : « Vous aurez au moins eu le plaisir de porter ce magnifique bijou pendant quelques instants ! »

J’aurais payé cher, moi aussi, pour voir la tête de la bijoutière face à ces deux clientes qui succombant au quart de tour à une lubie, se chamaillaient affectueusement pour débourser avec un facilité déconcertante 20.000 euros en liquide. Ce qui est sûr, c’est qu’elles ont ri comme deux folles dans le tram tout au long du trajet du retour.

Je pense souvent avec tendresse à notre Bobonne qui nous a laissé en héritage un joli miroir ancien ciselé. Au moindre rayon de soleil, il décore les murs de ma chambre de mille minuscules arcs-en-ciel, comme autant de sourires.

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