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Le goût des lèvres de Charlotte, Natalya en a longtemps rêvé. Jusqu’à l’obsession.
Sans cela et l’oisiveté où la contraignait sa mise à pied, elle n’aurait jamais consenti à la revoir. Le souvenir de ses lèvres et de ses yeux bleus l’attirèrent jusqu’à la cité sans radius, Torliande, ville de parias où son adversaire avait été affectée comme gardienne de la paix.
Dans cette ville, tout dépositaire de l’ordre se confrontait au même dilemme : fermer les yeux ou périr. Charlotte était une officière zélée : la cécité, très peu pour elle. Ceux qui cherchaient à l’y contraindre l’apprenaient à leurs dépends. Son tableau de chasse, qui effrayait plus qu’il n’impressionnait sa hiérarchie, s’allongeait de jour en jour, rappel incessant de son inflexibilité. Pour Natalya, c’était un charme supplémentaire.
Charlotte l’accueillit comme on accepte chez soi un parasite ou un pique-assiette : froidement. Les stratagèmes qu’elle échafaudait pour nettoyer la racaille et neutraliser la corruption occupaient tout son temps et son esprit. Nulle place pour aucune distraction, bonne ou mauvaise. Et comme Natalya avait le bras en écharpe, elle ne pouvait même pas se rendre utile. Celle-ci dut ruser pour lui prouver le contraire. Dans cette ville où personne ne la connaissait et où elle était venue sans escorte, personne ne se méfiait d’elle. Elle se présentait à visage couvert dans les tavernes et les tripots, musicienne infirme venue quémander une gorgée de bière et quelques miettes de pain. Elle laissait parler sa cithare et les occupants des lieux, captait ou échangeait une information et la rapportait à l’objet de son désir pour qu’elle en tirât parti. Simple comme bonjour. Et divertissant, par-dessus le marché. Elle en regrettait moins les champs de bataille.
À la Capitainerie, Natalya avait pris soin de dissimuler ses talents de musicienne, comme tout ce qui pouvait rappeler son éducation de jeune noble bonne à marier. Ainsi, personne ne lui connaissait cet art, ce qui lui conférait tout à la fois un excellent moyen de diversion, une couverture idéale et une arme de séduction qui, contre toute attente, marcha sur sa cible mieux qu’elle ne l’avait escompté. Charlotte n’était pas vraiment friande de musique mais l’ingéniosité de sa prétendante la lui fit apprécier. La cithare avait ébréché sa carapace mieux qu’une balle ou un coup d’épée. Elle toléra bientôt que Natalya prît part à ses opérations, puis qu’elle lui tînt compagnie hors de ses heures de service, instants privilégiés quoique fort rares. Au gré de ces derniers, les deux femmes s’apprirent qu’elles cherchaient la même chose. Une liaison démarra sans crier gare et qu’elles masquèrent en solidarité entre deux femmes de corps d’armée distincts. Les autres connaissaient l’histoire de leur duel et crurent à une amitié magnanime.
À force de bons et loyaux services, Charlotte finit par susciter l’intérêt de son commandement. On la promut capitaine. Une grande première. Jusqu’alors, aucune femme gradée, Verte ou Bleue, n’avait atteint cet échelon qui lui octroyait le droit de commander une compagnie. Les deux amantes fêtèrent la nouvelle dignement et Natalya se prit à rêver. Elle-même n’était encore qu’un petit lieutenant, soumise aux ordres d’un capitaine médiocre. Elle formula le souhait de réussir la même prouesse.
« Si j’y parviens, je t’inviterai au bal des capitaines. Tu seras ma cavalière et nous danserons à la barbe de tous ces salauds. »
Charlotte approuva cette ambition. Elle ne demandait pas mieux que d’être elle-même au grand jour. Un tel étalage vaudrait demande en mariage. Silencieusement, elles en convinrent.
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