3 - UNE SORCIÈRE POUR TANTE
Une odeur désagréable de fumée se répandait à présent dans l’air accompagné de sévères crépitements. Allongé sur le sol, Pyotr se sentait affreusement nauséeux. Le réveillant en sursaut une terrible douleur lui traversa le bras. Il rassemblait peu à peu ses esprits luttant pour prendre conscience des derniers événements survenus.
La lumière du soleil traversait les carreaux jaunâtres d'une fenêtre pour venir caresser l’un de ses avants bras. C'était son bras qui brûlait et qui dégageait de la fumée noirâtre à l’odeur acariâtre. Il pesta et recula précipitamment dans l'ombre heurtant au passage quelque chose ou plutôt quelqu'un. Son frère gloussait, les yeux fermés, encore endormi :
―Rhooo mais Victoria revient par là et rends-moi cette couverture...
Pyotr leva les yeux au plafond d'un air indigné. Puis, du plat de la main frappa gentiment le front de Calev afin de le réveiller. Après quoi, il se leva tant bien que mal en se frictionnant le bras. Par chance la peau n'avait pas commencé à cloquer. Ses yeux s’attelèrent à examiner l'endroit dans lequel ils avaient atterri.
Ils se trouvaient dans une très grande pièce lumineuse aux murs plaqués de bois peint d'un horrible orange criard. Deux lits avaient été poussés contre les murs et sur le sol, à même le plancher, au fond de ce qui s'apparentait à une chambre, se trouvait une réplique miniature de la relique antique.
Le prince Calev s'était enfin réveillé. Il mit donc un certain temps à connecter tous ses neurones en levant un regard décontenancé vers Pyotr.
―Mais bon sang, où est-ce que tu nous as encore envoyés ?
Avant de répondre à son frère, l’aîné termina son observation des lieux et s'approcha de Calev afin de l'aider à se relever.
―Nous sommes dans le monde des humains, déclara-t-il solennellement, alors fais attention à ton tempérament. On ne sait pas comment ils peuvent réagir.
―C'est la téléportation ou tu es plus glauque que d'habitude… Je veux dire d’apparence. Tu es vachement pâlot. Tu as bien mangé avant de partir ?
Une lueur d'inquiétude se lut dans le regard du jeune homme, lueur qui passa aussi sur le visage de son frère qui se mit alors à froncer des sourcils.
―Ne change pas de... Quoi ?! Comment ça ?
―Tes yeux sont bleus comme la glace, tes lèvres ont noirci comme de vieilles betteraves et je ne vois plus tes canines protubérantes quand tu parles. Tu es malade ?
En proie à un élan de panique, l’aîné se mit à toucher son propre visage à la recherche de réponses. Il se mit les doigts dans la bouche pour vérifier si son frère ne lui faisait pas une mauvaise blague. Hélas, il disait vrai. Ses canines s'étaient rétractées.
―C'est un cauchemar...murmura Pyotr. Ce doit être dû à la pierre de lune ou au changement de monde... peut-être que la lune n'est pas pareille ici, peut-être même qu'elle a une autre couleur ou qu’elle n'existe carrément pas !! Toi non plus, tu n'as plus tes yeux de bête. Il manque quelque chose. Et ton aura imposante alors ?
Comment expliquer ce qui s'était passé ? Pourtant il savait qu'il était toujours un Vampire puisque le soleil avait failli lui coûter un bras. Étrange car dans leur monde ça ne lui faisait plus rien depuis de nombreuses années… Au moins, ils étaient tous les deux touchés par ce phénomène. Comment pouvait-il trouver du réconfort en pensant de cette manière ?! Ça n’avait rien de rassurant en y réfléchissant bien.
Pourtant Calev était toujours aussi velu qu'auparavant mais il n'avait plus ses yeux dorés sauvages. Voyant le visage de son frère rempli de tristesse, Pyotr s'empressa d'ajouter :
―Non, pas de panique, je trouve quand même que tes yeux ne sont pas trop mal : un brun chocolat, ni trop foncé, ni trop clair.
―Pff... Ouais je vois le genre… Je vais avoir autant de charisme qu'un bon toutou dressé par un gamin de 8 ans, soupira Calev.
La porte s'ouvrit à la volée, laissant apparaître dans son encadrement la silhouette d’une petite femme bien portante. Elle était vêtue d'un horrible peignoir en polaire d’un violet intense qui frisait l’agression visuelle. Un large sourire marquait les traits de son visage aux rides à peine naissantes.
―Eh bien mes biquets, lâcha-t-elle, vous voilà enfin ! Je vous souhaite la bienvenue parmi nous. Je suis votre tante Berta. On m'a chargée de veiller sur vous et de vous apprendre à vivre ici. Je sais que vous êtes tous les deux des héritiers royaux... mais ici, vous n'aurez aucun traitement de faveur, vous serez traité comme deux jeunes adultes normaux. Enfin... normaux on se comprend hein...
Un vrai moulin à paroles, cette bonne femme ! Pensèrent comme un seul homme les deux frères. Comment se faisait-il qu'ils ne l'avaient jamais vue auparavant ? Pourquoi n'avaient-ils jamais entendu ce nom ? Et puis, de quel côté de la famille venait-elle cette Berta ? Était-ce la sœur de leur père ou plutôt celle de feu leur mère ? Tant de questions auxquelles personne ne répondrait sans doute pour le moment.
À peine avaient-ils eu le temps d’ouvrir la bouche que la tante Berta repartait dans un monologue, sauf que cette fois-ci elle baladait ses mains sur les vêtements qu'ils portaient, tirant tantôt sur la cape de Pyotr et sur son plastron de cuir souple, tantôt sur la vieille chemise bouffante et tâchée de Calev.
―Pour commencer, on va devoir changer toutes ces frusques mes poussins. C'est un peu vieillot, lâcha-t-elle sans ménagement. On dirait que vos vêtements sortent tout droit d'une soirée costumée ! Allez, suivez-moi.
Vieillot ?! Pyotr ne comprenait pas. Quel pouvait bien être le rapport avec une soirée costumée ? Là d'où ils venaient, les gens s’habillaient comme ça. Les Vampires portaient des capes, les loups des frusques peu coûteuses puisqu'elles finissaient souvent en charpies, les sorcières quant à elles portaient des robes échancrées ou des pantalons de lin et de laine rêche, les trolls des pagnes en peau de bêtes, les fées rien du tout et ainsi de suite ! Un code vestimentaire que tous respectaient tout comme l'expression commune l'habit fait le moine faisait office d’hymne à travers tout Gorfax !
Faute de réponse et abasourdis par cette situation, les deux frères gardèrent le silence et s’exécutèrent. Ils traversèrent un petit couloir aux murs recouverts de tableaux d'animaux. Étrange coutume, se dit Pyotr en passant à côté d’un portrait de chat sans poils couvert de bijoux. Ou peut-être était-ce une lacune en matière d’art…
Ils montèrent un escalier qui les mena sous la charpente du toit. Berta s'approcha d'une armoire. Lorsqu'elle l'ouvrit, une répugnante odeur de renfermé imprégna l'atmosphère arrachant à Calev une quinte d’éternuement. Preuve que son odorat n’avait pas perdu en finesse.
Quelques minutes plus tard, ils retournèrent tous les trois dans le salon. Calev avait troqué sa chemise bouffante contre un tee-shirt jaune citron sur lequel on pouvait voir un gros numéro huit blancs aux contours turquoise. Le plus dérangeant était le fait que ce haut peu commun n'avait aucune manche. À la place de son pantalon de toile, il portait désormais un jean bleu. Cette matière lui plaisait vraiment, hormis le fait qu'il s'y sentait quelque peu à l'étroit au niveau de l'entrejambe…
Pyotr quant à lui, revêtait un tee-shirt en coton monochrome noir à manches longues. Le challenge avait été de le convaincre d'enlever son pantalon de cuir. Tante Berta n’avait eu de cesse de le mettre en garde contre les messieurs moustachus aux pensées lubriques qui, selon l’idée qu’elle se faisait du monde, ne manqueraient pas de l’aborder. L’hypothèse ne lui plaisant pas, il opta donc pour un pantalon noir à poches zippées.
Tous deux avaient de larges épaules et une imposante stature. Le Vampire était plus grand et se tenait bien droit. Son frère était plus trapu car ses grosses vertèbres lui donnaient un côté voûté, il était donc légèrement plus petit que Pyotr.
Après s'être observé un long moment dans les miroirs du salon, les deux frères et Berta s'assirent autour d'une table ovale couverte d’une nappe brodée de fleurs. Et avant même qu'ils n'aient pu ouvrir la bouche pour poser des questions, Berta avait repris la parole.
―Et puis ça…
Elle tendit une main boudinée vers Pyotr et saisit délicatement une mèche de cheveux blancs entre ses doigts aux ongles vernis.
― Hum... je vais devoir aller t'acheter de la teinture blonde. Et une bonne crème solaire que je modifierais bien évidemment... On pourrait peut-être te mettre du rouge à lèvres, mais vaudrait mieux pas, lâcha-t-elle avec dégoût. Ce n’est pas grave si elles ressortent foncées comme ça. Tu n'auras qu'à dire que tu es gothique, ou émo, ou métalleux, je ne sais plus comment ils appellent ce style les jeunes ça change tous les ans ! Ah mon pauvre Pyotr, pas facile d'être né Vampire n'est-ce pas ?
Elle souriait avec douceur puis elle dévisagea de ses yeux pétillants couleur miel son neveu à la barbe naissante.
―Et toi ? À quelle race appartiens-tu mon grand ? Vous êtes cousins ? Amis d'enfance ?
Le rire de Calev brisa le silence qui s'ensuivit. Il manqua de s’étouffer de surprise.
―Eh bien je suis un Loup cher Dame Berta. Hier encore je pistais des fées dans les bois aux alentours du château ! Pyotr et moi... on n’est pas cousins, on est frères ! Ça se voit… Non ?!
Berta en resta bouche bée.
―Ce n'est pas possible, souffla-t-elle à mi-voix. Ma sœur a fait ça avec un loup-garou ? C'est bien la première histoire de métissage du genre que j’entends de toute ma vie ! Et pourtant j'en ai entendu des histoires farfelues, croyez-moi, je suis une sorcière ! Et avant que vous n'arriviez, j'étais même à la retraite. Oh tu peux m’appeler Berta, pas de politesse aussi pompeuse avec moi voyons mon grand, gloussa-t-elle joyeusement.
Au moins elle avait répondu à l'une des questions existentielles qui torturait l'esprit de Pyotr depuis leur arrivée : Berta était une sorcière et qui plus est, elle faisait partie de la branche maternelle de la famille. Restait à découvrir quel genre de sorcière elle pouvait bien être... Accoutrés de cette étrange robe violette, coiffée d'un chignon négligé et très souriante, au premier coup d’œil, ils sentaient qu’ils n’y avaient vraiment pas de quoi s'inquiéter.
La sorcière se leva de table, alla vers la porte de la cuisine et trébucha sur quelque chose de petit, anormalement lourd et métallique. Elle se rattrapa sur un buffet afin de ne pas tomber, puis elle se retourna les yeux écarquillés, à la recherche de ce qui avait provoqué sa chute.
―Qu'est-ce que c'est que ça ?!
Calev gloussa et pointa d'un doigt accusateur son frère.
―Je lui avais pourtant bien dit de ne pas se balader avec ça.
Berta tenta de soulever l'objet sur lequel elle venait de buter mais elle n'y arriva pas. Ça semblait collé sur le sol.
Un anneau gravé de symboles ésotériques fit frémir la sorcière qui abandonna l’idée de le soulever du sol.
― Dis-moi... où l'as-tu trouvé ce bijou ?
Un temps s'écoula entre le moment où Pyotr se leva et celui où il décida enfin de lui répondre.
― Je ne l'ai pas trouvé, dit-il froidement. Un fidèle ami de feu, notre mère, répondant au nom de Bog-Ptahhotep, me l'avait offerte quand j'étais enfant. Pas de quoi s'alarmer, ce n'est qu'un anneau que personne d'autre que moi ne peut utiliser. Voilà, rangé.
Il se pencha et le ramassa comme s’il n’avait rien pesé et le glissa à l’un de ses dix doigts. Puis il leva les mains en l'air face au regard méfiant de sa tante.
― Oulala… Ce nom ne m'inspire pas du tout confiance. Ça sonne beaucoup trop Dieu Ancien... et le fait qu'il ait été un ami de ma sœur est encore moins rassurant... Mais bon ce n’est que mon humble avis ! Ne la pose pas n’importe où, je t’en conjure.
Berta se disait que ces deux jeunes hommes (pour ne pas dire créatures de la nuit) allaient lui donner du fil à retordre dans les jours à venir.
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