Chapitre 5

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« Bonjour. Samedi 18 juin 2022. Je voulais vous faire part aujourd’hui de ceci : ce que vous voyez derrière moi, sur le paperboard, c’est la formule de calcul de la puissance d’aspiration du poisson en fonction de son poids. Pour obtenir un résultat réaliste, il faut prendre en compte plusieurs paramètres et relever notamment la température de l’eau, son indice pH, sa salinité, le volume total de l’aquarium, l’aire de passage sous le portail et bien sûr, la vitesse de nage arrière des spécimens jusqu’à leur disparition. Certaines infos me sont, pour l’instant, inutiles, comme l’heure exacte de leur évaporation, la position géocodée de mon appartement ou même, le calendrier lunaire, mais, je préfère continuer à les noter ; je ne suis qu’au tout début de mes recherches… Pour trouver la puissance d’aspiration des individus, j’ai procédé tout d’abord à des développements asymptomatiques et des analyses combinatoires élémentaires en prenant… »

Pause.

1 min 43 secondes.


Si l’on respecte les standards, je devrais raccourcir cette vidéo pour lui donner plus de chance d’être vue. Mais je ne vois pas comment expliquer ma démarche en quelques dizaines de secondes.

Je glisse le doigt sur le curseur et fais défiler la séquence. 26 minutes de durée. Deux fois moins longs qu’un cours. C’est parfait comme ça !

Et voilà ! Un clip de plus dans mon journal de bord en ligne — le premier où j’apparais. Les autres vidéos, postées en début de matinée, ne sont que les captures des disparitions de chaque individu depuis l’achat de la caméra. Et grâce au nouveau smartphone offert par Sophie et Jules, j’ai pu formater toutes ces vidéos pour les publier sur ma chaine, créée pour révéler à tous ce phénomène.


Il me tarde de voir les premiers commentaires. Évidemment, il y aura l’effet de surprise. Mais la rigueur de mes recherches et les premières conclusions illustrées par ces vidéos parviendront à convaincre du sérieux du sujet. Aussi, je pense constituer une équipe parmi les abonnés de ma chaine. Une dream team qui pourra m’aider à percer ce mystère.


Sans attendre ces premiers retours, il me faut poursuivre mes analyses, car, pour l’instant, mes maigres trouvailles engendrent encore plus d’interrogations que de réponses. J’ai beau calculer et recouper toutes mes données, le résultat de la force d’attraction de l’aspiration est bien confirmé. Il s’agit d’un effet Venturi tout simplement improbable, mais pourtant vérifié. D’où provient une telle force ? Quelle est sa direction ? Et en partant dans le sens opposé, que deviennent les individus ? Sont-ils tout bonnement pulvérisés ? Ou toujours en vie ? Et dans ce cas, où vont-ils ?


Bref, j’ai encore beaucoup de travail. J’y consacre mes jours et mes nuits, Irène. Comme je te l’ai promis. Certes, ça a nécessité quelques aménagements. Si tu voyais l’appartement, tu ne le reconnaitrais plus. J’y prends conscience quand je me lève chaque matin, fatigué, mais motivé.


J’ai ouvert le canapé-lit et dors ici même, dans le salon, parmi les publications spécialisées, feuilles de calculs et chemises cartonnées. D’ailleurs, quand je vais me prendre un café dans la cuisine, transformé en labo de tests, je fais bien attention à ne pas trébucher sur les notes et les ouvrages qui jonchent le parquet. Des milliers de documents ont en effet envahi le sol ainsi que toutes les surfaces planes, meubles compris. Les aquariums sont les seuls éléments encore intacts, hormis celui de l’entrée, que j’ai déplacé dans ma chambre, fermée à clef. Je travaille sur les deux paperboards que j’ai dressés devant la cheminée et sur le tableau magnétique qui recouvre l’estampe accrochée au mur du salon. C’est d’ailleurs la seule et unique paroi à être épargnée ; sur toutes les autres, j’ai punaisé des séries de vastes planches de papier juxtaposées afin de créer de grands espaces blancs… vite noircis de formules intermédiaires ou de calculs de topologie. Je crains malheureusement que le marqueur n’ait transpercé la fine épaisseur du papier. J’ai même, à certains endroits, fait quelques modifications de combinaisons sans me soucier des limites des feuilles, débordant sur le mur jusqu’aux moulures de stuc ; ultimes remparts d’une réalité que j’ai tendance à ignorer en ce moment, je l’avoue.


Avec cette longue période de recherche, laborieuse et intense, je replonge dans mes années de fac. Lorsqu’on s’est rencontré. Tu te souviens ? Je m’étais amusé à calculer toutes les variations des couleurs de tes yeux. J’y ai passé des semaines. Cette obsession redoublée de rigueur t’avait conquise. Puis, à la vue du résultat, tu t’es esclaffée en me disant que ma démarche complexe n’était en fait qu’un simple « je t’aime ». Tu avais raison. C’était la vérité qui se cachait derrière cette étude.


À l’époque, j’avais pris une option de maths appliquées à la mécanique quantique. Mais les calculs d’hier ont été enrichis de bon nombre de recherches dans ce domaine, depuis. Je suis donc en train de me mettre à jour pour combler l’écart des 40 ans qui séparent mes cours d’universitaire des travaux des mathématiciens d’aujourd’hui.


Allez, je file dans la chambre poursuivre mes mesures dans l’aquarium au torii. Pour le petit, s’il cherche à nouveau le bassin dans l’entrée, je lui dirai que j’ai vendu le bac et la caméra avec. Je sais, ce n’est pas beau de lui mentir. Mais à quoi bon lui dire la vérité ? Il la connait. Il l’a vue. Lui répéter reviendrait à lui confirmer un phénomène que je ne m’explique pas moi-même. Ce serait l’intimer au silence. Surtout à son âge. Sans quoi il se heurterait au mur des vérités communes ; celles qui se partagent, s’entendent et nous font grandir. Des dogmes implacables qui, dans toutes ces classes, écrasent toute idée marginale. J’en ai vu, Irène, des gamins esseulés, solitaires, rejetés parce qu’ils étaient autres. Parce qu’ils pensaient, parce qu'ils voyaient différemment de leurs camarades. Je ne veux pas ça pour Jules. Lui mentir l’aidera à oublier plus vite. À être comme les autres. Un enfant normal, protégé de tout jugement. Libre.


Combien de grands savants, d’illustres chercheurs, ont été d’abord pris pour fou ? Tu le sais, Irène, je crois beaucoup plus en l’intelligence collective qu’en Dieu ; aussi, il me faut m’entourer de personnes sérieuses, mais suffisamment ouvertes d’esprit pour envisager cela. Dès lors, j’écarte mes anciens collègues, eux-mêmes bâtisseurs de ce mur des vérités. C’est pourquoi j’espère beaucoup des futurs échanges avec les visiteurs de ma chaine ; des inconnus peut-être, mais qui regarderont avec moi, dans la bonne direction.

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