I

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QUI SEME LE VENT... (2)

LITZY

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[Midipolia, hiver 2251 – un recoin presque sombre]

Tu as vingt-deux ans, déjà des cheveux blancs et tu n’as jamais su choisir ta couleur préférée.

Sa haine a la couleur brunâtre du sang séché. Sa miséricorde, celle de l’éclat scintillant, bleu presque blanc, d’un électrocutter.

Elle regrette néanmoins son choix d’un pantalon large en toile technique orange fluo, maintenant éclaboussé de tâches peu glamour qui ne laissent aucun doute sur leur nature. Le sweat oversize camouflage a néanmoins limité les dégâts.

Un instant, elle considère le corps affalé à ses pieds. Égorgé, entre un conteneur à déchets organiques et une armoire à consigne pour bouteilles attenante à la pizzeria, Pavel, ce lieutenant de la Krovaya Bratva, n’ennuiera plus personne. Les clignotements d’une holopub pour petite culotte agressent les yeux sensibles de la Chasseuse. Même jusqu’au fond des allées les plus malfamées de cette ville subsistent ces saloperies mercantiles. Pire que des rats !

La solution à son look ensanglanté s’impose d’elle-même. Elle retire son pantalon cargo dans l’intimité crade de la ruelle avant de le jeter sur le cadavre, puis de renverser quelques poubelles sur l’ensemble. La coupe ultra ample du haut à capuche descend presque à ses genoux. Litzy réprime un frisson, non pas à cause de la température mais tout bonnement parce qu’exposer ses jambes la répugne ; deux poteaux boudinés pour son petit gabarit. Rien à voir avec les modèles projetés en 3D sur les vitrines qui aveuglent la nuit midipolienne. Sors-toi ça de la tête. Rien à foutre de ces poupées injectées de plastique.

Encapuchonnée, son masque antipollution bien en place sur le visage, elle rentre d’un pas décidé dans le restaurant par la porte de service. Non, ce cagibi exigu n’en mérite pas le nom. Pas avec des mouches kamikazes qui plongent dans le pot de sauce tomate reconstituée avec trop de flotte et l’odeur atroce des morceaux de jambon végétal verdâtres.

Elle se plante près du comptoir-caisse, juste à côté du four électrique, attend que le gars finisse de prendre une commande à l’oreillette. Son odeur de transpiration mêlée au graillon des friteuses est insupportable.

— File-moi un bidon d’huile, dit-elle le plus neutre possible.

Le mec boutonneux se retourne avec précaution, comme face à un animal sauvage, puis, sans lui tourner le dos, interpelle du regard le patron aux fourneaux.

— Donne ce qu’on te demande. Et oublie pas la sauce piquante ! lance-t-il en déposant une affreuse pizza frites et ananas dans un carton.

Le fil de l’électrocutter chargé à blanc contre une mèche de tissu imbibée parvient à amorcer le feu au bordel, non sans difficulté. Litzy attend patiemment que les flammes grignotent le cadavre. La combustion des chairs reste superficielle mais suffisante pour effacer les traces de ses coupes. Du boulot d’amateur. Exactement ce qu’on veut. Un salopard de junkie de moins, quelle putain d’importance ? Personne devrait s’exciter sur ça.

Sur le retour, en passant encore dans cette cuisine engluée de graisse et de crasse, elle signifie d’un geste de la main qu’elle en a terminé.

— Tu veux rien à grailler, gamine ?

Gamine. Son mètre cinquante ferait douter, le style de ses fringues n’aidant pas ; ce qui est agaçant mais constitue une excellente couverture.

Elle ne se donne pas la peine de répondre et s’exfiltre vers davantage de lumière artificielle ; les passerelles plus hautes de la ville, animées par les étudiants en cette saison de fin de partiels. Un taco indien du Takeway fera un repas plus sûr, même pour sa physiologie optimisée.


Litzy s’installe sur un toit du niveau médian, confortablement, dos calé à la barrière, les jambes ramenées contre son corps dans son sweat trop grand. La sauce de son poulet curry madras dégouline entre ses doigts.

Midipolia lui offre ce panorama vertigineux, compact, d’empilement de plateformes en conquête sur la mer. La cité îlot, toute en verticalité, enfoncent ses massifs piliers dans l’écume, qu’on devine aux grondements du mauvais temps, là dans ces entrailles, bien trop profondément pour n’en rien voir du port, fondation et fondateur de la cité, dont remontent, amplifiés, déformés, les rots d’un vent tourbillonnant crachant les éructations des débarcadères.

La tempête en approche fait déjà osciller les métros téléphériques et les entrelacs de filets de sécurité – terrain de jeu mouvant des traceurs les plus aguerris, ces acrobates adeptes du déplacement libre. Aucuns d’eux ne braveraient les façades de verre moirées, ruisselantes, sous les voiles holographiques à peine estompés par l’orage. Leurs projections teintent la pluie. Barricadées de messages d’alertes clignotants, des passerelles assurent normalement la circulation piétonne. Des rails à sustention magnétique quadrillent la vue de stries lumineuses vrombissantes sous la folie des aérocars.

Litzy n’a aucune notion des dimensions de la ville, elle sait seulement que le monstre urbain, cette gigantesque machine aux relents organiques, frémit face aux cyclones subtropicaux, toujours plus fréquents et dévastateurs, et que Midipolia se hisse, par l’hubris et son attractivité économique, toujours plus haut, en escalade contre la montée des eaux et l’espace terrien toujours plus restreint.

Si la ville vit sur la mer et s’étire vers le soleil, Litzy ne lui trouve rien d’aérien à l’inverse des annonces d’investissement qui pullulent dans le quartier des affaires. Sel et iode grignotent ces boyaux de métal relégués à l’ombre des nouvelles constructions. Cœur de rouille sous peinture néon. Midipolia dissout jusqu’aux rêves qu’elle accueille.

Litzy scrolle les canaux d’infos, les réseaux, puis quelques photos sur son auxiliaire, mâchouille son taco et sa rancune – ce vieux linge sale familial. Repas dominicaux, fêtes d’anniversaires fallacieux, barbecues, soirées diverses, vacances en Sicile et sorties en bateau, et partout les amis à ses parents adoptifs signent un V de leurs doigts, allègres.

Certaines histoires ne se racontent pas en entier.

La tienne s’écrit en creux. Dans le sillon des plaies que s’infligent les hommes, les cicatrices qu’elles laissent. Elle commence avant toi et finit bien après.

Annunziata, sa mère, est une femme des Bianchi, une énième fille d’une énième génération un peu dépassée, soumise à la sombre et implacable mécanique des clans et des histoires d’hommes à l’honneur très relatif. Leur histoire est un éternel rembobinage d’affaire mal arrangée avec la Justice et de paternel absent, celle d’une dette sang comme un fait divers trop de fois répété et jamais tout à fait compris.

Don Elmo Bianchi avait des principes. En chef de famille magnanime, il n’accablait pas un enfant des fautes de ses parents, ni un subalterne des erreurs de son supérieur. Certains sont allés raconter que vieillir l’attendrissait, que faire du sentiment l’aurait perdu, mais ceux qui l’ont affronté se souviennent encore d’une froide mathématique qui évaluait implacablement les coûts et les bénéfices.

Maman a donc été condamnée à l’oubli plutôt qu’à mort ; un simple saut de ligne dans la masse de chiffres manipulée par un parrain qui tenait encore ses comptes à la main.

Sur l’autre rive, Papa, qui n’a pas encore rencontré Maman, est un jeune homme brillant mais pas assez pour être reçu en première liste au concours le plus envié de toute la fonction publique : la Brigade Douanière de Midipolia. Peut-être parce qu’à vingt ans, Yann Macbeth croit encore à un système dépassé ou plus simplement que son milieu social ne lui fournit pas les codes nécessaires. Son job alimentaire et les revenus de ses parents trop élevés pour une bourse mais pas assez pour une prépa ne financent pas suffisamment la réussite qu’il mérite.

Ah, peut-être bien que les partisans des syndicats ont raison – au moins pour cette fois.

Au détour d’une soirée étudiante pour éponger son échec, Papa croise un homme avec une canne à tête de renard du nom de Volpino et achète un peu de chance à crédit. Quelques jours plus tard, coup d’un infâme destin : désistement sur liste principale. Les circonstances exactes restent floues mais les conséquences, elles, s’écrivent, indélébiles.

À son incorporation, Papa, si fier dans son uniforme d’agent des Douanes, enserre Maman par la taille. Ils font tous les deux le V de la victoire. C’est une jolie photo pour un geste anodin, mais lourd de sens.

Ton histoire s’écrit en creux. Dans l’absence de mots, entre les quais et les bateaux de multinationales voraces, parmi les hommes qui n’ont pas de nom sinon dans la taille d’un marbre noir que l’on recouvre de chrysanthèmes.

Certaines histoires ne se racontent pas en entier.

Parce que leur fin est évidente.

Don Elmo est abattu, Donna Maddalena lui succède, puis s’effondre contre la Brigade Incorruptible du Commissaire Borgne. Son fils, Giovanni, trop jeune pour tenir le clan Bianchi, prête allégeance à Don Caponi, la Tempête, le plus puissant des Fasci du Conseil qui régit la Stidda ; et tombe à son tour.

Tu l’as sacrifié.

Coupant en deux la ville, le Cercle trace un anneau de lumière gargouillante parmi la toile empilée. Cette voie périphérique principale perfuse tout le niveau médian où se mêle une impropre classe moyenne. Souvent, des runs illégaux ébranlent les heures creuses, juste avant le shift des dockers. Ces courses spectaculaires et périlleuses défoncent régulièrement les rambardes et finissent souvent dans des housses mortuaires, quand les requins ne dévorent pas tous les morceaux.

Cette nuit, la météo est plutôt idéale pour fracasser du drone de surveillance sur quelques façades vitrées. Un aubaine pour les organisateurs ce genre d’évènement underground et leur armada de hackers.

Litzy ne compte plus les soirées de son adolescence à attendre les frémissements des lumières des rails électrifiés annonçant les sécurités shuntées par les hackers stiddari. À retenir son souffle avant le dernier virage. Un œil sur l’écran, pour les plans rapprochés grâce aux caméras pirates sur canal crypté, l’autre sur les trainées des phares des bolides. Les chamailleries imbibées d’alcool entre Skënder et Giovanni. Les paris toujours perdus et la vodka-citron à la gourde.

Seul le Loup Bleu a bouclé le circuit sous la barre symbolique des trente minutes. Un record inégalable, même des années après.

Cette nuit-là.

Chaque souvenir creuse le gouffre dans sa poitrine.

Un œil à son auxiliaire. Il est l’heure. Elle avale sa dernière bouchée, suçote ses doigts puis enfile ses gants. Ses lunettes visières déploient le jeu en ligne. Sous la pulpe de ses doigts, les contrôles titillent ses nerfs. Elle se connecte à un crypt-chat privé pour valider la transaction du contrat exécuté. Skënder met une éternité à la rejoindre ; deux saloperies de capitaines draavo niveau 80 plus tard.

— C’est bon, lâche-t-elle au bip d’inter-co

Le loot est vraiment pas mal : un set de doubles lames. Dans la projection, un gnome-voleur pope comme un monstre surprise. L’image saccade autour de la créature, signe de corruption du code.

— Ah. (crachotis sur le canal, conteneurisation de signal maison) Merci. Euh…

Pas Skënder non, mais son hacker-standardiste à la voix ouatée. Elle a zappé le nom de cet abruti suceur de résine. Aucune importance.

— Arrange-toi avec l’Albanais. Comme d’habitude.

— OK, OK…

Méchant freeze dans l’environnement virtuel. Vibration à son poignet. Son auxiliaire accuse bonne réception du virement. Elle ne vérifie pas le montant. Skënder n’oublie jamais le pourboire.

— Je m’y fais pas, putain, marmonne-t-il.

Le gars quitte la conversation. Le panorama se stabilise, l’affreuse petite créature vaporisée. Mais ferme ta gueule, pauvre connard. Ferme ta gueule si c’est pour rien dire. Litzy ravale sa colère, se venge sur du nain, n’importe quelle bestiole qui tombe sous ses lames virtuelles. Tu t’y fais pas quoi ? Que l’Envoleur soit une fille ? Décidément le XXIIIe siècle est plein de déceptions.

L’Envoleur c’était toi, Gio.

Ombre de la mort, pâle reflet. Quel est ton nom, à toi ?

Tu n’existes pas.

Entre ses dents, des mots s’échappent :

— Toutes les couleurs, hein ? Menteur. Menteur. Menteur…

Incessante litanie qui serre sa gorge, s’étouffe dans ses sanglots.

La vérité lui fait encore plus mal.

Le ciel craque et se déverse de plus belle. Litzy relève la tête, retire sa capuche, permet à la nuée glaciale de glisser sur sa figure trop semblable à son âme jumelle, découvrant et détrempant ses cheveux teints en roux. Un instant, elle a cette pensée fugace et frivole qu’il faudrait qu’elle s’occupe de ses racines blanches trop visibles. Cette génétique, elle ne l’a jamais pleinement assumée. Puis l’idée se noie dans la froideur de la pluie. Elle déco, fixe la ville, ses promesses non tenues et l’électricité statique qui commence à saturer les paratonnerres en arc étincelants, là-haut. Très haut. Là où tous ces hypocrites du Conseil des Fasci dominent la créature urbaine qu’ils ont eux-mêmes conçue à leur image.

La redoutable Tempête qu’elle doit affronter n’a rien à voir avec ces trombes d’eau là.

Patience, patience, lui répétait le Diable. Conseil systématique. Tremblement réflexe. Attente interminable de la chasse. D’abord le Commissaire, puis Don Caponi. Ils paieront. Chacun leur tour.

L’idée infuse, se diffuse. Un noir qui en dévore toute lumière. Litzy en a assez des colorations flashy, et un peu de sobriété jouerait en sa faveur pour la suite des opérations.

Elle pourrait patienter toute une vie s’il le fallait. Toute une vie, ça serait bien assez pour choisir sa couleur préférée. À vingt-deux ans, rien n’est encore trop tard.

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