2 - LA PIERRE DE LUNE

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Pyotr et Calev descendaient quatre à quatre les marches de l'escalier qui menait aux catacombes. Des torches enflammées étaient fixées aux murs par des crochets de fer forgé et une étouffante odeur de soufre imprégnait l'endroit.

La lumière oscilla sur le passage des deux frères, projetant des ombres mouvantes sur les marches de marbre.

Ils arrivèrent bientôt dans un autre couloir, long, froid, silencieux et humide. Se gardant de prononcer un mot, ils se mirent d'accord d'un simple regard, comme à leur habitude. Ils s'élancèrent à grandes enjambées dans le corridor.

Pyotr le savait car il était déjà venu ici auparavant tantôt se cachant pour des jeux enfantins, tantôt fuyant ses premières proies qui s’étaient avérées être de trop gros prédateurs. Les excavations souterraines du château de Gorfax s'étalaient sur de nombreuses galeries bien souvent remplies d'eau, de rats mutants et de salamandres si ce n’était pire encore…

Au détour d’un couloir, une ombre s’extirpa de l’eau vaseuse qui leur arrivait jusqu’aux mollets. De forme humanoïde, la créature faisait virevolter ses voiles noirs autour de sa silhouette intangible. Un vent glacial traversa les deux frères lorsqu’ils s’arrêtèrent à la vue de la créature fantomatique située au milieu du couloir plus loin devant eux.

― Oh bordel non…, murmura Calev en humant l’air. Que s’est-il passé ici pour qu’un geist s’y trouve ?

― De quoi s’agit-il, demanda Pyotr à voix basse.

Calev réfléchit quelques instants afin de trouver ses mots puis il se plaqua contre le mur et fit signe à son frère de l’imiter. Le geist ne les avait pas encore repérés.

― C’est un fantôme supérieur. Ils naissent lorsqu’une apparition tue une personne particulièrement mauvaise et bien trop tenace pour se soumettre à l’appel de la mort. Il se produit une alchimie entre leurs deux essences : l’une physique et l’autre énergétique, pour simplifier on va dire qu’ils fusionnent pour ne former plus qu’un seul et même être.

Pyotr se mordit la lèvre, se demandant lui aussi comment ce spectre avait fait pour finir ses jours dans ce sous-terrain. À l’autre bout du couloir la silhouette se redressa et ils purent contempler son faciès : un visage gris lisse sans yeux ni nez avec cependant une mâchoire garnie de dents plus pointues les unes que les autres. Un rire terrifiant secoua le couloir au point d’en faire vibrer la surface de l’eau croupie dans laquelle ils stagnaient depuis quelques minutes. Calev se mit à geindre en se plaquant les mains sur les oreilles dans une expression de terreur. Pyotr lui plaqua une main sur la bouche afin qu’ils ne se fassent pas repérer par le monstre désincarné.

― Concentre-toi, ce n’est qu’un effet mental, avec un peu de volonté on y résiste aisément.

― Je sais, couina Calev, mais mon hyperacousie amplifie son pouvoir…

Sur les murs, des lézards s’enfuirent à toute vitesse. Pyotr saisit le bras de son frère et tenta de le tirer à l’écart.

― Rebroussons chemin, je connais un autre passage. Si c’est un type de fantôme, nous n’avons rien pour l’affronter… Viens Calev.

À peine commençait-il à faire un mouvement pour revenir sur leurs pas que le geist lâcha un second rire terrifiant. Calev jura sauvagement puis il se mit dans l’angle de vue du geist et lui hurla :

― MAIS TU VAS LA FERMER OUI !!

Ouvrant de grands yeux car incapable de traiter son frère d’imbécile, Pyotr entendit le monstre marmonner quelque chose et s’avancer dans leur direction. En pleine crise de panique mentale en voyant le cauchemar ambulant se diriger vers lui et son frère, Calev poussa un cri rauque et prit ses jambes à son cou, ouvrant ainsi la marche sans laisser d’autres choix à Pyotr que de le suivre.

Calev tourna à un angle de mur moussu, traversa un long corridor, puis tourna de nouveau et finit par s’arrêter hors d’haleine dans une prison abandonnée depuis des lustres. L’eau vaseuse leur arrivait juste sous les chevilles, il était désormais plus aisé de se déplacer sur ce terrain. Pyotr se retourna, reprenant lui aussi son souffle.

― Je crois qu’on l’a semé. Je ne l’entends plus ricaner depuis un moment. Ça va ?

Les yeux dorés de Calev avaient retrouvé leur calme lorsqu’il les posa sur son frère.

― Oui… Désolé, j’ai paniqué. Quand il s’agit de sons aussi puissants, il m’arrive de perdre le contrôle de ma volonté.

― Je comprends. J’ai le même genre de problème avec ma vision. S’il y a trop de luminosité je suis ébloui, par contre moins il y en a mieux je vois. À croire que chaque capacité surdéveloppée peut rapidement se transformer en un véritable handicap selon la situation.

Le regard de Pyotr se balada sur les barreaux rouillés d’une geôle ouverte. Puis il planta ses prunelles rouge écarlate vers le mur. Du tissu noir en sortit comme un torrent sourd, puis deux mains sèches aux ongles cassés apparurent. Le geist passait à travers le mur comme s’il s’était agi d’une fenêtre ouverte. Calev renifla et retint un juron sous le regard de Pyotr dont les lèvres mimèrent un chut. Le spectre maudit passa silencieusement à deux mètres d’eux pour rejoindre une autre geôle puis il se mit à murmurer dans une langue qu’aucun des frères Versipellis ne pouvait comprendre. C’est alors que d’autres présences se manifestèrent. Des fantômes plus communs apparurent partout autour d’eux.

― Tirons-nous d’ici, murmura Calev. Cette saleté est en train d’incanter un sortilège de manipulation spirituelle. Il essaye de prendre le contrôle de toutes les apparitions de la zone et on n’est pas équipés pour ça.

À son tour il saisit le bras de son frère et le tira vers la porte qu’ils venaient de franchir afin de rebrousser chemin, une seconde fois. Ils se remirent à courir.

― Si nous ne pouvons rien leur faire, est-ce que ça ne voudrait pas dire qu’eux aussi ne seraient pas inoffensifs à notre égard ? Ce ne sont que des fantômes…

Calev se mit à glousser en se demandant pourquoi l'univers faisait-il en sorte que les choses ne se déroulent jamais aussi facilement ?

― Un geist n’est pas un simple fantôme, c’est un granfantôme qui possède des pouvoirs spéciaux, des capacités magiques. Quand un être aux capacités magiques interagit ou ordonne à des créatures de se plier à sa volonté, il est en capacité d’activer leurs pouvoirs latents. Autrement dit, un petit fantôme commun que tu es incapable de toucher pourrait te blesser puisqu’il aurait accès à une panoplie de pouvoirs. Si mes souvenirs sont exacts, il n’y a que la lumière du soleil qui peut les rendre tangibles et les affaiblir.

― Or il fait nuit.

― Exacte, dit Calev qui mit un terme à la conversation.

Ils descendirent de nombreux escaliers, s’enfonçant dans les entrailles du château de Gorfax pour atteindre un couloir aux murs faits de briques rouges jointées de noir. Le plafond s’élevait si haut qu’il leur était impossible d’en distinguer les reliefs. Étrangement, il faisait plus chaud dans ces coursives que dans le reste du souterrain, et l’eau qui semblait omniprésente quelques instants plus tôt semblait s’être mystérieusement évaporée. Alors qu’ils s’avançaient dans ce dédale lugubre, leurs bottes de cuir crissaient sur un amalgame de terre rougeâtre et de sable durcit. Pyotr reconnaissait les lieux. Heureusement pour eux, cette zone n'était pas dangereuse, du moins elle ne l’était pas pour le moment… Une odeur de soufre, âcre et désagréable agressait les sens olfactifs de Calev depuis qu’ils avaient mis les pieds sur ce sol sans revêtement.

― Ça sent le brûlé, déclara-t-il.

― C’est normal, lui répondit Pyotr en reprenant son souffle. Ce couloir a été conçu pour alimenter les forges, les fournaises et les fours de toute la forteresse. Quand j’étais petit, grand père se vantait d’avoir rencontré un monstre capable de souffler les plus grosses flammes de tout Gorfax, et de lui avoir offert un poste de chauffagiste, à vie, dans les entrailles de la forteresse. Je crois que nous sommes dans ses quartiers.

Les yeux luisant d’un intérêt certain, Calev demanda à son frère.

― Et tu sais à quoi il ressemble ?

― Pas du tout. Je suis pourtant venu ici des centaines de fois et je ne l’ai jamais croisé… À vrai dire je n’ai pas vraiment envie de le rencontrer, dépêchons-nous. À minuit le système de chauffage s’active dans ce couloir.

― Hein comment ça, s’étrangla presque Calev.

― Si nous n'atteignons pas la salle de la relique avant que sonne minuit, nous mourrons tout simplement. Rester dans ce couloir, c'est un peu comme attendre derrière le balai d'une sorcière qui viendrait juste d'avoir son permis de conduire...

Calev ravala sa salive et se remit en route. Au bout de quelques minutes il jeta un œil à sa montre à gousset en or. Son cœur rata un battement lorsqu’il se rendit compte que l’heure fatidique approchait à grands pas.

Quelques mètres les séparaient désormais de l'arrivée et ils pouvaient déjà apercevoir les inscriptions luisantes sur la porte du fond. Celle qui s’ouvrait sur la salle de la relique antique. Pressant le pas, Calev sortit une fois de plus sa montre à gousset de l'une de ses poches. Il lâcha un juron derrière son frère.

― Plus que huit minutes avant de finir rôtis, s’exclama-t-il au bord de la panique.

Il eut pour réponse un rire spectral familier à une dizaine de mètres derrière eux.

― Oh non pas encore l’autre emmerdeur, lâcha-t-il en se bouchant les oreilles.

À l’autre bout du couloir la silhouette aux robes noires et à la mâchoire bardées de dents en pointe apparut en traversant un mur de brique. Le geist suivit d’une armée de fantômes, se remit à rire. Sauf que ce coup-ci quelque chose lui répondit.

Un mur s’ouvrit entre les deux jeunes hommes et le geist, dans un craquement de pierre infernal, tandis qu’un nuage de fumée noir s’échappait de l’ouverture. Calev retint son souffle tout en faisant quelques pas pour se rapprocher de la porte de la salle de la relique. Une voix caverneuse fit trembler tout le corridor. Les deux frères frissonnèrent. Une lance enflammée de trois mètres de long traversa la fumée et transperça le geist.

― LE BRIMORAK TE SALUE.

Pyotr détourna le regard de la scène qui se jouait dans le reste du couloir à l’opposé de leur position et posa une main sur la poignée qu'il tourna frénétiquement en vain… Elle était fermée de l'intérieur. Son cœur s’emballait. Était-ce à cause de leur course à en perdre haleine ou du fait qu'il ne leur restait plus beaucoup de temps ? Peut-être que ce n'était pas un bon plan, qu’on les avait trahis que quelqu'un était au courant et conspirait contre leur fuite…

En proie à de nombreux doutes, l’aîné aux cheveux blancs recula tout en marmonnant. Il se cogna contre Calev qui regardait intensément la silhouette sortant de la fumée et des flammes, oui, car il y avait aussi des flammes. Mais il revint à la réalité lorsqu’il entendit son frère lui hurler de défoncer la porte. Le tic-tac de la montre à gousset devenait à peine perceptible. Un pas lourd fit trembler les environs, Calev aurait juré que la créature avait des sabots mais il ne pouvait distinguer que la partie supérieure de son corps. Un humanoïde aux traits bovins avec la peau écailleuse gris-bleu marquée de cicatrices en formes de spirales, revêtait une fourrure noire lui couvrant la tête et les bras. La chaleur montait de plus en plus. Détournant son regard du Brimorak, il réagit alors au quart de tour. En moins de deux, il avait pris de l'élan et s'était jeté brutalement épaule en avant contre le panneau de bois. La porte s'ouvrit à la volée, sortant de ses gonds et tomba lourdement sur le sol.

Sans tarder, les deux frères entrèrent dans la petite pièce. La porte s'éleva de quelques centimètres dans les aires et se remit toute seule sur ses gonds, sous le regard ébahi de Calev, le tout juste à temps pour entendre le Brimorak grogner de douleur et de satisfaction avant la déflagration. La porte magique empêchait donc les flammes de la traverser, se dit Calev en se relevant sain et sauf.

Au milieu de la salle se trouvait un très gros rocher lisse d'un vert à demi transparent sur lequel étaient gravés les mêmes hiéroglyphes luisants que ceux de la porte. Au centre de la pierre, il y avait un renfoncement comportant un creux pouvant contenir une sphère de petite taille.

― Le réceptacle, lâcha Pyotr dans un souffle.

Il se retourna à la recherche des nacelles dont lui avait parlé le prêtre.

Flottant dans les airs, à un bon mètre au-dessus du sol, il pouvait apercevoir trois grosses pierres plates d'environ deux mètres de diamètre. Elles aussi étaient gravées des mêmes signes que ceux de la porte et du rocher. Tout était là. Sans plus attendre, il plaça la sphère de pierre opale sur le réceptacle au creux du gros rocher. Puis, il sauta agilement sur l'une des nacelles flottantes. Son frère l’imita. C'est alors que la pierre de lune se mit à scintiller d'un éclat éblouissant, baignant la pièce d'une vive clarté.

Les deux frères se sentirent aspirés par les minéraux, ils tombèrent à genoux sur leurs nacelles respectives. Une terrible douleur les prit aux tripes. Comme si des milliers de minuscules aiguillons s’y enfonçaient, ils se tordirent de douleur, retenant avec peine l’envie de régurgiter. La torture remonta le long de leurs poumons, leur arrachant des quintes de toux brûlantes, puis elle se focalisa sur leurs cœurs. Une lumière incandescente calcina presque leurs pupilles... l’air se solidifia, devenant irrespirable. Leurs cœurs s’arrêtèrent de battre à l'unisson. Un flash... Il ne resta plus d’eux qu’une poussière noire.

Un individu encapuchonné pénétra dans la salle de la relique antique. Il s'approcha de la pierre de lune, et laissa ses doigts caresser doucereusement sa surface lisse.

― J'arrive trop tard, ils se sont évaporés..., pesta-t-il. Oh mais... Ces deux crétins royaux ont oublié la pierre. Que dis-je ? La clé !

Puis d'un geste brusque, l'inconnu s'empara de la sphère nacrée opalescente et sortit en ricanant comme un dément.

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