1 - LA FUITE

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La lune de sang inondait les falaises où se dressait le sinistre château de Gorfax. C'était la lunaison décennale, la fête où les plus grands seigneurs de ce monde offraient aux créatures de la nuit un bal dans la salle des trônes. Toute la famille royale, ou presque, tourbillonnait sur la piste. Des costumes aux teintes funèbres virevoltaient, des pas sautillants rebondissaient sur le marbre noir de l'immense salle, sombres reflets d’une noblesse en fête.

Installé sur l'un des trônes surplombant les danseurs, Pyotr tournait une mèche de ses cheveux blancs entre deux doigts, d'un air totalement désintéressé. Son regard aux iris écarlates s'attardait sur le mort-vivant voûté qui s'approchait de lui. Peretz, ancien grand exorciste de Gorfax, avançait en boitant, mi-pourriture mi-prêtre. Hélas, il ne pratiquait plus depuis qu'il avait perdu son pied gauche. Il n’est pas facile d'exercer un métier à haut risque et d’être à moitié en décomposition. Seule la famille royale savait pourtant que le cadavre ambulant participait tout de même à la vie magique de la forteresse et de ses environs. La triste nature physique de Peretz inspirait presque de la pitié au prince.

Le prêtre s'approcha si près de Pyotr qu'il put humer l'effroyable puanteur qui s'en dégageait. Peretz jetait des regards nerveux autour d'eux comme s'il s'assurait que personne ne les regardait. Puis, au prix d'un effort exceptionnel, il sortit quelque chose de sa poche et le glissa dans la main du jeune seigneur. Une expression de surprise gagna alors le visage du jeune homme aux cheveux blancs. La sphère qu'il tenait dans sa main ne devait en aucun cas se trouver là.

Il ouvrit la bouche pour protester, mais le prêtre le coupa d'un ton pressant.

― Je suis désolé, j’ai fait tout mon possible pour les raisonner, mais ils ont formé un nouveau conseil lors de la dernière réunion…, dit-il en peinant à garder son calme. Je préfère prendre les devants afin que tout ne soit pas perdu. Placez la pierre de lune sur le réceptacle central de la relique antique située sous les douves. Ensuite, montez dans les nacelles. Amenez votre frère, le prince Calev avec vous. Partez prestement, je vous en conjure, avant qu'il ne soit trop tard. Un grand conflit est sur le point d'éclater et vous ne devez pas y assister.

Jamais encore Pyotr n’avait vu le prêtre parler aussi vite. À dire vrai, il n'aurait jamais cru que la terreur et l'inquiétude pouvaient se lire dans les orbites creuses d'un mort-vivant.

―Eh bien, merci mon ami, hésita Pyotr. Dites-moi au moins où vous comptez nous envoyer avec ceci.

Il fit tourner la pierre sphérique aux reflets nacrés dans sa main tout en se levant de son trône. Le prêtre lui répondit à voix basse.

―Je vous envoie sur la Terre. À travers les âges, bien des noms lui ont été donnés, nous retiendrons aujourd’hui le plus commun. Il s’agit d’un monde peuplé d'humains. Il faudra vous accoutumer pour vivre parmi eux et surtout faire grandement attention à vos pouvoirs.

Pyotr descendit les quelques marches qui le séparaient de ses invités et commença à presser le pas. Pourquoi le prêtre surréagissait-il ainsi ? La tension était palpable… La pierre avait été délogée… Il sentait venir un conflit imminent… « Ça doit avoir un lien avec les agissements de la Cour du Roi et d’un énergumène se démarquant des autres gueux des bas quartiers. » Se dit le prince. En effet, depuis de nombreux mois il avait eu vent de mouvement contre la couronne : des petits larcins, quelques prises d’otage contre rançon chez les nobles, des meurtres de hauts dignitaires folâtrant dans les maisons de joie, des parties de chasse à l’homme, pourtant interdite dans les environs de la forteresse, bref, ce genre d’activités suspectes. Mais si la vague révolutionnaire s’était étendue jusqu’à l’enceinte du château et qu’elle touchait même les membres du conseil magique dont faisait secrètement partie le mort-vivant, Pyotr comprenait dès à présent la réaction de Peretz. Et cette réaction n’était en aucun cas démesurée, au contraire, il remercia l’univers de lui avoir mis sur la route un mort-vivant doté d’un sens de l’honneur et de l’anticipation aussi dévoué. Tout à coup il se retourna vers son interlocuteur.

―Vous devez venir avec nous !

Un lambeau de chair qui autrefois avait été une lèvre rose s'étira, comme happé par un muscle défaillant et sans doute en fin de vie sur le visage décomposé du prêtre. Était-ce un sourire ?

―Non. Ceux de mon espèce ne font pas de vieux os parmi les humains. Ils nous appellent ''zombies'' sans en connaître le véritable sens et ont tendance à nous exterminer très rapidement et très salement. Non, et puis je dois rester ici pour assurer votre retour et dissimuler votre départ, conclut le prêtre tout en tapotant l'avant-bras du prince.

Hésitant quelques secondes, le prince finit par hocher solennellement la tête, puis disparut à travers la foule.

Il se dirigeait vers un jeune homme aux cheveux bruns en bataille et avec une barbe de trois jours. L’individu gloussait tandis qu’une courtisane lui jetait du raisin. Faussement outré devant ce ridicule spectacle, Pyotr lui saisit le poignet dans un geste d’empressement et le tira à l’écart. Ses yeux rouges se plissèrent, trahissant la surprise sous le trait sombre qui soulignait son regard doré. Calev ricana nerveusement devant le visage impassible de son frère tout en s’essuyant la bouche d’un revers de manche.

―Bah alors ? Tu en as marre de rester assis sur ton trône ? C’est quoi cette mine sévère, je te jure je n’ai encore rien fait… Bon d’accord, il y a une flopée de petites fées qui attendaient mon signal pour faire un ballet aérien, mais tu t’es gâché la surprise ça m’a pris des mois pour…

Sa phrase resta en suspens lorsqu’il aperçut la pierre roulée que soulevait Pyotr à hauteur de son visage. Son sourire s’effaça instantanément.

―Merde, lâcha-t-il. Tu me fais la version courte ?

―Très court, murmura son frère. Peretz est sorti d’une haute assemblée magique il y a quelques heures et les nouvelles ne sont pas bonnes. Nous devons partir…

Toute une flopée d’expressions passa sur le visage de Calev qui ne sut pas laquelle adopter en cet instant. Il leva un doigt inquisiteur, inspira, puis se ravisa. À l’expression de son frère, il avait compris qu’il n’avait pas le temps de poser ses questions et qu’il n’en aurait sans doute jamais l’occasion. Alors plutôt que de perdre du temps, il garda le silence et acquiesça d’un hochement de tête franc. Parfois les deux frères n'avaient pas besoin de mots pour se comprendre, un simple regard suffisait à les mettre sur la même longueur d’onde.

Tous deux se frayèrent un chemin entre les tables couvertes de mets délicieux, de soieries inestimables et bousculèrent les robes à froufrous. Très vite ils gagnèrent l'entrée d'un couloir et s'y engouffrèrent au moment où une détonation éclata dans la salle des trônes. Calev se retourna : morts-vivants, elfes, lutins, sorcières, vampires, trolls et autres créatures de tous genres et d'espèces confondues entraient en rage. Tout devenait flou, des giclures de sang maculaient les robes de dentelle, les serviteurs étripaient les invités. Tout venait de basculer dans un affrontement monstrueusement cacophonique et sanguinolent, retirant toute civilité à chacun des êtres vivants ou non à travers la salle des trônes, tout sauf deux silhouettes déjà englouties par l’ombre : les frères Versipellis.

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