Volpino

5 minutes de lecture

AVANT NOUS

Volpino

J'ai vu un crâne au sommet d'une tour,

Par curiosité, je l'ai interrogé.

Douloureusement, il m'a répondu :

« Je suis mort sans que pour moi sonne le glas ».

Traduite et adaptée de Vitti ‘na crozza, chanson traditionnelle sicilienne

*

* *

* *

[Sicile, une plage perdue entre Catane et Taormine, 2208]

La mort a le visage d’un ange. Ou plutôt d’une N-GE.

Elle jaillit de la BMW Gespenst Vantablack garée sur la falaise. Son corps d’amazone affutée découpe l’aube. Les premiers rayons rasants la mer auréolent ses interminables boucles blanches. L’éclat des fusils d’assaut en bandoulière des hommes du clan Bianchi, postés en hauteur, profèrent de sinistres promesses dans son dos tandis qu’elle se coule sur le sinueux sentier menant à la plage. Don Elmo Bianchi, silhouette longiligne dans la force de l’âge, la flanque.

Le parrain se porte garant de cette négociation qui devrait intégrer leur groupe à la Stidda. Les cautions sont solides. Otages proches des deux côtés ; fouille intégrale avant d’être conduits là, sur cette crique déserte, à une éternité de Catane.

Pieds dans le sable, Volpino en est l’instigateur. C’est lui qui a supplié, à genoux et à poil, pour mettre fin à cette guerre fratricide qui oppose son clan, les Arculeo, aux Caponi. Il se souvient du regard pétrifiant du Don et de l’amusement qu’il a cru déceler chez l’N-GE, statue d’ivoire tutélaire.

Le jeune homme réprime un frisson à cette vision quasi mystique ; Madone guerrière et Père tout-puissant, bras dessus, bras dessous, qui descendent comme des êtres expulsés du paradis vers lui et ses complices.

Un coup de coude de Berto le ramène aux petits graviers dans ses chaussures.

— C’est pas ce que tu voulais hein, Volpino ? Jouer dans la cour des grands ?

La configuration de la crique est propice à un piège, mais il ravale ce commentaire. Dix de leurs gars, tendus, s’alignent sur la rive. Leur chef n’en mène pas large. Des galets roulent sous sa semelle pour tromper ses nerfs.

Arrivé à leur niveau, Don Elmo les salue à peine puis s’éloigne pour aller goûter la température de l’eau. Une subtile façon de prendre de la distance dans l’attente du dernier invité – le seigneur Don Caponi. L’N-GE, face à Volpino, le gratifie d’un sourire de travers, comme si elle riait encore du petit renard larmoyant, mignon, futé et surtout obéissant du clan Arculeo venu supplier l’avant-veille.

Volpino se perd dans la contemplation de cette sirène albinos génétiquement optimisée, attachée au Bianchi. Cette Chasseuse conçue en cuve, du haut de gamme datant de la guerre sino-russe, possède cette beauté éthérée et cruelle propre à ceux qui n’appartiennent pas à notre monde. Elle semble presque juvénile, si gracile, mais sa sérénité laisse lire une autre vie ; une existence belliqueuse.

Tout va partir en vrille. Cette certitude se plante entre les côtes de Volpino.

Le choix de cet arrangement n’en est pas vraiment un. Comme le lieu, ou l’heure. Se faire avaler par plus gros ou s’entre-tuer jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien des Arculeo. Gaspillage d’argent et de mains-d’œuvre, a-t-il fait valoir à Don Elmo.

Don Gabriele Caponi, membre du Conseil des Fasci, l’organe décisionnel de la Stidda, se montre enfin. Garde rapprochée minimaliste : son fils, histoire d’assurer la passation dynastique. Celui-ci doit avoir la vingtaine, presque le même âge que Volpino. Il a pour lui le regard noir et brutal de sa lignée – pour ne pas dire que c’est la copie conforme de son géniteur à quatre décennies d’intervalle. Une trajectoire de réussite et de fortune toute tracée dans la carrure robuste de ses épaules. Un enfant de roi. Juste après, se profile le crâne lisse du Diable, un ancien militaire aussi discret que redoutable, sous les ordres de Don Elmo.

Les poignées de mains et les salutations paraissent sincères. La discussion s’entame dans le vif. Volpino reste humblement en retrait, conscient d’être une quantité négligeable pour des hommes de cette envergure.

La première charge s’étouffe dans le roulis des vagues. Une lame cachée dans l’écumeuse crinière de la Chasseuse se fiche dans la gorge du chef Arculeo. Carotide sectionnée. D’un bond, elle surine Berto en faction à côté de Volpino. La faucheuse se faufile, l’ignore superbement, tranche un visage, un bras, puis deux. Danse macabre – lui reste là, médusé. Le Diable, en appui, aligne méthodiquement les Arculeo fuyards avec un Beretta 2200 à frag.

Embusqués dans les renforts rocheux, les hommes du clan Bianchi déchargent à l’automatique pour finir le travail. Le sable étouffe une tempête de balles. Volpino s’écroule. Supplications et giclés de sang abreuvent la grève.

Puis l’accalmie.

D’un pénible mouvement de tête, et malgré sa vision floue, il constate que Don Gabriele a bénéficié du même tarif de groupe. Leur rival gigote en poussant des râles pleins de grumeaux. Ses larges mains éraflent sa gorge béante, tentent d’en retenir le flot intarissable. À quelques mètres de là, le Diable achève Berto, puis essuie le couteau de chasse sur un pan de pantalon avant de le lancer à l’N-GE.

— Trop vieux pour ces conneries, qu’il marmonne en français.

Don Elmo pose sur lui un regard toujours aussi tétanisant. Celui que l’on surnomme la Gorgone semble immense en contre-plongée. Il considère sans la moindre émotion les corps hachés par les rafales avant de vérifier l’heure sur une superbe Patek Philippe. Son rictus suggère, sans surprise, l’issue fatale du rendez-vous. Le parrain sert alors une claque amicale sur l’épaule de son compère Don Caponi fils, dûment porté à la tête de l’entreprise familiale à présent, avant de s’en retourner vers la Gespenst qui les a conduits ici.

Bulles aux coins des lèvres. Chairs déchiquetées. Volpino ne lutte plus pour respirer. Le sang engorge ses poumons, le détrempe. La funeste Madone se penche sur lui.

Ses cheveux blancs cascadent sur son visage. Elle rabat une mèche derrière son oreille, dévoile des greffes d’optimisation trahies par des entrelacs brillants dans son cartilage. Le jeune homme n’a jamais vu une femme avec des cheveux si longs. La voix de l’N-GE a la douceur de la soie, le tranchant d’une lame. La pression de l’acier sur sa gorge ne promet aucune miséricorde. Son sourire un peu de travers tranche la symétrie parfaite de son visage. Volpino n’aurait jamais imaginé qu’une beauté fatale lui offrirait le baiser de la mort.

— Volpino, c’est ça ? Maddalena. Ne bouge pas.

Pour rien au monde. Elle retire d’un geste presque solennel ses lunettes de soleil, qu’elle accroche à son col. Il hoquette un mélange de sang, de bile et de larmes, se perd dans ces yeux laiteux, aux pupilles troubles, qu’il devine aveugles. Oh, Volpino n’a pas peur de mourir ! C’est le jeu, ce qui fait toute la saveur de leur existence. Finir ici, dans un coin de paradis de Sicile vierge de touriste, c’est toujours plus plaisant qu’au fond d’un trou à l’explosif, sous une dalle de béton, ou cramé dans une bagnole volée. L’Etna et la mer Ionienne seront ses seuls témoins.

Volpino se sent même en veine.

Vingt-deux années d’une vie qui n’a toujours tenu qu’à un fil. Et le plus beau des anges est venu le couper.

Annotations

Vous aimez lire Emystral ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0