Midi

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Un camion s’engage sur la chaussée, pile au moment où je traverse. Un instant je reste saisi devant sa présence inattendue. Son chauffeur loin de m’accorder la priorité, se sent prêt à colorer sa soirée d’un sanglant homicide, suivi d’un délit de fuite et de quelques tonneaux. Je me précipite vers le trottoir opposé et saute presque sur le bitume, alors que le poids lourd rase mon dos.

Je pousse un juron et fais un geste peu catholique en direction de l’imposant véhicule. Celui-ci ne m’accorde guère plus d’importance qu’une plaque d'égout. Et dire que des tarés pareils ont leur permis, alors que je n’arrive pas à passer le code. On croit rêver.

En attendant, je suis retard. Si je ne presse pas le pas rapidement, Marguerite va encore me taper sur les doigts. Sans perdre de temps, je remonte la rue en direction de l’appartement de ma petite-amie. La journée a été plutôt longue. Le dernier cours magistral m’a paru durer des heures et le prof s’est payé le luxe de faire des heures sups en s’attardant avec un plaisir sadique sur certains détails morbides d’un architecte pratiquement inconnu au bataillon.

C’est à cause de ce genre de cours et de délire académique que je vais arrêter la fac, je pense. Je n’y apprends rien, en tout cas rien qui ne soit vraiment concret, sinon utile. Les journées s’égrènent au fil des saisons et je m’ennuie. J’ai gagné la ville pour m’armer face à l’avenir, pas pour jouir d’une séculaire branlette pseudo-intellectuelle. Surtout que ces fichus cours d’histoire d’Architecture me sont imposés, alors qu’ils n’ont strictement rien à voir avec mon cursus principal. Et en parlant de cursus, j’ai encore tout mon TP sur les bases de données SQL à terminer. La soirée promet d’être au moins aussi longue que cette satanée journée. Enfin, entre le marteau et l’enclume, j’ai bien mérité un peu de tendresse.

Arrivé devant la porte éraflée de l’immeuble de Marguerite, je presse la sonnette. Moins d’une minute plus tard, la porte s’ouvre… sur le visage renfrogné du propriétaire.

Merde ! J’avais complètement oublié qu’il guette le vestibule jusqu’à 18h ! Ce vieux lubrique allait encore se faire des films sur les mœurs légères de ses locataires, pour la plupart des jeunes filles, allez savoir pourquoi. Enfin pas vraiment en fait, le visage porcin, les cheveux gras et la nuque moite du bonhomme explose tout les potards des prérequis du prédateur sexuel du couvent. A se demander comment pareil individu était autorisé à louer quoi que ce soit, sans un quelconque consentement juridique. Peut-être avait il déjà satisfait ses pulsions charnelles dans une des chambres de bonne. Ses élucubrations mises à part, j’arbore mon sourire le plus hypocrite et salue ce cher M. Morvan.

- Bonjour monsieur. Je viens voir Marguerite et…

- Et vous êtes ?

- Eh bien de toute évidence un visiteur et pour être plus précis, le petit-ami de Marguerite. Je suis déjà passé vous savez et nous avons déjà eu cette conversation, je crois.

- Je n’en ai pas le souvenir.

- Eh bien faites des Sudoku. Il parait que ça travaille la mémoire. Ça vous changerait d’analyser les fréquentations de vos locataires.

- Pardon ?

- Rien. Je peux entrer ?

- Sur ce ton là, je…

- Quel ton ?

- Quoi ?

- Je peux entrer maintenant ?

- Mais…

Pas peu fier de faire tourner le “pauvre” cochon en bourrique, mais néanmoins déjà lassé de mon petit jeu cynique, j’écarte sans grande délicatesse mon infortuné interlocuteur, pour me ruer vers l’escalier en colimaçon, sous les jurons dudit.

Je ne peux m’empêcher de sourire. Déstabiliser mes interlocuteurs a toujours été mon petit-jeu favori, au grand dam de mon entourage familial. Il faut croire toutefois que ce genre de pratique ne rebute pas tout le monde, puisque Stéphane semble toujours m’apprécier depuis quelques années. Je trouve cela tellement jouissif de couper l’herbe sous le pied des pignoufs qui ont le malheur de me prendre de haut. Ainsi va la société dit-on… raison de plus pour se montrer irrévérencieux.

Parvenu au deuxième étage, la porte située en face de l’escalier s’ouvre sitôt mes pieds posés sur le vieux parquet poussiéreux. Sur le seuil se tient ma dulcinée. Ses cheveux longs auburns cascadant sur ses épaules dénudées encadrent un visage taillé à la serpe où pétillent d’intelligence ses yeux vairons. En tenue légère, elle m’observe avec une moue désapprobatrice.

- T’es en retard.

- Je sais, mais j’ai plusieurs excuses. J’ai failli mourir au moins deux fois. D’ennui d’abord, à la fac ; tamponné par un camion ensuite et ton proprio veut en ce moment même ma mort.

- Fichtre, ton quotidien ferait presque passer les derniers Marvel pour des pièces de Beckett. Entre imbécile.

Souriant, je ne me fais pas prier et pénètre dans le studio bien trop dispendieux pour ce qu’il est, soulagé d’échapper au déluge de ses réprobations. Fidèle à mes habitudes, je vais m’écraser sur le canapé-lit après avoir ôté mes sempiternels Doc Martens. A tout au plus deux mètres du meuble douillet, sur les plaques de cuisson de la kitchenette, un agréable fumet émane d’une casserole bouillonnante. Marguerite n’avait pas perdu de temps. D’ailleurs elle n’en perd que rarement, pour ne pas dire jamais.

Cela dit, il ne me semble pas qu’il soit si tard, si ? Un rapide coup d’oeil sur l’écran de mon smartphone flambant neuf m’informe qu’il est tout de même 18h30. Fichus cours à rallonge ! J’allais encore une fois passer une soirée bien trop courte avec ma chérie, pour savourer le goût du Java sur ma langue râpeuse le reste de la nuit. Une bien triste perspective nocturne.

Inconsciente de mon flux de pensées, Marguerie s’assoit à mes côté et me gratifie d’un long baiser sur la bouche. Je ne suis pas très fana de ce genre d’attention, mais ce soir j’avoue ne pas y être indifférent. L’esprit enfiévré, je commence immédiatement à déboutonner ma chemise et laisser mes mains parcourir la peau douce de son corps élancé. Une main ferme m’arrête. Marguerite se dégage tranquillement avant de se diriger d’une démarche souple vers la kitchenette.

- Plus tard si tu le veux bien. J’aimerais préparer le dîner sans avoir l’impression d’évoluer dans un film érotique des années 80. Comment s’est passé ta journée ?

- Pas trop mal, répondis-je en rougissant légèrement suite à son analogie. Enfin, plus mal que bien en fait. C’était d’un ennui ! J’ai eu l’impression que la journée ne terminerait jamais. En plus, j’ai pas eu le temps de manger ce midi.

- Pauvre chou… Si mignon. Patiente encore un peu, je prépare des nouilles à la japonaises. Essaie de ne pas t’évanouir d’ici là, même sis je pense que tu n’es plus à une heure près maintenant.

- C’est une façon de voir les choses, je dois aller aux toilettes.

- Elles n’ont pas bougé.

Ayant compensé l’absence de nutriments compact par un apport calorique aquatique, ma vessie menaçait, depuis quelques heures, d’ouvrir les valves. Donc sans plus de préoccupation esthétique, me voilà à courir vers les cabinets comme un constipé sur les rives de la syncope. Une comparaison bien triste, mais assez fidèle à la réalité de la situation.

Je m’y enferme, profitant du peu d’intimité que me procure l'exiguïté des lieux et fais mon affaire. Y a-t-il vraiment besoin d’en rajouter plus ? Je ne vais tout de même pas faire un déroulé détaillé de l’opération canadair de Saint-Velin-sur-Aube. Le stress de la situation, je l’avoue, bloque un peu le portillon, mais ma mission s’accomplit sans anicroche.

Une chasse d’eau, un coup de swiffer dans le ravin, plus un rigodon d’eau entre les mains et me voici de nouveau au milieu du salon, prêt pour une soirée des plus torrides sur fond de nouilles japonaises. Cela tombe à pic, le dîner est prêt et il est quoi ? 18h45 ? Je ne vais pas m’en plaindre, je suis pour le coup affamé, même si on mange effectivement tôt sous le toit de Marguerite.

En papotant, j’engloutis goulument ma généreuse portion, me ressers et derechef, avale sans tracas une seconde rasade de cet exquis repas. Entre deux remarques météorologiques, un conseil informatique et une pincée de sel argumentatif, je m’interroge sur le bien-fondé de notre relation. Ma famille n’a pas encore eu la chance de rencontrer Marguerite. En même temps, c’est une bonne chose, bien que cela soulagerait mon paternel sur sa méfiance conservatrice dans mon orientation sexuelle. Ma mère quant à elle, paralysée des jambes depuis son accident de moto, verrait probablement en Marguerite une main d’oeuvre gratuite. Une jeune femme au foyer respirant la douceur d’un logis automnale et l’hypothétique plaisir de l’empottage des bégonias.

En fait, je ne sais pas trop ce que ma famille pourrait penser de Marguerite. Je me fais sans doute des films, mais il y a peu de chance pour qu’ils se persuadent de me voir un jour pilonné du melon, non que je veuille des spectateurs pour pareil acte de virilité. Néanmoins, les probabilités pour que la jeune fille à ma droite avalant avec force de glou-glou les nouilles tout juste cuisinée, soit mon âme soeur s’élèvent au moins à 85%. Dans le reste, réside l’incertitude quant au train-train monotone de la Vie avec un grand V et ces étranges flous mémoriels qui ont tendance à s’accentuer les jours d’ennuis diluviens.

Je n’ignore pourquoi, mais il m’arrive souvent de penser à mon avenir et mon passé et de n’y voir aucune sorte de différence. Impossible pour moi d’expliquer clairement ce phénomène proche d’un dérivé quantique de la macroscopie vivante. Toujours est-il que d’étranges flashs de “souvenirs” ou de “rêves” viennent heurter la porte de ma raison. Parmi ces-derniers, je me vois ou du moins, me sens allongé sur un lit au bord du dernier soupir, alors que mes forces, loin de me quitter, insufflent une énergie nouvelle dans mon corps cabossé.

A contrario, j’ai du mal à repenser à mon enfance sans attraper une migraine carabinée. Lorsque ma mère m’évoque certains incidents de l’enfance ou des mésaventures apparemment mémorables, j’évolue dans un brouillard complet. Je ris de blagues que j’aurais inventées, tremble devant d’anciens croque-mitaines ou encore pousse ce fameux “Ah vraiment ?” qu’ont les gens précautionneux quant à certains événements délicats de l’existence. Par ailleurs, ces réflexions racornissent ma perception temporelle… Attendez une minute, quelle heure est-il là ?

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