CHAPITRE 17 : Désespoir
Ce soir mes amis, je vous parle du plus profond désespoir, je ne suis que tristesse, je ne sais plus qui je suis. J’ai mal, elle me manque à en crever. Il est trois heure du matin, je ne trouve pas le sommeil, je ne trouve aucun répit. Mon gosier est si serré – je n’ose dire : ma gorge ! – que j’ai l’impression que je vais calancher dans la minute qui suit, et cette agonie sans fin se renouvelle à chaque instant. Je voudrais pouvoir sortir comme par magie de ce gouffre de souffrance dans lequel la mort brutale de ma Cocotte m’a jetée, je voudrais remonter le temps, ne jamais avoir ouvert cette maudite porte pour la laisser sortir ce matin, mais on ne trouve jamais de baguette magique quand on en a besoin. Notre petit monde douillet a basculé dans l’horreur en un coup de téléphone. Notre vétérinaire, qui habite à quelques maisons de la nôtre, a appelé Philippe cet après-midi. Il ne savait pas comment s’y prendre pour lui asséner la mauvaise nouvelle : des voisins venaient de lui déposer le corps sans vie de notre petit amour. Une voiture l’avait heurtée. Il a trouvé notre numéro gravé sur la médaille de son collier. Philippe est dévasté, il s’est littéralement écroulé sous le choc de l’inconcevable annonce. Tous les deuils que j’ai dû affronter me sautent au visage. Pourquoi faut-il perdre ceux que l’on aime, mais putain pourquoi ?
Je ne veux rien connaître des circonstances exactes de l’accident, je repousse les images sanguinolentes qui s’imposent à moi, mais je manque d’énergie, je suis submergée, j’imagine la violence du choc, la souffrance de mon petit chat qui était la joie de la maisonnée, était !
Je me révolte contre le Bon Dieu, pourquoi ne pas avoir épargné ma Cocotte alors que je prie chaque jour pour la protection de tous ceux que j’aime ? Oui, je vous prie intensément chaque jour, et Vous, que faites-vous ?
Vous m’envoyez votre aigle de malheur pour me ronger le foie. Seigneur, je ne vous demandais pas la lune, ce n’était pas un énorme effort pour vous qui êtes omnipotent. La conclusion qui s’impose, c’est que vous avez sciemment permis que mon chat adoré me soit arraché. Je sais que nous vivons des épreuves pour apprendre l’empathie, je pousse même le bouchon jusqu’à penser que nous les choisissons pour appréhender la souffrance d’autrui à travers la nôtre, non seulement pour l’appréhender, mais pour la comprendre, la ressentir profondément, la partager et planter ainsi en nous les germes d’une sollicitude infatigable pour les misères de nos semblables. Voyez comme je connais bien le couplet sur les mécanismes d’acquisition et de développement de l’altruisme et tout le toutim. J’ai consommé mes chagrins jusqu’à la lie pour ne pas me consumer de tristesse. J’admets qu’une vie facile, à l’abri de tout, n’inciterait qu’à l’égoïsme. Mais mon Dieu, un petit chat de plus ne changerait pas la face du monde ! Cette douleur est-elle nécessaire ? Je refuse de le croire, pour moi la « leçon » confine à la cruauté gratuite, je vous en veux, je ne vous supporte plus, je suis ivre de rage mais je dois me contenir car le pire est encore à venir. Il nous incombe à Philippe et moi de le dire aux enfants qui sont en plein blocus, cela fait plus d’un mois qu’ils étudient d’arrache-pied sans sortir de leur chambre sauf les jours d’examens. Mimi doit encore en présenter deux dans quelques jours, mais pour François, c’est demain matin. Que devons-nous faire ? Le stress se faisait déjà sentir aussi bien physiquement que moralement.
Pour réussir ce genre d’études, savoir combiner la puissance d’un sprinteur à l’endurance d’un marathonien est recommandé. Ils sont si courageux. C’est horrible de faire de la peine à ses enfants, pourtant nous avons fait beaucoup de peine à Mimi. Nous avons pleuré, nous avons parlé et une fois le choc encaissé, il nous a demandé, presque à voix basse : « Vous allez le dire à François ? »
Nous avons considéré la question sous tous les angles et avons décidé de ne rien dire puisqu’en cette veille d’examen, il a besoin de calme et de concentration. Nous lui briserons le cœur plus tard, nous ne voulons pas prendre le risque de compromettre son avenir. De toute façon, il ne sortira de sa chambre que pour venir chercher son assiette, mais saurons-nous donner le change ? Oui, il le faut. En théorie, il le faut, mais en pratique, je me suis retranchée dans ma chambre toute la soirée, laissant lâchement Philippe se débrouiller pour masquer son accablement.
Ma fidèle amie laisse un immense vide dans ma vie, elle m’a nourrie de son amour inconditionnel, de sa joie de vivre et de sa tendresse ronronnante pendant huit années bénies. J’ai passé tant d’heures délicieuses en sa compagnie, elle m’a si souvent fait rire et m’a consolée de bien des chagrins. Tout est absurde dans ce déchirement, elle seule pourrait me consoler de son absence, je voudrais mon chat pour me consoler d’avoir perdu mon chat. J’ai peur de me remettre de sa mort, j’ai peur de ne pas m’en remettre. Je rumine mon affliction, mais en même temps, je cherche un soulagement à l’affliction qui me déborde, je plonge dans l’incompréhension, écrasée de douleur.
Hier, j’ai encore dit à Philippe combien ma fifille me mettait du baume au cœur et je lui ai sorti cette phrase prémonitoire : « Que ferais-je sans elle ? »
Quand je pense qu’avant de m’endormir, j’avais donné toute ma confiance à Jésus ! Seigneur, je n’y comprends rien, je suis perdue, je suis révoltée. Seigneur, pourquoi ? Seigneur, pitié, c’est dégueulasse.
Pas de réponse, hein !
En la caressant une dernière fois sans savoir que c’était la dernière fois, une pensée saugrenue m’avait traversé l’esprit : « Ai-je assez de photos d’elle ? Ai-je assez filmé mon chat ? »
Pelotonnée en boule sur l’édredon moelleux qui nous tient chaud la nuit, elle ronronnait de bonheur et je me suis dit que c’était là une drôle d’idée, mais que oui, j’ai pas mal de photos de ma Cocotte car je trouve sa photogénie irrésistible. C’est tout ce qui me reste d’elle maintenant et je suis bien incapable de les regarder.
Cette vaine prémonition refoulée ne l’aura pas sauvée.
Pour m’aider à supporter cette perte cruelle, je me suis accrochée à l’idée que je la reverrai un jour et j’ai cherché frénétiquement des témoignages de gens qui avaient retrouvé leurs compagnons à quatre pattes de l’autre côté du miroir lors d’une expérience de mort imminente. Je suis tombée sur l’histoire de Seth, un jeune Américain d’une trentaine d’années victime d’une crise cardiaque en 2016, qui raconte en pleurs que dans l’ambulance, pendant que l’infirmier lui répétait avec fermeté : « Seth reste avec moi, Seth reste avec moi », il se mit à flotter et à voir une lumière blanche qui lui ôta toute peur. Il se sentait bien en regardant cette lumière pure et extrêmement brillante qui ne faisait pas mal aux yeux. Tandis qu’il se demandait ce qu’il y avait de l’autre côté de la lumière, il perçut la présence de son fidèle compagnon, son ami le plus proche, son chien Blue, qui venait juste de mourir quelques jours auparavant – Seth explique que l’énorme stress subi à cause de ce deuil n’était pas étranger à sa crise cardiaque. (Croyez bien que je partage sa détresse.) En plus de son brave toutou, Seth sentait la présence de personnes aimées, mais dans cette merveilleuse lumière de paix, il y avait surtout une personne dont il savait qu’il s’agissait du meilleur ami qu’on puisse avoir. Il n’a pas dit son nom, mais Seth le connaissait : Jésus-Christ en personne était son meilleur ami. Il est terriblement touchant quand, au comble de l’émotion, il en parle avec simplicité et spontanéité. Seth ne voulait plus quitter Jésus, il voulait absolument rester près de Lui. Après cela, les souvenirs de Seth deviennent flous, il se rappelle avoir argumenté pour pouvoir rester, mais en entendant les mots « non, pas encore », il réintégra son corps. Ces trois mots simples eurent un impact si profond sur le jeune homme qu’il changea de vie pour se consacrer à la musique chrétienne avec un message positif à la clef. Il composait déjà avant, mais les sujets abordés dans ses chansons tournaient autour d’une bande de copains qui cherchaient à se soûler, à se défoncer au cannabis et à draguer les filles. Il éclate de rire en racontant ça, sèche du revers de sa manche les larmes qui continuent à couler sur ses joues et bouleversé, il part dans une déclaration d’amour à son meilleur ami pour conclure en nous remerciant de l’avoir écouté. La vidéo de ce gars sympathique qui semble parfaitement sincère m’a un peu remonté le moral. Je suppose que s’il a pu revoir son chien, je devrais pouvoir retrouver ma Cocotte qui me manque atrocement : moi aussi, je compte pour cela sur l’aide de mon meilleur ami.
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