Procession

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Sur les hautes plaines glacées d’un fjord se déplace une procession fantasmagorique. En tête, un individu avec un haut de forme, à l’arrière garde un manchot avec des skis. Au milieu deux individus à nul autre pareil : un vieil apache au visage fatigué, précédé d’un prince oriental borgne et apathique. Cette petite troupe se dirige vers le sommet enneigé où trône les ruines du sanctuaire de Herklarn. Sur le plus haut vestige, une lueur bleutée pulse irrégulièrement. Vous délaissez votre congrégation et pourfendez le portail de votre astral présence.


Le décor change, la neige laisse place à l’automne, le froid à la moiteur des grandes villes. Au milieu d’un boulevard, la foule se disperse, se mouvoit comme une nuée de fourmis besogneuses. Leurs regards vides se focalisent sur d’étranges artefacts métalliques, où irradient couleurs et lumières. La route se gondole, les véhicules décollent et la vague se rapproche. Voilà des jours qu’elle approche du rivage paradisiaque de cet endroit sans saveur. Les secondes s’égrènent, son ombre se déploie. Pour la première fois depuis des années, les habitants perçoivent leur funeste destin. Mais c’est trop tard. Celle qui les a nourri et bercé durant des siècles voire des millénaires les engloutis de son étreinte vaporeuse.

Il n’y a nul cri, nul plainte. Le monde est englouti comme il le fut jadis à l’aube de l’humanité. L’humanité… voilà un terme qui ne vous est pas familier, vous qui n’êtes pas de ce monde, pourtant vous semblez en avoir entendu les échos depuis les confins des astres lointains. Dans les profondeurs de l’espace où aucune ombre, ni lumière ne saurait se disperser, là où le temps lui même naquit, sommeille les entités les plus anciennes que l’univers a toujours préservé. Leurs noms imprononçables pour le commun des mortels, leurs titanesque pouvoirs les ont toujours craint de tous. Tous sauf l’humanité. Orgueilleuse et avide, la plus jeune espèce de l’univers a trop tôt levé les yeux vers les étoiles, curieuse d’en percevoir les subtilités, désireuse d’en connaître la symphonie. Observant le ballet des astres, le firmament a posé ses yeux sur l’Homme. L’avenir entrevu en sonna le glas.

Il suffit d’une simple pulsation. Une si petite vibration qui pourtant réveilla la seule véritable divinité présente, à peine vénérée. Son sursaut avala le parasite qui profita goulûment de se bienfaits et le monde disparut. L’humanité n’était plus. C’était probablement mieux ainsi. Sans doute cette pensée traversa-t-elle le manchot lorsqu’il posa un ski dans les profondeurs océanes. Avançant dans les fonds marins, sans aide ni déviance, la procession continuait son lent défilé à travers les dimensions.

Dans les abysses hivernales, loin dans les abîmes oubliées, sommeillent encore ceux qui furent autrefois les bourreaux du crétacé. Gigantesques et monstrueux, ils se sont bercés de la déchéance de l’humanité pour enfin s’éveiller. Leurs corps aux mille écailles, nébuleux et intangibles, flottent dans le vide aquatique, ainsi qu’ils le faisaient dans des temps immémoriaux. Au-dessus de l’apache, se déplace l’être qui engloutit l’ancienne Amérique. Ses yeux mornes, multiples, impartiales n’ont fort heureusement que faire d’une fragile troupe de voyageurs un peu trop curieux. L’entité continue son lent cercle autour de la Terre, à présent silencieuse.

Deux immenses falaises apparaissent. Anciennes et oubliées, leurs excroissances spongieuses ont leurré l’humanité de promesses de civilisations enfouies. Armé de la flamme et du trépan, l’Homme a cessé de fixer les étoiles pour se tourner vers les abysses obscures. Sa main destructrice a déversé le feu dans les entrailles de la Terre agonisante. Sans l’intervention des Anciens, l’humanité se serait condamnée elle-même, pour une poignée d’écorces émeraudes. Pourtant, l’Homme n’avait pas tout faux. Entre ses deux montagnes sous-marines, au fond du ravin funèbre, se dresse la prochaine étape du voyage.


Une porte. Une simple porte opaque et pourrissante. Recouverte d’algues, de vase sablonneuse et de carcasses animales, voilà des années, des siècles, qu’elle attend les prochains voyageurs. Ses origines appartiennent aux rêveurs, mais sa destination ne se réserve à aucune attribution. Sans hésitation, l’homme au haut-de-forme en tourne sa poignée oxydée, pour franchir d’un pas leste sa barrière moite, célant jusqu’alors de sombres secrets abyssaux.

Un pas, deux pas et les voyageurs se retrouvent au milieu d’une pièce sans issue apparente. Un sol molletonné en damier jaune et noir, un vieux sofa écarlate rongé par les mites, ainsi qu’un téléviseur cathodique des années 50, sont les seuls éléments notables du décor. Pour la première fois prit de doute, le prince oriental pose son regard ardent sur le vieil écran. Qu’attend de lui cette chose, qu’il n’a jusqu’à présent jamais vu de son entière existence ? Tourner l’antique molette sur son flanc ? Ma foi cela ne pourrait faire aucun mal.

L’image grésille. Durant un bref instant, les impromptus spectateurs observent une parodie de leur réflexion. Sur l’écran, au milieu de la pièce, une ombre informe s’est mêlée à eux. Elle n’attaque pas, ne bouge pas, elle est juste là, à observer ceux qui, après plusieurs siècles de silence, sont ses premiers visiteurs. Cette apparition est brève, car l’image change déjà.

Une forêt noire, des arbres noueux et tentaculaires. Les racines sylvestres serpentent sur la terre asséchée, le long d’un sentier terreux envahi d’herbes exotiques. Des parasites sur l’image, mais le paysage reste fixe et silencieux. Par curiosité, le prince pose sa main sur l’écran… et passe au travers. La suite du périple se trouve dans un vieux reportage Arte. Ce n’est guère excitant, mais si certains traversent des miroirs, d’autres traversent des télés, chacun ses passe-temps. Qui êtes vous pour juger ?

Sous la voilure végétale, le sol est craquelé et l'air étouffant. Difficile de constater s’il s’agit à présent de la Terre ou d’un autre astre altiers exsangue. Aucun être ne chante et nul brise ne souffle, seul le silence pesant berce l’ex-berceau de la vie, quelle que fut cette vie. Un rapide regard en arrière, mais la fenêtre cathodique a depuis longtemps disparu. Devant s’étend vers l’infini apparente, les bois tortueux depuis bien longtemps vidé de toute substance. En s’enfonçant dans l’épaisse taïga, les couleurs disparaissent peu à peu. Progressivement, le blanc et le noir constituent la seule palette bigarrée, sans nuance grisâtre.

Il n’y a plus ni ténèbres, ni lumière. Aucue étoile ne flotte dans les cieux surannés, seulement du blanc et du noir maculant les arbres et le sol fatigué. Un pas après l’autre, la petite troupe approche d’une éclaircie. En son centre, trône les vestiges d’une habitation. Si elle est humaine, alors son propriétaire avait un goût prononcé pour l’art contemporain, couplé à une bonne dose de d'ingénierie avancée… très avancée pour son espèce.


Un dôme transparent trône fièrement au milieu de l’herbe blanche. Sans être matériel, il n’est pour autant pas éthéré. Les reflets surnaturels du paysage viennent s’égratigner sur sa surface à la fois obsidienne et crayeuse. Sa géométrie parfaite, semble s’incliner au rythme des pas des voyageurs. Difficile de décrire l'indescriptible, car c’est ce qu’est cette relique du passé. Une indescriptible question architecturale. Sous la membrane, le bâtiment dissimulé présente des formes irrationnelles. Non-euclidiennes diraient certains. Cela paraît loin et en même temps si proche. Non aligné tout en préservant une cohérence inédite. De hautes tours semblent percer la voûte gazeuse, mais conservant une taille d’enfant. Au coeur de ce délirium comateux, git les restes d’un palais anguleux. sorte de tesseract impie pour la raison humaine, mais joyaux pour ceux qui s'autorisent à rêver.

Quelques pas plus loin, la procession est à moins d’un jet de pierre du dôme. Fidèle à eux-mêmes, les voyageurs en traversent la membrane sans hésitation aucune. Tant mieux, sa surface n’est guère l’apanage du pénitent ou des hésitants. A l’intérieur, l’ancien monde n’est plus. Le paradoxe vivant de l'environnement, saute aux visages des méritants. Tours et bâtiments effilés à la fois sans envergure et rois des cieux, s’élèvent jusqu’aux nues, sillonnées d’oiseaux métalliques majestueux aux côtés d’aérostats organiques. Les rues sont nombreuses. Des créatures de tous horizons s’y promènent, en marchant, flottant, bondissant ou restant immobile.

Parfois des pensées éparses creusent le sol de creux tourmentés, là où d’autres explosent de couleurs inimaginables. La petite troupe se disperse enfin. Ils ont atteint la fin de leur voyage, leur Eldorado mythique. Un lieu oublié, épargné de la fureur de l’univers, où toute conscience finit par atterrir. Une partie de la vieille humanité y sommeille déjà. Certaines âmes innocentes papillonnent innocemment entre les arbres replets aux reflets azurés. Dans les cieux ocres, sous les nuages jaspés, gazouillent le chant des dieux oubliés, considérés longtemps comme les démons des temps sombres.

Votre voyage pourtant ne s’arrête pas là. Il peut continuer à l’infini, plus loin encore que les limites de l’univers. Il s’étend jusqu’à ce que votre imagination, votre aptitude à rêver, à vous laisser porter ne s'amenuise enfin. Les lignes qui s’agglutinent, se superposent, n’ont rien d’exceptionnelles. Si bien écrites elles sont, elles traduisent seulement les possibilités de l’esprit.

Sans votre procession fantasmagorique, vous continuez donc votre lent voyage vers les confins de l’imaginaire. Lors que vous parcourez l’avenue aqueuse de la cité, une lueur pulse lentement depuis son coeur palpitant. Entre le rouge et l’or, dans une nuance qui vous échappe de par votre mortalité, ses lentes pulsations vous attire inexorablement vers le vieux palais. L’hypercube aux mille et un reflets, abrite son propre microcosme. A la fois demeure familiale oubliée par le temps, cité dans la cité et citadelle calcaire plus fortifiée encore que nos vieilles bastilles à l’abandon, sa haute silhouette altiers vous surplombe par l'aberration que sa vision procure. Magnétisé vous vous y dirigez, flottant, marchant ou volant, vous choisissez, seules les limites de votre imaginaire enchaineront dorénavant votre lecture.

Au pied de ce monolithe gorgé de lumière, nulle porte ne paraît. Hésitant comme le fut jadis le vieil apache, vous posez votre longue main pâle sur l’une de ses multiples surfaces. Le passé, le présent et le futur vous traversent. Pas les vôtres, ou peut-être que si, mais en ce cas mélangés parmi ceux de l’existence entière. Celle de la galaxie, de chacun de ses habitants, même le plus insignifiants à vos yeux, ennuyés par les visions que vous ne comprenez depuis longtemps plus. Sans plus de réflexion, vous appuyez plus fermement et bientôt, votre bras, votre buste et enfin votre entière personne se fait aspirer dans les méandres du multivers.


Vous êtes Arnaud, un ferrailleur de 23 ans dans un atelier de couture. Vous êtes également l’aigle survolant le Nevraska, l’orque flottant en paix dans les profondeurs de l’océan, mais également cet être à trois jambes, aux bras en forme de trompette et le regard omniscient scrutant le vide infini des profondeurs de Ganymède. Vous devenez la fourmi au milieu de la multitude, un roi caché sous la montagne et l’empereur de glace d’un royaume lointain. Vous êtes tout ça à la fois et en même l’être que vous avez toujours été, conscient maintenant de sa propre insignifiance. Les chemins se multiplient, les destins se croisent, se tissent et se brisent au milieu de maelstrom de couleurs, de vie, de mort, d’existence. L’omnipotence tant convoitée se révèle un fardeau. Si lourd qu’aucun remplaçant ne s’est jamais manifesté jusqu’à présent. Le mystère de l’omniversel créateur demeure encore, même dans les profondeurs de la cité originelle, perdues si longtemps dans les limbes du cosmos.

Si jamais vous décidez de rester, faites vous plaisir et contez donc votre nouvelle existence ; mais ce n’est guère mon essence profonde ici. Une immersion vers l’éternité, ainsi se dirige les pensées. Plongeant dans l'éternel, le vide est partout, entourant cette nouvelle conscience. Soudain, sans jonction ni repos, le sol se fait plus dur et le décor change à nouveau.

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