Chapitre II - Origines

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— Hay’ïm ! Dépêche toi ou on arrivera jamais à temps !

Ezra faisait résonner sa voix dans l’intégralité de la petite demeure. Ce dernier ne tenait plus en place, le grand jour était pour bientôt et, à ses yeux, il était inconcevable de rater une seule seconde de ce grandiose événement. Un événement qui se produisait toujours aux mêmes périodes et semblait largement mériter qu’il presse le dénommé Hay’ïm qui apparaissait devant lui. En tout point comparable à son cadet, le plus âgé possédait, à cette époque, une barbe toute aussi fournie que son frère, bien que plus longue, Ezra faisant en sorte qu’elle ne descende pas plus bas que sa pomme d’adam. Deux décennies séparaient leurs naissances et cela se voyait rapidement. L’un était déjà marqué par la vie, tandis que l’autre était encore un jeune adulte à l’allure forte et vigoureuse. Ainsi, l’aîné s’extirpait avec précaution de l’encadrement étroit de la porte, portant sur son dos ce qui semblait être un baril muni de deux sangles aux épaules et d’une lanière abdominale, des ajouts artisanal installés en raison du poids des minerais qui remplissait le contenant. Extirpés des mines de Leïk. ces minerais n’étaient autre que le gagne pain des deux frères qui suaient chaque jour au fond de ces mines situées à l’ouest d’Ysmar.

Communément appelé Archipel des Exilés, Ysmar était un ensemble de trois îles reliées entre elles par deux ponts de pierre et de bois. Les mines de Leïk, principales ressources du peuple ysmin se trouvaient sur l’île la plus à l’ouest des trois, au pied de la Dorsale Céleste, cette chaîne de montagne qui prenait place à la pointe nord de celle-ci. Un paysage alors principalement rocheux, ne laissant aucune place aux champs et autres cultures.

— Tu hurles mais je ne vois pas ta cargaison sur ton dos. Tu attends quoi, que je te la porte ?

— Il est déjà dehors. J’en pouvais plus de la porter en t’attendant

Comme pour justifier ses propos, le plus jeune des deux rejoignait l’extérieur de la demeure et ne tarda pas à désigner l’emplacement de son paquetage. Ce dernier, bien présent contre le mur de pierre, semblait tout aussi bien confectionné que celui d’Hay’ïm et tout aussi bien rempli. Ezra venant le saisir, c’est nullement sans peine qu’il le mettait sur son dos, fixant autour de sa taille, la lanière de cuir visant à réduire la quantité d’effort à fournir pour le port de cette charge.

— Plus le temps passe et plus les barils pèsent… bientôt, on ramènera la mine entière…

Avec un ton plaintif, Ezra ouvrait la marche. Sa démarche était nonchalante, ses bras croisés laissaient deviner son mécontentement et sa lassitude. Si on le lui demandait, il ne le nierait pas, mais le lui demander n’était aucunement nécessaire, son visage exprimant véritablement cette frustration dès lors qu’il ressentait le poids de son bagage.

— Tu parles, le chargement est moins rempli que le précédent voyage. Cesse un peu de te plaindre, tu n’es plus un enfant, pense plutôt à mère qui nous attends à Eraïba pour le retour de père.

— Je pense qu’à ça justement. Père navigue lui, il voit autre chose que les mines ou ces îles. Je veux dire, j’aime Ysmar mais je rê…

— Tu sais très bien que père refuse que tu rejoignes la flotte, laisse tomber. Il t’a déjà expliqué : c’est beaucoup trop dangereux, les trois quart de l’équipage se font emporter par Loïphan.

La voix caverneuse de l’aîné résonnait comme une triste réalité dans les oreilles du cadet qui avait cessé d’avancer. Le regard d’Ezra semblait se perdre dans l’horizon où l’on voyait cette vaste étendue d’eau. Il avait déjà essayé de rejoindre les falaises pour se rapprocher et tenter d’apercevoir une terre au loin, mais, peu importe d’où, peu importe la hauteur, il n’avait que pour seul paysage, cet océan, parsemé ici et là de quelques pauvres îlots, rocailleux et ressemblant plus à des récifs. Le royaume de Loïphan semblait sans fin et, c’était quelque chose que le jeune ambitieux ne supportait plus, qu’il ne voulait plus endurer.

— Dangereux… vous n’avez que ce mot à la bouche, comme les autres. Nos ancêtres sont des géants ! Les humains, eux, ont osé le faire, ils l’ont parcourue cet océ…

— Tais-toi ! Les humains… comme si ces êtres existaient. Puis quoi encore ? Des petits hommes tout poilus et des femmes à grandes oreilles ? Réveille toi Ezra ! Tu n’es pas un humain, tu es un eraïm, on a rien à voir avec ces légendes pour mômes !

Ezra semblait toujours plus frustré, le pauvre garçon ne cessait de rabâcher ce genre de discours à qui veut l’entendre, un comportement que son aîné ne semblait plus cautionner. Dans ces propos dur et terre à terre, le plus âgé des deux imposait cette réalité à son frère et, cela déplaisait grandement au plus jeune qui ne pouvait s’empêcher de serrer les dents en regardant cet horizon océanique. De rage, le pied de celui-ci venait alors frapper dans ce qui semblait être un malheureux cailloux qui traînait là.

— Ezra… quand nous arriverons, n’en parle plus. Tu me ferais honte

Le silence en guise d’exigence, l’ardent rêveur ne pouvait que se taire. La colère de son frère n’était pas une chose qu’il comptait supporter durant ce mois de voyage qui venait à peine de débuter, toutefois, il n’avait nullement l’intention d’abandonner son ambition. Cet archipel était bien trop petit, selon lui du moins. Il suffisait de constater leurs conditions de vie à tous. La nourriture manquait et la famine planait au-dessus d’eux. Outre la famine, la maladie avait souvent raison des plus anciens, les variétés végétales étaient peu nombreuses et les mixtures médicinales n’étaient que peu efficaces, soulageant les maux et avec un peu de chance, permettant de s’éteindre en douceur. Dans leurs malheurs, les malades étaient autorisés à grimper à bord d’un navire de la flotte, mais, jamais aucun d’entre eux n’en était revenu, trop faible pour résister aux caprices maritimes. Pour Ezra, il était impensable que son existence se termine dans les mêmes conditions que celles de ses congénères. Il ne comptait pas perdurer en silence, il n’aspirait pas à une vie passée au fond des mines de Leïk et ce, quel qu'en soit le prix à payer.

Les deux frères s’étaient remis en marche et, particulièrement rancunier, Ezra s’était muré dans un mutisme total, refusant de souffler mot si cela n’était pas une nécessité vitale. Autant dire que, depuis le départ de Leïk, une dizaine de jours plus tôt, il n’avait ouvert la bouche que pour se nourrir.

— Hay’ïm, le pont…

— Je sais oui. C’est trop calme, reste sur tes gardes

Deux longues semaines sans souffler un seul mot et à la vue de ce pont, voilà que le rebelle manifestait une inquiétude. Long de plusieurs centaines de kilomètres, le pont d’Azgûl était sans nul doute le plus long de tous. Reliant l’île ouest à l’île centrale, elle était aussi et, malheureusement, un endroit idéal pour les attaques de brigands. Nombreuses dans la région, il en était de même sur le pont d’Elgi. Les deux mineurs ne seraient sans doute pas les plus ciblés, les minerais qu’ils transportaient n’étaient nullement la ressource la plus convoitée. Commune, la seule difficulté avec celle-ci était l’acheminement jusqu’à la capitale. En vérité, le bétail et les transports de récoltes étaient bien plus prometteurs pour quiconque mettrait la main dessus.

Conscient de cela, durant cinq jours l’un et l’autre avançaient avec prudence, l’un plus que l’autre hélas. Sur ce pont, il était possible de voir à des kilomètres à la ronde. Le sixième jour, alors qu’ils avaient quasiment traversé ce pont, le regard d’Ezra se perdait dans l’infini de l’océan qui se trouvait à une cinquantaine de mètres sous ses pieds. Il pourrait sauter, se retrouver à l’eau en quelques secondes et se laisser porter par le courant. Ce serait suicidaire, mortel, sans aucun doute mais… Cette idée paraît si simple.

— Ezra !

Alors que son nom résonnait comme un lointain écho, ses pensées étaient transportées. Sans doute pensait-il que la prudence était finalement peu requise sur ce pont, son frère verrait le danger venir, évidemment. Envahi par cet excès de confiance, le rêveur se laissait envoûter à la vue des vagues qui se dressaient. Il se laissait porter par la mélodie tonitruante de l’écume qui s’écrasait contre les pieds d’Azgûl, ceux-là même qui trempaient dans l’eau salée depuis plus d’un siècle.

—Hé ! Frangin, tu connais l’histoire des ponts d’Ysmar ? Ils disent qu…

— Baisse toi sombre crétin !

A ce cri provenant de son aîné, Ezra pliait les genoux et évita de peu un coup de massue ayant l’arrière de son crâne pour unique destination. Déboussolé, il chercha à comprendre ce qui venait de se passer et comment cela a pu arriver si vite. Il était persuadé de n’avoir relâché sa vigilance que l’instant de quelques secondes, que l’instant d’un clignement de la paupière. Un clignement suite auquel il se retrouvait au beau milieu d’un assaut. Désarmés et handicapés par leurs cargaisons respectives, les deux hommes faisaient face à une demi dizaine d’assaillants, tous masqués et encapuchonnés, munis pour certains, de massues, pour d’autres de dagues et autres lames, qui, bien qu’elles ne soient émoussées, ne manqueraient sans doute pas de s’enfoncer dans leurs chaires si elles en avaient l’occasion.

— Attends… ils étaient où ? Tu les as pas vu venir ?

Ezra, dos à son frère, dévisageait les brigands un à un, cherchant à comprendre comment ils avaient pu échapper à la vigilance d’Hay’ïm. En les toisant de haut en bas, il aurait fallu qu’il soit totalement stupide pour ne pas comprendre. Autour de leurs tailles, étaient noués avec expertise, des cordes. En suivant celle-ci du regard, il constatait bien vite qu’elles rejoignaient le dessous du pont.

— Dessous… Ils attendaient dessous… Sérieusement, on aura tout vu…

Levant les mains en l’air, dépité par cette découverte, il ne parvenait pas à y croire. Les gaillards face à eux faisaient leurs tailles, certains étaient bien plus larges qu’eux, aux yeux d’Ezra, c’était un miracle que les cordes n’aient pas cédées sous le poids des individus. Ceci dit, ça leur aurait évité ces quelques ennuis, devait sans doute penser son frère. Un regard en biais à ce dernier et, voilà que dans une tentative folle, les deux foncèrent droit devant en essayant de forcer un passage. Tentative vaine. La route leur fut barrée et le plus jeune sentit la lame froide contre sa gorge alors qu’il levait les mains en signe de reddition.

— Attendez ! C’est bon ! C’est bon… Regardez

Dans la seconde qui suivit, Hay’ïm demandait à ce que son cadet soit épargné, déposant alors sa cargaison au sol avant de se reculer dans un pas lent. L’un des brigands venait récupérer celle-ci tandis que la lame sur la gorge d’Ezra ne bougeait pas.

— Pars. Il te rejoindra à Eraïba, à condition que tu t’en aille sans histoire

— C’est hors de…

— C’est pas une question ! Tu dégage ou vous mourrez ici !

La consigne était prononcée clairement et, à la voix qui l’avait prononcé, claire et délicate malgré le ton employé, les deux frères en avaient déduit qu’il s’agissait d’une femme, chose qu’ils étaient incapable de deviner tant sa silhouette étaient dissimulée par la tenue épaisse qu’elle portait, Un regard inquiet vers Ezra, Hay’ïm comprenait rapidement qu’ils gardaient son frère comme mesure de sécurité. Si l’idée de tenter quelque chose lui venait à l’esprit, elle mettrait sans doute fin aux jours du rêveur et il ne tarderait pas à le rejoindre dans l’au-delà. Pour son bien et celui de son frère, il se remettait en marche, dépourvu des minerais qu’il devait vendre lors du Marché d’Eraïba et, ce n’est que lorsque sa silhouette n’était plus visible, que la lame rompait son contact avec la peau du prisonnier. Ce dernier venant à se tourner, reculant de quelques pas par précaution en se passant sa main gauche sur la gorge et la massant un peu.

— Merveilleux… tu m’expliques c’était quoi ça ? T’étais vraiment obligé d’appuyer si fort sur la lame ? J’ai bien cru que tu allais le faire

Des éclats de rires prenaient place alors qu’Ezra se plaignait sans une once d’hésitation. Visiblement, il les connaissait et leur faisait suffisamment confiance pour placer sa vie entre les mains de l’une d’entre eux. Fort de cette confiance, les capuches tombaient et les masques glissaient, dévoilant leurs visages enjoués.

— Si elle l’avait fait, elle aurait pu se trouver un homme, un vrai, n'est-ce pas, Eylïn ?

Un nouvel éclat de rire venait à résonner sur le pont, étouffé par le boucan des vagues et du vent qui se levait avec force. D’un geste brusque, le provocateur amusé venait claquer sa main dans le dos d’Ezra qui lui offrait une accolade, riant de bon cœur avec lui.

— Et ce serait lequel d’entre vous ? Toi peut-être, Oïphan ? Avec tes saucisses à la place des doigts, tu saurais à peine la contenter

Avec ardeur, le Wixend répondait à son ami, le dénommé Oïphan, qui se gaussait plus encore tandis qu’Ezra saluait chacun de ses compagnons de complot. Se dirigeant vers la seule dame du groupe qui riait en venant se blottir contre lui, glissant ses bras autour du cou du jeune homme. D’une tête plus petite que lui, il glissait ses mains dans le dos de celle-ci, enroulant ses doigts dans la chevelure de feu de son aimée.

— Alors, voudrais-tu te débarrasser de moi… mon amour ?

Le regard baissé vers celui de sa dulcinée, il la dévorait des yeux tandis que celle-ci frottait niaisement son nez contre celui de ce dernier, lui prodiguant alors quelques bécots sur le coin des lèvres.

— Tes consignes étaient claires : tout faire pour que ce soit crédible. Ceci dit, tu es terriblement mignon quand tu joues l’otage

La dénommée Eylïn ricanait doucement, créant un sourire amusé sur le visage de son tendre amour qui se dandinait de gauche à droite avec elle, tournant en rond en la bouffant des yeux. Voilà quelques semaines qu’ils ne s’étaient pas vu afin de n’éveiller aucun soupçon chez son frère et, les retrouvailles devaient se fêter. Impatient, il venait sceller ses lèvres à celle de la rouquine qui n’opposa aucune once de résistance malgré la présence des autres membres de la bande qui tentaient difficilement de se faire entendre par des raclements de gorges ou des quintes de toux peu crédibles.

— Bon, les enfants ! Vous comptez vous peloter sur le pont ou on peut y aller ?

Lassée, c’est la voix forte et cassée du plus petit d’entre eux qui faisait tourner les visages des deux tourtereaux vers le plus ancien d’entre eux. Le visage ridé, les yeux plissés, une courte barbe ne dépassant qu’à peine son menton et une calvitie prononcée sur le dessus de son crâne fripé, Akom les observait tous deux avec un regard réprobateur. Ils le contemplaient avec une once de déception avant de soupirer sans discrétion et de se séparer lentement tandis qu’Akom exprimait sa satisfaction en frappant ses mains entre elles.

— Bien, on y va. Goran t’attend avec le gosse et on a peu de temps.

Le vieillard ouvrant la marche, Ezra et ses inattendus compagnons le suivirent avec enthousiasme. Jusque là, tout se passait selon les prévisions. Avançant sur le chemin jusqu’à rejoindre la planque où ils avaient élu domicile quelques jours auparavant, ils ne pouvaient s’empêcher d’imaginer la suite. Une suite qui devenait concrète à l’instant même où, en entrant dans cette grotte, le jeune Ezra put admirer cet enfant, ligoté et assis contre la pierre froide de l’antre. Il devait avoir une dizaine d’années, vêtu comme un prince, aux cheveux aussi sombre que le charbon malgré cette mèche incolore qui attirait l'œil au premier regard. En quelques pas, celui-là même qui l’avait fait venir se trouvait désormais face à lui. Accroupi, Ezra l’observait. Son visage était si innocent, si… enfantin. Rien de bien surprenant. Pourtant, cet enfant ne détournait pas le regard, il le regardait avec mépris, avec un dédain qui n’était sûrement pas conseillé. Dans un geste que le petit scrutait, le commanditaire venait à passer sa main sur son menton, tournant le regard vers ses comparses avant de regarder à nouveau l’enfant.

— Tu sais gamin, on n’a rien contre toi ou ta famille seulem…

— Qui… Qui t’a autorisé à me parler… mineur de Leïk ?

L’audace de l’enfant venait à surprendre tout l’auditoire. Un silence s’imposait sans la moindre difficulté suite à ces propos insultants. Mineur de Leïk, Ezra en était un. C’était un fait. Le jeune insolent l’avait sans doute compris en voyant son accoutrement, les cargaisons déposées proches de lui ou encore les mains abîmées de celui qui lui parlait. La tension était palpable et, dans le dos d’Ezra, tous se préparaient à devoir le retenir, craignant qu’il ne vienne abîmer le visage délicat de ce garçonnet bien trop confiant pour son âge et sa carrure. Toutefois, il n’en fit rien. Se redressant devant l’enfant, il le toisait d’un regard glacial, glissant sa main sur la joue de celui-ci.

— Tu sais petit, si tu comptes garder tes mains et travailler la terre comme tes parents, tu devrais mesurer tes paroles. Sinon… mes amis seront heureux de t’en priver et te les servir lors de ton prochain dîner. Tu comprends ce que je te dis ?

Pour seule réponse, l’enfant secouait sa tête en signe d’affirmation. Aussi hautain pouvait-il être, il n’en restait qu’un enfant et, Ezra n’aurait aucun mal à le faire taire, toutefois, il n’était pas un meurtrier et, il ne comptait pas le devenir. Ce n’était qu’un enfant, un fils d’agriculteur. Eux, qui possédaient les terres cultivables de l’archipel se pensaient supérieurs aux autres sous couvert que le fruit de leur travail était source de richesse. Il ne pouvait pas en vouloir à leur progéniture qui ne faisait qu’imiter le comportement de leurs parents en tout point méprisables et se tournant, Ezra se retirait, quittant la grotte quelques instants, suivis de près par Eylïn alors que le soleil commençait tout juste à décliner.

— Les deux mains, carrément, tu fais pas les choses à moitié, quoique, sans mains, même les mines voudront pas de lui, bien vu

Sur un ton amusé, la demoiselle venait s’adosser contre un des arbres présents au pied de cette falaise où était creusée la grotte qui leur servait de cachette. Les bras croisés, elle le regardait en ricanant légèrement, offrant à Ezra un petit sourire entre malice et moquerie. Ce dernier, pourtant, ne semblait pas satisfait. Le regard vers le ciel, il ne semblait pas admirer la voûte claire de celui-ci, loin de là et la frustration l’emportait doucement. Lorsqu’il baissait les yeux, il ne put s’empêcher de contempler ses mains. Elles étaient noircies par les minerais, la pioche marquait sa peau de nombreuses cloques et écorchures. Ses mains calleuses reflétaient la misère dans laquelle lui et son frère vivaient dans l’espoir d’un miracle ou d’une bénédiction de Melven. Les dents serrées, il refermait ses mains et venait abattre son poing contre l’écorce d’un arbre.

Devant pareille scène, un soupir venait à s’extirper d’entre les lèvres d’Eylïn et avec délicatesse, elle saisissait la main droite de son aimé pour la caresser, s’approchant de lui et posant cette main contre sa joue, Ezra caressant la peau si douce de celle-ci alors qu’elle venait à se blottir contre lui.

— Je les aime moi, ces mains de mineur. Elles sont fortes, solides et, on sait tout les deux qu’à l’abri des regards… elles accomplissent des prouesses

Ces quelques mots, soufflés dans un murmure eurent raison du jeune homme qui se laissait glisser le long de l’arbre précédemment frappé, accompagné par sa belle qui en faisait de même. Les doigts entrelacées, Ezra ne cessait de caresser le dos de la main de la rouquine tandis que celle-ci posait sa tête sur l’épaule du Wixend. Ils restèrent ainsi, silencieux, jusqu’à la nuit tombée. Le regard porté vers l’astre lunaire, durant de longues minutes, il ne pouvait s’empêcher de songer, réfléchir à tout et rien mais surtout à ce que serait la vie hors de cet archipel, hors d’Ysmar et dans la respiration endormie d’Eylïn, il lui semblait entendre les remous de l’océan ou le vent marin dans les voiles. Une sensation guidée par son imagination, probablement, pourtant bientôt rompue.

— Raconte moi Ezra…

D’une petite voix à peine audible, la jeune femme entrouvrait les yeux, tournant ceux-ci vers celui qu’elle venait de nommer et qui baissait les siens pour la voir se réveiller sous ce ciel étoilé.

— Que je te raconte ? De quoi ?

Il semblait ne pas comprendre, il avait beau réfléchir, il ne savait pas ce qu’elle voulait qu’il lui raconte ou du moins, son esprit avait été pris par toute autre chose tandis que son visage afficher son incompréhension.

— L’histoire des ponts d’Ysmar, raconte la moi, s’il te plaît

Se souvenant en avoir parlé plus tôt, il n’avait alors pas eu le temps d’en dire plus et, cela semblait avoir éveillé la curiosité de la belle qui souhaitait entendre ce récit. Cette histoire, Ezra la connaissait depuis des années, tout comme un bon nombre de mythes sur ceux qui seraient leurs ascendants, leurs ancêtres. Portant son regard vers le ciel étoilé, quelques secondes, rassemblant chaque morceau de la légende en silence avant qu’il ne baisse son regard vers elle.

— Il y a plusieurs siècles, avant même que naissent les pères de nos pères, Ysmar était habité par deux géants. Azgûl et Elgi. Alors qu’il pêchait de l’autre côté de la dorsale céleste, on raconte qu’Azgûl aurait vu Elgi au sommet des monts au nord de la cité qu’on nomme Ez’baï aujourd’hui. Ne sachant pas nager, il hurla, hurla encore et encore, mais pour seule réponse, il n’eut que le son des vagues. Il continuait des jours durant et, alors qu’Elgi descendait du sommet, elle entendit l’écho de sa voix. Curieuse, elle s’approcha du bord, encore, encore… jusqu’au bord. Selon les anciens, il n’aurait suffit que d’un souffle d’homme pour qu’elle ne tombe dans l’océan. Si proche et pourtant incapable de s’atteindre, ils se sont contemplés tout deux pendant une décennies, aucun d’eux ne voulait laisser l’autre.

Plongeant son regard dans celui d’Eylïn, Ezra se perdait dans la profondeur de celui-ci alors qu’il continuait machinalement son récit.

— Lassés et incapables de nager, ils rejoignirent la partie la plus au sud de leurs terres respectives et, ils commencèrent à empiler les pierres les unes sur les autres. Pierre après pierre, avançant petit à petit. Criant le nom de l’autre à chaque pierre posée sur l’édifice pour ne pas oublier la raison de leur acte. Puis un beau jour, chacun posa la dernière pierre, ainsi sont nés les deux ponts d’Ysmar : celui d’Azgûl et celui d’Elgi. La légende raconte aussi qu’une fois ensemble, ils donnèrent naissance à une descendance, mais que, épuisée par son labeur, Elgi n’eut pas la force de les faire grandir et qu’ainsi sont nés les Eraïms, notre peuple…

Contant ce mythe avec passion, en énonçant la fin de celui-ci, les yeux du conteur s’étaient remplis d’une lueur de fierté pour ainsi dire. Descendant de géants, Ezra avait envie d’y croire à cette légende et pour lui, seuls des géants avaient pu bâtir ces deux ponts colossaux qui liaient les îles de l’archipel entre elles. Quant à Eylïn, elle paraissait impressionnée et resta silencieuse en contemplant le ciel, souriante et les yeux bien ouverts. Se remuant après quelques minutes, elle ne traîna pas à venir s’installer sur les cuisses de son bien-aimé, face à lui. En l’espace de quelques secondes, elle scellait ses lèvres vermeilles contre les siennes, les mains baladeuses de la demoiselle retiraient avec pudeur, les vêtements supérieurs de son partenaire jusqu’à ce que…

— Eylïn, le déshabille pas trop, on doit y aller…

Dans un sursaut, les deux tourtereaux ouvrirent de grands yeux en remarquant la présence de l’ancien qui avait déjà stoppé leurs ardeurs plus tôt dans la journée et, avec un soupir à l’unisson, les deux exprimèrent leur mécontentement tandis qu’ils se levaient, Ezra remettant ses vêtements.

— Je vais finir par croire que tu nous surveilles l’ancien… As-tu peur que je dévore ta fille ?

— J’ai peur que ce soit elle qui te dévore, elle est gourmande et, tu semble ouvrir son appétit.

Dans un regard croisé, les deux hommes se mettaient à rire tandis que la demoiselle imitait bruyamment un rire qui affichait un sarcasme dont elle seule avait le secret.

— Tiens, prend ça, on sait jamais

Une fois de nouveau habillé et après avoir récupéré le glaive tendu par Akom, Ezra ouvrit la marche, attrapant au vol la cape envoyée par Goran, un homme à l’allure filiforme, au crâne rasé et à qui il semblait manquer un bras. Mettant chacun leurs capuches sur la tête et remontant les foulards servant de masques et accompagnés par l’enfant, ils avancèrent à nouveau vers le pont d’Azgûl où une tâche semblait les attendre…

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