CHAPITRE 16 : Lovelace, Gorge Profonde !
Dans le chapitre précédent, je vous ai promis de vous parler de Gorge Profonde alias Lovelace. Les moins jeunes en ont gardé un souvenir ému, amusé ou horrifié ou les trois à la fois, alors mettons les plus jeunes au parfum : voilà, Lovelace fut la pionnière de la programmation informatique à une époque où l’on s’éclairait encore à la bougie ! On doit beaucoup à cette visionnaire au destin peu conventionnel qui vécut aux temps pas si reculés où la science comme toutes les choses intéressantes était exclusivement réservée aux hommes. Cette enfant élevée par sa mère, une admirable intellectuelle, reçut une solide formation en mathématiques, bénéficiant d’une éducation tout à fait exceptionnelle pour une fillette anglaise née au début du XIXe siècle. Ses parents mal assortis se séparèrent à sa naissance. En quittant « sa princesse des parallélogrammes » comme il aimait à surnommer son épouse quand il ne se comportait pas envers elle comme le dernier des pignoufs, le père de la petite Lovelace, loin de se douter que sa fille serait reconnue par l’Histoire comme la mère des algorithmes, la quitta aussi. Il n’aura jamais l’occasion de la revoir. Ce père inconnu pour elle, mais illustre pour nous (et c’est peu dire) n’était autre que Bill Gates ! Simple vérification, mais c’est bien, j’entends vos protestations et je vois que vous suivez, cependant je ne mens pas si je vous dis que son père est l’un des plus grands génies anglais, de renommée universelle, sulfureux et fantasque, mort en Grèce à trente-six ans. D’ailleurs, sa fille mourra au même âge ! Vous y êtes ? Besoin d’un autre indice ? En voici un crucial : l’homme est poète. Yes, it is Lord Byron, bien vu ! (Ou pas ?)
Digne héritière de l’intelligence de ses parents, l’enchanteresse des nombres (selon l’expression de son ami, le mathématicien Charles Babbage avec qui elle collabora fructueusement) reçut de son célèbre papa un joli prénom, Ada, qui fut donné en son honneur à un langage informatique, tout comme dans un registre plus fun, le langage de programmation Python tire son nom des Monty Python ! Consécration suprême pour la comtesse de Lovelace, mère de trois enfants et informaticienne de génie avant l’existence même de l’informatique, un Google Doodle lui est dédié en 2012. À ceux qui se disent : « C’est quoi ce bidule ? », je réponds qu’il s’agit d’un détournement ludique du logo de Google que l’on trouve le temps d’une journée sur la page d’accueil du moteur de recherche lors d’événements marquants, en l’occurrence sous la forme d’une courte animation où l’on voit Ada rédiger ses travaux à la plume d’oie et qui souligne cent quatre-vingt-dix-sept ans après sa naissance que c’est une femme qui est à l’origine de l’industrie numérique .
Oups, la gaffe ! Je réalise qu’il y a erreur sur la personne. Vous vous attendiez à une Lovelace sexy, rigolote, excitante, pratiquement nue et moi, roublarde, je vous parle du dada d’Ada : les mathématiques. Pourtant le calcul est vite fait, Linda Lovelace qui emprunta le patronyme d’Ada cent trente-sept ans plus tard pour en faire son pseudo de star du porno rapporta en un seul « film » plusieurs centaines de millions de dollars contre un malheureux cachet d’à peine plus de mille dollars que son mari lui piqua à la source.
Le film réalisé à la va-comme-j’te-pousse fut jugé obscène par l’époque, mais à l’évidence pas par son public venu le voir en masse, enrichissant beaucoup de monde et pas du beau monde puisqu’il fut financé par la mafia. Quant à Linda, elle récolta des menaces, des coups, des violences et des viols de ce charmant garçon hâbleur et pervers qu’elle épousa beaucoup trop jeune et qui la força à se prostituer avant de l’obliger à tourner le fameux Gorge Profonde en six jours d’enfer. Ce film à l’humour décalé si l’on en croit « l’intrigue » fera de l’infortunée Linda l’icône de la révolution sexuelle des années soixante-dix alors qu’elle ne concéda en tout et pour tout que dix-sept jours de sa vie à cette sordide industrie du X dont on connaît l’évolution pernicieuse.
Le pitch est idiot, rigolo et bien macho comme il faut pour un porno, alors j’y vais franco, mais je ne dis pas bravo, éloignez les loupiots illico presto : un gynéco explique à une jeune femme que, bizarrement, son clitoris se trouve au fond de sa gorge et que pour atteindre l’orgasme, elle doit s’appliquer à faire des fellations profondes ! Talent inédit qu’elle développe avec une joyeuseté gourmande à l’écran, mais qui lui conférera à la ville une renommée fulgurante pour le moins pénible à assumer. Taillée sur grand écran, elle se cassa trop tôt dans la vraie vie, quoi donc ? Dois-je vraiment le dire ? La pipe de Linda ! Vous l’avez voulu, vous l’avez eu, nom d’une pipe !
Sa destinée plus misérable encore que celle de Cosette fut scellée par sa mort prématurée. La pauvre femme quitta ce monde en 2002 après plusieurs jours de coma, victime d’un accident de la route à l’âge de cinquante-trois ans. En divorçant, elle avait enfin réussi à échapper à la fatale emprise de son manipulateur de mari qui lui pointa plus d’une fois un révolver dans le dos afin de la soumettre totalement. Pour autant elle ne put déjouer les autres tragédies qui jalonnèrent son destin, à commencer par celle-ci : lorsqu’elle tomba enceinte à l’adolescence, ses parents la forcèrent à abandonner son bébé. Cependant son second mari, un modeste et honnête ouvrier, lui offrit le bonheur d’être mère ainsi qu’une vie rangée pendant vingt ans, jusqu’à son second divorce.
Après s’être dévêtue conformément aux exigences de son pathétique gagne-pain d’actrice de charme, elle se mit à nu dans son autobiographie en dénonçant la maltraitance dont elle fut victime et les dérives de l’industrie pornographique qu’elle combattit courageusement en tant que porte-parole du mouvement féministe américain.
Mais ensuite la descente aux enfers reprit de plus belle. Au moment de subir une double mastectomie, conséquence d’un cancer du sein dû à des injections de silicone, elle découvrit qu’une greffe du foie s’imposait d’urgence si elle voulait sauver sa vie! Contractée par transfusion lors d’un accident de voiture dans sa jeunesse, une hépatite avait ravagé son foie à bas bruit. Par-dessus le marché, elle dut se dépêtrer de gros soucis d’argent !
Allez zou, changeons de sujet, cette histoire est trop glauque, mais elle a au moins l’avantage nous rappeler qu’il est bon de chercher à comprendre ce qui se cache derrière les apparences.
Un dernier mot pour l’anecdote : la culture populaire embrassa si bien le nanar porno tragi-comique qui fit entrer à son corps défendant Linda Lovelace dans la légende que les deux journalistes à l’origine de la révélation du scandale du Watergate qui provoqua la chute du président Richard Nixon choisirent d’affubler leur informateur secret du sobriquet de Gorge Profonde ! Le surnom pittoresque de celui qui devint la source anonyme la plus célèbre de l’histoire américaine serait remplacé de nos jours par le terme plus sobre de lanceur d’alerte !
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