*
Les stridulations croissent quand le jour paraît. Il fait rose-orange entre les frondaisons. Natalya se languit de la Mort. La Mort que l’on dit si redoutable, que l’on veut repousser parmi les mythes et les légendes. La Mort que l’on veut faire taire et qui, quand on l’appelle de tous ses vœux, ne répond pas.
« Je sais tout. »
Bien sûr que Charlotte avait su. C’était à prévoir. Kergalev n’avait pas de prise sur les décisions de son maréchal qui lui était hostile, mais il en avait sur son amiral et sur les rangs qu’il avait jadis commandés. Il savait, comme tous ses officiers, que Cigale et Fourmi faisaient la paire, mais lui seul avait compris la dangereuse promesse qu’elles s’étaient faite en secret. Rappeler sa place à l’une ne lui avait pas suffi : il avait cherché à atteindre la seconde, pas aux galons mais au cœur.
Hélas, Charlotte n’était pas prêteuse.
Natalya n’oublierait jamais ce matin où elle entrerait chez Charlotte pour la dernière fois, cithare à la main. C’était un beau matin, comme celui-là. C’est toujours mieux d’avoir le beau temps avec soi quand on part en guerre. Charlotte, tout comme elle, avait appris cela. Cette fois, elle ne la reçut pas comme on reçoit un parasite, ni un pique-assiette, ni même une mendiante ou une saltimbanque aux abois. Ce ne fut même pas Charlotte qui la salua, mais le canon de Ludmila. Sa chère carabine.
« Je peux tout t’expliquer. »
Les mains en signe d’apaisement. La voix qui tremble. Le dos qui se voûte malgré soi. Elle avait déjà vu cela avant. Il arrivait que des officiers ou des subalternes mariés soient pris en flagrant délit par leurs femmes lors des virées au bordel. Natalya n’avait pas le droit d’entrer, aussi se trouvait-elle toujours aux premières loges pour assister au drame. Elle riait en pensant que cela ne lui arriverait jamais.
« Je me fous de tes explications. »
Voix sèche, yeux humides. Charlotte avait retiré le cran de sûreté. Ludmila n’était pas là pour plaisanter. Trouver quelque chose à dire ou se taire à jamais. Natalya ne fit ni l’un ni l’autre. Elle voulait parler, mais pour quoi dire ? Que pour un galon supplémentaire, elle avait cédé aux chants du Criquet ? Que la récompense tardait à tomber mais que c’était pour bientôt, qu’il le lui avait assuré ? Que son régiment venait d’être mobilisé, que ce petit jeu allait cesser et qu’elles ne se reverraient plus avant longtemps – sans doute même plus jamais ? Sauf que Kergalev aussi était en partance pour Fort Querkhem. Il comptait la suivre pour en profiter encore un peu, avant de l’envoyer au charbon avec tous les autres. Hélas, deux fois hélas, cela aussi, Charlotte le savait.
« T’as dix secondes pour dégager. »
Fusil à l’épaule, parée à faire feu. De colère ou de panique, Natalya sortit de ses gonds. Comme si elle avait cédé de son plein gré ! Comme si Kergalev et Samson lui accorderaient quoi que ce soit autrement ! C’est facile, chez les Bleus, de prendre du galon ; c’est presque si on vous le donne ! Charlotte ne savait pas ce que cela faisait d’être à sa place, entre ces uniformes qui n’ont de respect pour rien, ni pour le code d’honneur, ni pour les lois, même pas pour les femmes et les enfants. À la guerre comme à la guerre ! Peut-être que si elle vendait son capitaine pour une histoire de corruption, elle aussi, elle pourrait enfin progresser !
« Tu me dégoûtes. »
La ligne avait été franchie. Il n’y aurait pas de seconde chance, pas de bal des capitaines, pas de demande en mariage. Rien qu’un coup de feu et un cadavre dans le couloir, si elle ne partait pas sur-le-champ. Natalya avait pourtant insisté. C’était pour elle qu’elle avait fait tout cela. Pour elles deux qu’elle avait sacrifié sa vertu. Jamais elle ne se serait vendue pour une autre, pour personne d’autre. Juste pour avoir l’honneur de tenir sa main en public. Hélas, hélas, hélas. On ne l’avait pas appelé Cigale pour rien. Une courtisane doublée d’une fanfaronne : voilà ce qu’elle était. Quand elle ne gagnait pas à l’épée, elle vainquait autrement, dans une couche miteuse ou au fond d’un couloir, loin des regards. Cela aussi, Charlotte le savait. Elle n’avait pas besoin de le dire pour le lui faire comprendre. Ces choses-là ne sont pas secrètes bien longtemps. Peut-être qu’elle avait accepté son duel en ayant cela à l’esprit. Peut-être même qu’elle l’avait vu venir, ce jour-là, à Torliande avec son bras en écharpe et sa foutue cithare ; cithare qu’elle avait amenée ce même matin en prévision d’une explication. Elle avait oublié que Charlotte n’était pas mélomane.
« Sors d’ici ou je te descends. »
Natalya l’avait quitté sans plus dire un mot, en pressant le pas de peur de prendre une balle. La porte seule avait claqué dans son dos. Elle ne reverrait plus Charlotte. Le lendemain, elle embarquait pour Fort Querkhem, avec Acanalonia, sa compagnie et les autres Hémiptères. Et Kergalev. Celui-là ne perdait rien pour attendre.
Crissera bien qui crissera le dernier.
Elle avait eu ces mots à l’esprit lors de leur dernière passe. Elle en avait fait son mantra, sa rengaine, sa cymbalisation. Le Criquet allait déchanter, elle en avait fait le serment. Mais pas cette fois, hélas. Pour cette fois, il s’en tirerait avec une jambe cassée. Quant à elle, sa chair et ses os s’en souviendraient.
« On va voir si tu danses bien, traîtresse !»
De la haute trahison. On l’avait rouée de coups et condamnée sans procès. Les garces comme elle ne méritaient même pas le châtiment suprême en place publique. À la guerre comme à la guerre. Elle avait voulu se rendre utile, jouer les éclaireuses. Ils l’avaient exaucée : ficelée au bout d’une corde et brûlée vive, elle avait attendu longuement que les fils se consument, pendue au-dessus de cette satanée forêt dans l’idée qu’elle y mettrait le feu. Et le régiment scandait « traîtresse ».
Enfin, la corde s’était rompue. Torche aveuglante dans la nuit naissante, Natalia O’Keen avait disparu dans la Rosawald. Adieu, lieutenant Cigale. Merci pour vos bons et loyaux services. Ce que vous avez donné vous est rendu.
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