Chapitre 4

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— Tu sais, Sophie… tu vas te faire d’autres amies là-bas, susurrait Irène à l’oreille de notre fille. Elle restait muette, étouffant son chagrin dans la robe de sa mère.

— Et puis il y a plein d’animaux qu’on ne voit pas ici sur cette île. Et il fait tout le temps beau… Irène leva un sourcil interrogatif en ma direction. J’arrêtai alors ma litanie d’arguments peu convaincants et capitulai. Rien ne pouvait remplacer une relation mère-fille.

Ma nouvelle mutation dans un lycée de la Réunion venait d’être acceptée pour une durée de 3 ans. Irène et moi n’espérions que ça. Sophie, elle, avait d’autres attentes. Des attentes de petite fille. Elle leva les yeux vers moi, embués de tristesse et d’incertitude.

Son regard n’a pas changé. Et aujourd’hui, c’est elle qui reprend le rôle du globe-trotter.

— Irène et moi, on t’a bien fait traverser toute la France sans te demander ton avis. Il est temps que tu fasses de même, non ?

— Sauf que c’est pour New York, papa. C’est un autre continent. En cas de problème, je ne serais pas là dans les heures qui suivent.

— Sophie… je ne suis pas sur un archipel indonésien, mais à Paris et assez grand pour utiliser le téléphone, non ?

— Je…

— Papi ! Papi ! C’est quoi le contraire de poisson ?

Jules déboule de l’entrée, excité comme une puce. Il a dû voir…

— Jules… on discute, là.

— Mais maman, je veux savoir c’est quoi le contraire de poisson répète-t-il, en s'agitant devant moi. Je tente une première pirouette.

— Pas besoin de lever le doigt, mon grand. Et bien, le contraire s’appelle un contrepoison. Si on se fait mordre par un serpent, par ex…

— Non ! Pas poison ! POISSON ! Le contraire de poisson !

— Ah, Jules, faut excuser papi. Il entend plus très bien, s’amuse-t-elle. Et puis, je ne suis pas sûr qu’il ait de réponse à ça.

— Détrompe-toi ! Et bien, mon cher Jules, le contraire de poisson, c’est… un contre-poisson !

À question absurde, réponse absurde. Réflexe de 30 ans de métier. D’ailleurs, ça fait son effet à en croire ce silence soudain. Je souris de cette pirouette. Sophie lève les yeux au ciel. Le petit repart au quart de tour.

— Alors… il y en a un dans l’aquarium ! s’écrie Jules, en fronçant les sourcils, le doigt pointé en direction du vestibule.

— Ah… je vois. J’en ai plus que 2 petits et 2 gros ! Je croyais qu’ils sautaient par-dessus l’aquarium, mais vu ce que tu me dis, les plus chétifs doivent se cacher sous le gravier pour ne pas se faire dévorer par les plus…

— Non non. C’est pas ça ! Ils se cachent pas ! Regarde dans ta caméra ! Va voir ta caméra ! C’est pas ça… continue-t-il en sautant sur place, comme pris de panique.

— Bon, mon chéri : continue d’observer là-bas et tu nous diras ça après, d’accord ? conclue Sophie en caressant la tête de Jules.

Sans réaction de ma part, le petit bonhomme s’exécute et reprend son poste d’observation de l’entrée.

— Une caméra sous-marine pour aquarium… Ça t’est venu comment cette idée ? Je ne savais même pas que ça existait.

Sophie, si je te disais que, 10 jours après mes premières constatations, j’ai dû racheter des poissons parce qu’ils se sont tous évaporés en traversant un torii miniature et qu’il y en avait plus d’une trentaine, toutes espèces confondues quand Irène était encore en vie, tu me croirais ? Non. Comme tout le monde. Même moi, en les voyant disparaître les uns après les autres, j’ai eu du mal à le concevoir. Alors j’ai acheté une caméra sous-marine pour capter des traces vidéos que je me suis passé et repassé suffisamment pour y croire. Juste pour y croire.

— Papa ?

— Oui, pardon… Comment ? Je ne sais pas comment ça m’est venu… simple curiosité. Tu reprends un café ?

— Non, on va bientôt y aller. Oh, je suis bête, j’allais oublier ton cadeau d’anniversaire. OK, on est le 25, pas le 15, mais ça passe quand même, non ? Jules ! Tu viens offrir le cadeau à Papi ? Jules ?!

— Laisse-le observer la nature.

— La nature ? C’est ta caméra qui l’obsède, plutôt ! Pourquoi lui as-tu dit que t’avais installé ça aussi ? Il est comme toi, fan de tous ces zinzins technologiques. En lui disant ça, tu pouvais être sûr qu’il resterait scotché dans l’entrée.

— Je me doutais que ça l’intéresserait

— Oui, mais tu ne l’auras pas vu de la journée, poursuit-elle, avec la même petite moue déçue qu’elle avait, enfant.

Tu as raison. J’aurais préféré qu’il reste à mes côtés, loin de ce phénomène impensable, incompréhensible. Jamais je ne me serais imaginé qu’ils allaient disparaître sous ses yeux. D’habitude ils attendent que je détourne le regard. Si j’avais su…

— Tu dis rien ? Papa ? Ça va ?

— Excuse-moi. Je… je songeai à autre chose…

— Ton rendez-vous médical, c’est ça ?

— De… de quoi parles-tu ?

— Le gastro du mois prochain.

— Ah, oui. À vrai dire… non. Ça m’était complètement sorti de la tête.

— Papa ! C’est ce qu’il y a de plus important à retenir ! Allez, tiens. C’est Jules qui m’a aidé à le choisir d’ailleurs. Joyeux anniversaire papounet ! me dit-elle en posant ses lèvres sur ma joue, avec la même délicatesse qu’Irène.

Je ferme la porte après avoir salué et remercié ma petite famille pour mon cadeau. Je dépose les tasses et les assiettes dans la cuisine. En repassant dans le vestibule, l’aquarium parait de plus en plus calme ; vide. Je me connecte à la caméra sous-marine.

Live. IPC. 18 h 22 .34

Playback.

Je remonte à 16 h 30 et positionne le curseur jusqu’à l’évènement. Jules disait vrai. L’un des trois scalaires restants fonce sous le torii, le traverse et ralentit brutalement son allure pour faire du sur-place. Puis il commence à repasser dans l’autre sens, en marche arrière sous le petit portail, malgré ses efforts pour nager à contre-courant de cette aspiration invisible. Ses nageoires s’agitent, frénétiques. Il a beau se débattre de toutes ses forces, lentement, il fait chemin arrière sans apparaitre de l’autre côté. Il s’annule peu à peu, dans l’indifférence de ses congénères.

Arrêt sur image. Je zoome, au maximum. La qualité de cette caméra est époustouflante. Son niveau de détail vraiment impressionnant. J’arrive à déceler une forme que je ne parvenais pas à comprendre au départ. Un reflet dans la vitre. Quelque chose que je n’aurais jamais voulu voir : une bouche bée, des yeux grands ouverts… le visage de mon petit fils, pétrifié de fascination et d’effroi face à l’inimaginable.

Plus jamais je n’exposerai Jules à ce phénomène incompréhensible. Je te le jure, Irène.

Dès demain, je fais le nécessaire pour l’en protéger.

Et je mettrai tout en œuvre pour me l’expliquer.

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