LA BRUME DU MATIN
2024. La capitale, autrefois symbole de prospérité et de sécurité, baignait désormais dans une brume de désespoir. Le vent glacé de la crise soufflait à travers les rues, emportant avec lui les dernières illusions de ceux qui croyaient encore en un avenir meilleur. Chaque coin de la ville semblait se tordre sous le poids des manifestations, des grèves, des promesses politiques non tenues.
Dans cette agitation, une famille se battait pour survivre à sa propre guerre.
Une grande maison luxueuse, située rue Grégoire à Pétion-Ville, était ce matin-là la définition du chaos.
Nous étions un mardi 16 mars. Il était à peine 9 heures. Lydia Boursicot se tenait dans la cuisine, le regard figé sur une tasse de café qui refroidissait entre ses mains.
La vapeur qui s’en échappait doucement semblait symboliser sa vie : autrefois pleine de chaleur et de rêves, aujourd’hui réduite à une brume, disparaissant lentement, sans retour possible.
Autour d’elle, l’agitation de la ville semblait lointaine. Les sirènes, les cris étouffés des protestations... tout cela ne résonnait que comme un écho, comme si la réalité elle-même s’était arrêtée à la porte de sa maison.
Mais au fond de son cœur, elle le savait : la tempête qu’elle avait tenté d’ignorer trop longtemps finirait par l’atteindre.
Boursicot, homme politique puissant, ne montrait jamais la moindre faille en public. Mais dans cette maison, il n’était qu’un tyran. Oui, ce même Boursicot était son mari.
Le bruit de pas d’enfants résonna dans le couloir. Ria et Rina entrèrent dans la cuisine, les visages encore endormis. Lydia leur adressa un sourire fatigué, mais tendre, dissimulant la tempête qui faisait rage en elle.
Elles étaient tout ce qu’il lui restait, tout ce qui lui donnait encore une raison de se lever chaque matin.
Fatla, l’aîné, était déjà parti à l’école. Mais son absence pesait lourdement sur Lydia. C’était un vide qu’elle n’arrivait pas à combler. Son esprit revenait sans cesse à lui, à ce qu’il aurait pu devenir.
Mais il était trop tard pour les regrets. Trop tard pour les rêves brisés.
Un cri soudain retentit à l’extérieur, suivi d’un bruit de verre brisé. Lydia sursauta. Elle se leva brusquement, les mains tremblantes autour de la tasse.
Les enfants la regardaient, inquiets. La tension politique, jusque-là confinée aux rues, semblait maintenant s’infiltrer dans leur propre foyer.
La guerre dehors n’était qu’un reflet de celle qui faisait rage à l’intérieur.
— Ria, Rina, allez dans vos chambres, dit-elle d’une voix calme, mais ferme. Je vais m’occuper de ça.
Les jumelles obéirent, mais Lydia sentait le poids du destin s’alourdir sur ses épaules. Il était peut-être trop tard pour fuir. Trop tard pour tout.
Mais la vengeance, elle, était encore une possibilité.
Un désir qui couvait en elle comme une braise prête à s’embraser.
Elle s’approcha de la fenêtre, et ce qu’elle aperçut à travers les rideaux renforça son malaise. Une silhouette solitaire, vêtue de noir, avançait lentement dans la rue, comme une ombre parmi les ombres.
Son visage restait caché.
Mais Lydia ne pouvait s’empêcher de se demander si cette personne était liée à son mari… ou à ce qu’elle avait tenté de fuir depuis si longtemps.
Dans cette ville en ruine, avec sa famille à la dérive et un mari qu’elle haïssait presque autant qu’elle l’aimait, Lydia comprit une chose : il était temps de reprendre le contrôle de sa vie.
Soudainement, elle monta à l’étage, ouvrit les armoires, et commença à faire ses valises.
Ria, tremblante, observait sa mère en silence. Pour la rassurer, Lydia s’efforça de chanter, d’une voix pâle, un vieux refrain d’enfance :
— Cache-cache, Lubin c’est Lubin… si ou kite yo wè w, se Lubin…
(Le téléphone sonna.)
Elle sursauta.
L’écran affichait : Boursicot.
Un frisson parcourut son corps. Ces appels étaient toujours pleins de promesses… et de menaces.
D’une voix calme, elle décrocha.
Mais son cœur battait comme un tambour.
— Allô ?
La voix de son mari résonna à travers le combiné, froide, dominante, mêlée à des bruits de fond.
— Oui, chérie, ça va ? Les enfants sont à la maison ? Tout va bien ?
Elle baissa les yeux vers ses filles, assises dans un coin, les regards inquiets fixés sur elle.
— Oui, les enfants vont bien.
Sa voix trembla légèrement.
Je suis à la maison. Tout va bien. Et toi ?
Un instant de silence.
Puis, d’un ton plus sombre, il ajouta :
— Les rumeurs… j’ai entendu des choses. J’espère que tu n’as rien à craindre.
Elle ne répondit pas tout de suite. L’angoisse montait dans sa gorge.
Ces “rumeurs”, elle savait de quoi il parlait : les tensions politiques, les violences dans la rue...
Mais ce qu’il ignorait encore, c’était que la plus grande violence se trouvait chez eux.
Un cri retentit.
Ria s’approcha d’elle, effrayée.
— Qu’est-ce qui se passe, maman ? C’était papa ?
Elle se pencha vers elles, tenta un sourire.
— Oui mes bébés. C’est papa. Rien de grave, juste un souci de réseau.
Elle jeta un dernier coup d’œil au téléphone.
Elle ne pouvait plus fuir.
La peur, la honte, l’impuissance… Elle avait tout connu.
Mais aujourd’hui, quelque chose avait changé.
Un éclat de rage, une étincelle dans l’obscurité, brillait en elle.
Elle raccrocha.
Et se leva.
Lydia n’était plus une femme soumise. Il allait revenir ce soir, comme toujours. Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que ce soir, tout allait changer.
Elle se tourna vers ses filles.
— Écoutez-moi, mes chéries, dit-elle d’une voix ferme, tremblante d’émotion.
Nous devons partir. Maintenant.
Les jumelles échangèrent un regard. Pas une question. Elles savaient.
Lydia attrapa les sacs prêts depuis des jours. Elle s’assura que les filles étaient bien habillées.
Elles descendirent. Les mains des enfants se serrèrent autour des siennes, comme des ancres.
Elle se dirigea vers la fenêtre.
Les volets se fermèrent lentement.
Les rues grondaient. Les émeutes se rapprochaient. Les sirènes hurlaient.
Elle appela le chauffeur.
— Jean, c’est moi. Sois à l’angle de la rue Grégoire dans cinq minutes. Pas de questions.
— Je suis là, répondit-il. Ne t’inquiète pas.
Elle guida les filles dehors.
Pas de retour possible.
Le bruit des sirènes s’intensifiait.
À l’angle de la rue Grégoire, Jean était déjà là.
— Vite, entrez !
Les filles montèrent. Lydia suivit.
Le moteur gronda.
La voiture s’enfonça dans les rues en flammes.
Elle regarda par la fenêtre.
Un dernier regard vers cette maison, cette ville qu’elle avait tant aimée.
Elle savait qu’elle ne reviendrait jamais.

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