Chapitre 3
Ses paroles résonnèrent étrangement en moi. Pourquoi avais-je la sensation que cette femme me connaissait mieux que moi-même ? J’eus un goût de sanglot à la gorge. Bizarrement, un jour de mai me revint. J’avais 7 ans, Greta en avait 5. Mon père était parti de notre vie un an après ma naissance. Je savais à peine esquissé une image de lui. Juste un homme souriant sous son chapeau. A cette époque, je devais faire un travail pour l’école. Il fallait que je récolte une anecdote de chacun de mes parents. Ma mère n’a jamais voulu parlé de notre père. Elle répétait : « il n’y a rien à dire ». Je m’étais toujours dit que c’était un salaud. Il avait mis enceinte ma mère de Greta et n’avait même pas attendu qu’elle naisse pour s’en aller.
- C’était un jour d’été pluvieux. Oui un jour d’août 1952, dit Cetta, perçant l’atmosphère de l’étroite pièce, et le spectre de mes pensées. J’avais vingt ans. Je me baladais, légère, sur le sable qui bordait la mer de Portofino, continua-t-elle. C’est là que je l’ai vu. Un homme flottant au gré des vagues ravagées. J’ai hurlé en sa direction. Aucune réponse. Plus personne sur la plage humide. J’ai eu peur que ce soit un cadavre. J’ai plongé dans l’océan. Je me rappelle encore de l’eau glacée qui me gifle. Je suis parvenue jusqu’à lui.
Je l’écoutais, hypnotisée par ses lèvres mouvantes, insaisissables et si réelles à la fois.
- Il était vivant. Il souriait, même.
- Mais qu’est-ce qu’il faisait ?
- Il m’a répondu qu’il prenait du bon temps puis il m’a retourné la question. Je lui ai répondu que je le croyais mort. Il a éclaté de rire. Tu ne peux pas savoir comme il rayonnait, là dans la nuit sombre. Ce que j’ai vécu avec lui est indescriptible. Ça n’a duré qu’une nuit mais bon Dieu qu’est-ce qu’on a ri. Je n’aurais pas pu le rêver tant c’était beau. Il m’a raconté qu’il aimait flotter au gré des vagues. Je lui ai crié que c’était dangereux et il m’a dit que s’il devait mourir, ce serait l’océan qui le tuerait. Il dessinait. Il a insisté pour faire un portrait de moi. Je l’ai toujours gardé pour me rappeler comme j’avais été belle dans ses yeux. Il était marin. Il est parti le lendemain matin, alors que le soleil se levait. J’ai bien cru que je ne m’en remettrais jamais. J’ai fait l’erreur de l’aimer au-delà de ce que nous avions partagé. J’étais enceinte d’un mois. Enceinte de ta grand-mère. J’avais commis un crime odieux. On m’emprisonnerait si j’en parlais. Alors j’ai tu cet amour. Mais aucun amour ne mérite d’être tu. Plus cet amour grandissait en moi, plus le dégout s’élargissait au dehors. J’étais mariée à un homme que j’ai longtemps cru détester. Et j’ai eu cette petite fille. Si mignonne, si douce. J’ai accepté ma situation trop tard, et je ne me suis jamais révoltée. Je suis consciente que je n’ai pas été une bonne mère. Et pourtant, je l’aimais. Peut-être autant que cette nuit d’août. L’amertume tue l’amour, Madalena.
- Pourquoi… Pourquoi vous me dîtes tout ça ? je dis, un peu perdue.
- L’amour est partout. Je ne parle pas que du romantisme. L’amour se transmet dans le flux des veines, il transparait dans la brise du silence, dans le soleil qui tanne ta peau. Dans les mots gorgés de mémoire. Et l’amour sait tarir les blessures. Même si cela ne signifie pas qu’elles s’effacent.
Une larme s’écoula sur ma joue. L’amour existait-il aussi quand on ne le connaissait pas ? Et si l’amour nous quittait ?
- Il y a des êtres dans ce monde, qui ne délivrent point d’amour. Oui il y en a qui le fuient toute leur vie, dit-elle, son regard pénétrant mon âme.
Mon père avait-il fui l’amour ?
- Dans mes vieux jours, j’ai vu comme le pouvoir de l’amour était puissant. J’ai eu une petite fille, ta maman.
Je relevai ma tête vers Cetta, l’intérêt encore plus marqué. Elle sourit.
- Pas très bavarde. On ne parle pas beaucoup dans cette famille. Son père était alcoolique, sa mère a fait ce qu’elle a pu. Mais le silence ne suffit pas toujours à exprimer l’amour. Et une fois qu’on n’y croit plus, il est difficile d’accepter que les gens nous aiment.
Une seconde larme s’écoula jusqu’à la paume de ma main. J’avais la sensation qu’une à une, ces larmes cicatrisaient quelque chose en moi. Quelque chose que j’ignorais.
- Ta mère vous aime plus que tout, Greta et toi. Elle n’a simplement pas appris à le dire. L’amour est partout. Il suffit de le trouver, de le prendre.
Elle me connaissait terriblement bien. Je savais de quoi elle parlait, intimement.
- Garde la foi, ma fille. L’amour qu’on te donne ne doit pas inspirer dégout.
Elle me demandait simplement d’y croire. Elle me demandait de briser un cycle. Pour ça, il fallait que je pardonne. Je regardai la photo de Cetta sur ma table de nuit. 1955. Elle dansait. Les quelques autres photos d’elle que j’avais vues ne révélaient pas non plus son visage, car elle dansait sur chacune d’elles. Avait-ce été sa façon de survivre ? Sa façon d’aimer ? Quand je relevai la tête, Cetta n’était plus là. Je sentais la lumière fissurer le vide vertigineux qui m’avait emplie à son arrivée. Je connaissais son chant. Un vieil hymne du nom d’espoir. Je demeurai figée un long moment. J’envisageai la possibilité d’avoir rêvé cet instant. Mais ça m’était égal. De quelque manière que ce soit, ce que j’avais vécu était réel. Je n’avais jamais vraiment cru en l’amour. Cela m’avait toujours semblé être une notion abstraite. Quelque chose qui arrivait aux chanceux. Pourtant, celui-ci s’était toujours caché dans les moindres recoins de ma jeune vie.
Quand j’envisageai de me recoucher, je me rendis compte que la lumière du soleil germait au sein de ma chambre. Bientôt, la pièce fut tapissée d’une lumière incroyable. Lumière naissante telle l’eau jaillissant d’une source.
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