Mais la neige

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

VYACHESLAV

Neige (1)


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Mais la neige n’est pas éternelle,

Même au sommet.

[Échos : Non, non…]


Et un jour, grand seigneur,

Plongé dans le grand blanc,

T’as tout oublié de la peur.


Mais la neige n’est pas éternelle,

Même au sommet.

[Échos : Non, non…]

Extrait d’EXTRA-pure, Verrelaine Vingt-Deux


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[Moskva, départ arrêté]


Ses semelles glissent sur les pavés verglacés. Vyacheslav porte un sac à dos rempli de bracelets à terminal bancaire. Le bénef de la semaine et quelques extras. Pour lui, Lyubov et Vaska. C’est sa première course. Celle qui conditionne son emploi. Et le salaire, indispensable.

Il a promis à Lyubov que Vaska ne finirait pas comme elle.

Les matraques derrière lui n’incitent plus à aucune prudence. Et le gamin court, négocie avec la poudreuse qui a durci dans la nuit, se rattrape à ce qu’il peut de poubelles, de murs, de rebords. Ses genoux accusent les chutes mais la peur rend la douleur muette. Ses poumons le brûlent. Ordre d’obtempérer. Mais il sait que cette fois-ci, il sera bon pour y retourner avec le flingue, contre son ventre, sous la veste.

Deux ans de redressement, ça lui a déjà suffi.

Il y a la neige et l’ambulance. Un type renversé sur la chaussée, casque-armure éclaté contre un trottoir. Un deux roues couché, vraisemblablement vrillé et inutilisable. Un binôme d’urgentistes s’affaire autour, le barda médical déployé. Demande assistance à la radio. Ordre d’obtempérer, encore.

Il sait que là-bas, il n’y aura pas de cadeau s’il perd la recette. Que s’il tire sur un flic, il ne passera pas la nuit de garde à vue.

Les gyrophares dans le brouillard nocturne, blanc, blanc comme sont les cauchemars qui s’éveillent. Et les pales d’un drone en piqué, dans son dos.

Il y a la neige et l’ambulance, à un carrefour de sa vie. Les portières grandes ouvertes, l’arrière illuminé et les stocks batteries fumants.


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[Midipolia, 2244]

Plus vite que la mort. C’est l’histoire de sa vie.


En charge, la Fasty R18 capture et déforme le panorama dans sa peinture fauve. La passerelle est glissante. En altitude, la moindre humidité forme une pellicule de frimas traitresse sur les grillages. Vyacheslav apprécie la fraîcheur nocturne, le ronronnement des voies supraconductrices aux éclairages sporadiques, et le souffle, aspiré, des vents qui s’engouffrent parmi les tunnels du Cercle, scindant la ville en deux. Plateformes et passerelles à l’horizontale s’enchâssent entre les colonnes géantes de vitres et de lumières à la verticale. Le quadrillage midipolien découpe le ciel de ses tours d’acier moirées d’écrans allumant la nuit au point d’éteindre les étoiles. Ces aiguilles infinies crèvent le ciel. Regarder vers le haut lui donne le vertige.

Il colle un patch de stimulantes sous son palais, laisse la chimie amère fondre. Les éclats urbains deviennent des halos dévorants dans ses yeux qui semblent, enfin, s’ouvrir avec une nouvelle acuité.

Doucement, Vyacheslav se laisse glisser dans cet état second de profonde concentration, une sérénité à la frontière du fébrile. Le sang bat ses tempes au rythme régulier d’une respiration ventrale. Quelques spasmes musculaires font tressaillir ses doigts, qu’il imagine sur les palettes de commandes. Le Cercle dessine son ellipse dans son esprit, un tracé faussement circulaire parsemé de chicanes, leurs courbes félonnes suivies de lignes droites pentues où il faudra négocier avec les frictions des résistors, les échangeurs aux voltages capricieux. Une bourrasque lui glace la nuque. Les vrombissements d’un drone lui tirent une grimace nerveuse, l’extraient de sa simulation mentale.

L’appareil aux mirettes indiscrètes tournoie autour de lui, inspecte l’aéro, suit la carrosserie profilée, presque carnassière, cette ligne continue tirant vers le pare-brise, fondue jusqu’à l’arrière. La calandre caractéristique de la marque, mâchoire de phares et de ventilateurs sous une grille de chrome, réfléchit son petit pointeur laser. Quelques ondulations en crêtes et creux dans le métal des flancs et du toit assurent un aérodynamisme savamment calculé que complète un jeu complexe d’ailerons et de déflecteurs ; les griffes de la R18 qui en font une des plus maniables de la gamme Fasty. Le drone refait un tour, puis se plante devant Vyacheslav, à deux mètres de haut, lui donnant la désagréable impression d’un contrôle policier.

Il fait un signe véhément au logisticien qui l’accompagne de lui dégager ça. Le masque VR engloutit ce qui pourrait être un homme mais qui n’est plus qu’une interface organique. Le câblé s’exécute avec les contrôles à ses gantelets. Pas envie d’afficher sa trogne. Encore moins son allégeance, par ce loup bleu encré sur sa gorge. Vyacheslav est venu pour se refaire une réputation, pas pour déclencher une guerre à plus de mille kilomètres de chez lui. D’ailleurs, il aimerait bien y retourner. Pour ça, il sait devoir lustrer des boules et rendre service au Baron, le ponte compatriote local, qui semble décidé à taquiner sa distinguée concurrence. La Stidda n’appréciera pas.

Y’a qu’à voir la tronche que tire ce gominé dans son Huracán tomate, là, sur la passerelle d’à côté. Trente mètres de vide et de courants d’air ne diluent ni la surprise ni la haine. Pas prévu dans la course arrangée, suppose-t-il. Des injures dans ce qui ressemble à de l’italien chatouillent son oreille entre deux rafales. Me promet pas de m’enculer avec ta grosse bite, après j’suis déçu. Serait-ce un majeur dans sa direction ? Le type gesticule encore. Le Moscovite l’ignore superbement.

Enfin, ça reste leur merde. S’amuser un peu, rafler la prime, entrer dans les petits papiers du Baron. Simple. Efficace. Rapide. Très rapide.

Le Baron sait où se planque Frankenstein, le légendaire biohacker. Ramener ce connard au pays pourrait racheter sa place à Moscou. Alors Vyacheslav va faire ce qu’il maîtrise le mieux : allez vite.

À pleine batterie, la recharge grésille puis saute du connecteur. Le câble s’enroule de lui-même, absorbé par la borne. Le logisticien croise les bras au-dessus de sa tête. Vyacheslav enfourne sa carcasse de bodybuilder dans l’aérocar, synchrone avec son concurrent à l’Huracán. Le siège baquet compresse ses larges épaules, enveloppe sa nuque. Le harnais emprisonne sa poitrine. Une holoprojo de Neko Kawaii chantonne un Yokoso! de sa petite voix électronique aigue.

Au contact, l’affichage tête haute se déploie. Des notifications système popent dans tous les sens avant de disparaître. Du charabia d’idéogrammes, développeur nippon oblige.

La lumière ondule par tranche sur le boyau aérien vitreux du Cercle. Parcouru de rail comme des veines électriques crépitantes, seul les tronçons d’insertions et des voies qui s’injectent avec le réseau des différentes plateformes midipoliennes s’ouvrent au ciel. Les carambolages à haute vitesse provoquent de méchantes projections de matériel ; d’où les toiles de sécurité qui couvrent toute la ville et assurent le festin d’araignées pilleuses. On va éviter d’en arriver là, hein.

Méchante montée de came. Sa tête turbine des hypothèses irrationnelles.

À la levée du drapeau lumineux du logisticien, Vyacheslav amorce une descente nerveuse. Le bras mécanique d’amarre qui maintient l’aéro à la passerelle se retire. La Fasty tangue, puis se stabilise en stationnaire à l’intérieur du lanceur en U. La répulsion des champs magnétiques entre les aimants des bas de caisse contre ceux de la voie assure la lévitation.

Les contrôles d’exploitations internes obligent un déplacement unidirectionnel et interdisent normalement tout dépassement. L’étroitesse de la route n’aide pas, même s’il reste possible de grimper sur les murs collatéraux en forçage. D’où la nécessité de shunter les sécurités fédérales avant de lancer les festivités, avec la conséquence de surcharges transitoires sur certains tronçons. Vyacheslav se méfie autant des surtensions dangereuses pour son système embarqué que de la fourberie complices des trois autres concurrents stiddari pour l’envoyer ad patres.

Neko Kawaii projette les calculs de trajectoires, les compensations magnétiques et les surtensions dangereuses. Vyacheslav patiente ce qui lui semble une éternité, en oubliant de respirer, que l’anneau brillant au tempo hésitant soit sous lui pour s’engager. La grille de départ le place en dernier. Partir sur une vague de surtension modérée, lui permettrait d’économiser ses accumulateurs internes pour coller le rital de l’Huracán loin derrière et d’avoir ce qu’il faut de jus pour s’envoyer les deux restants.

Impatients, ses doigts en attaque sur les palettes, les éclairs bleus courent, toujours derrière.

La came assèche sa bouche ; un peu de transpiration colle ses mains qu’il essuie prestement sur ses cuisses musclées. L’exigüité de l’habitacle concentre toute sa tension en une boule de nerfs au bas-ventre.

Le drapeau s’abaisse. Un sifflement aigu lui permet de savoir que l’Huracán n’a pas attendu la surcharge pour partir. La vague électrique saltatoire arrive. Fulgurance éblouissante. Pas encore. Un azur atroce vrille son œil. Presque.

Neko Kawaii coupe. La Fasty tombe dans la structure en U, balle de fusil en chambre comprimée, semble rebondir sur l’aimant basal au moment où la lumière inonde tout. Vyacheslav réenclenche. Oscillation, rééquilibrage. L’accélération plaque ses omoplates au fond du siège. Et l’anxiété se dilue dans les traînées des rails saturés. Les feux de l’Huracán se dessine et l’écart se réduit. Ça demeure néanmoins encore trop important pour espérer doubler.

Synchrone avec la surcharge, au plus bas qu’il est raisonnable d’évoluer contre la voie, Vyacheslav négocie sa position optimale en inclinant vers lui avec une infinie douceur, la manette de contrôle principale. Projetée par l’élan, la Fasty flotte mais grelotte en assiette légèrement positive.

La ligne arrière de l’Huracán se rapproche dangereusement. Plus haute en altitude, moins rapide mais bien moins sujette au roulis. Vyacheslav scrute l’optimisation logicielle de trajectoire pour gagner quelques précieux mètres. Ses doigts caressent presque les manettes. Sa précision le place juste assez en arrière pour profiter du sillage adverse

L’Huracán vacille légèrement sur le côté, contre son avantage mais Vyacheslav corrige dans le timing. Zigzag furtif en à-coups. Cette conduite nerveuse provoque des tremblements du véhicule écarlate qu’il ignore avec souplesse. La lumière s’abaisse brutalement dans une courbe. Scrutant les données de charge latérales, il sent la Fasty vaciller légèrement à cause de la baisse de tension. Déséquilibre à gauche.

Les capteurs de proximité s’affolent. Des alarmes s’empilent à la périphérie de sa vision. Neko Kawaii contrebalance avec souplesse, la R18 colle toujours son adversaire.

Son IA, il l’a calibrée lui-même. Le logiciel ne lui impose aucun rétrocontrôle intempestif. Vyacheslav laisse la machine anticiper les trémolos résiduels. Mieux que l’Huracán encore chancelante qui n’a pas apprécié le changement d’intensité.

Une nouvelle vague de surcharge donne à l’aéro rouge une poussée salvatrice. Perte de l’aspiration. Vyacheslav redresse tant bien que mal. Un jeu de pression sur la palette permet de puiser un peu de jus pour combler la distance. Le jeu du « je m’approche, je te fuis » les occupe sur un tiers de la distance et dévore son stock batterie lorsqu’ils passent près du quartiers des affaires. Les marées oscillatoires restent insuffisantes pour lui permettre de dépasser sans griller ses réserves.

Vyacheslav s’agace mais admet l’intelligence de la manœuvre. La stratégie adverse repose sur l’épuisement. À la longue, il ne pourra plus rien tenter, car moins endurant. Quand bien même sa Fasty aligne, d’après les fiches techniques, de meilleures performances brutes.

Neko Kawaii alerte une nouvelle baisse générale. Les rails cillent méchamment. La vitesse chute furieusement lorsque les ondulateurs de secours assurent la sustentation. Leurs seuls phares éclairent les reliefs irréguliers de l’échangeur. Le ciel s’abat sur eux d’une noirceur opaque. Leur passage soulève des ordures à proximité de la banlieue paupérisée des manœuvres du port. Pour maximiser son rapport, l’aéro italienne est descendue en limitant ses dérives. Il fait de même. Une dizaine d’ondes à intervalles réguliers convergent derrière lui, tempête magnétique qui excite déjà les capteurs. L’ordinateur n’encaissera pas bien la différence. Son radar détecte deux véhicules en approche par l’arrière ; Corvette Mantis EV lancées en flèche qu’il ne pourra pas prendre en vitesse pure le moment venu.

Rain et Thunder c’est vraiment des surnoms de pédés.

Vyacheslav se force à inspirer, prend conscience qu’il est bon pour se faire baiser ; la grille de départ qu’on lui a fourni le plaçait en dernière position.

Enculés.

La prochaine accélération adverse risque de lui coûter de trop. Se retrouver en sandwich avec les deux frangins au cul n’inspire rien de bon. Pas envie de vérifier si ces trois-là se sont coordonnés pour lui plier la caisse au moment où son système risque de couper.

Il lorgne du côté de la répartition électromagnétique qui assure l’aplomb de vol. À cette vitesse, et d’avoir trop sollicité la Fasty, la moitié du plein devra assurer les deux tiers restants du parcours. Toutefois, il ne regrette pas d’avoir sacrifié de la charge pour du ferrofluide dans les longerons. La glisse est bien meilleure.

Le bleu de la Corvette se fond presque à la marée de saturation, dans sa queue de comète. Presque à le toucher. Une première approche qui n’a rien d’une sommation dans cette structure en U. Un contact l’enverrait rejoindre la nuit infinie. Un filet de sueur le trempe quand la lumière aveugle tout. Retro caméras cramées. Tâches sur la rétine. Son parebrise se teinte, en retard. Le bouclier avant de la Corvette frôle son arrière. Une fine élévation de la Fasty négocie un sursis. Approche persistante. Avec l’Huracán qui ne semble plus vouloir le semer. Bien au contraire. Nouvelle attaque ! Pris au piège, Vyacheslav se mord la langue et coupe les suretés juste à temps pour s’échapper en s’élevant encore. La résistance à l’air lui bouffe son accélération mais une pression de palette renvoie du peps dans la machine.

Un bouton sous son pouce prépare la manœuvre sur la ligne droite à ciel ouvert. Celle qu’il a repérée au-dessus des alvéoles bioluminescentes des laboratoires G2NOS. Assez longue pour tenter le coup. Il attend que la Corvette réitère. Neko Kawaii décharge les supraconducteurs gauche, ajuste la répartition. Le ferrofluide carbure. Un grand coup de manette renverse la Fasty contre la paroi latérale de la voie maglev. Le casse-dalle remue dans son bide. Raccrochage stable, inclinaison maîtrisée.

L’électricité chatouille presque la pulpe de ses doigts lorsque la seconde vague magnétique shunte complètement les contrôleurs annexes. Le compensateur sature, repousse l’aéro. La turbulence éjecte la Fasty au-delà du mur. Calcul de compensation de l’IA. Les ailerons déployés rattrapent la vrille au-dessus de la voie en un élégant loop. Délicieuse sensation de dérapage.

L’inertie lui coupe le souffle dans les sangles du harnais. Midipolia, tête en bas, le nargue. La mer, noire et lustrée des éclats de la ville, a la profondeur du ciel pur de Sibérie. Le temps se suspend dans la courbe parfaite, harmonieuse d’un fauve-machine en plein bond.

Au même moment, la première Corvette, trop preste, percute l’arrière de l’Huracán. Celle-ci pique du nez pendant que l’autre décroche fort et surtout, trop haut. L’aéro écarlate s’encastre dans un rebord radar. Le capot, le bloc moteur avant, toute la structure se plie comme une feuille d’aluminium froissée. Pièces déchiquetées de carrosserie comme des taches de sang à la volée. Freinée par la prise au vent, la Corvette disparaît dans son dos. Des morceaux de métal sont projetés. Ces lames de fond se déversent sur la seconde Corvette qui freine méchamment, décolle trop tard. Son pare-brise émaillé accuse les collisions.

Les vapeurs d’azote liquide expulsées bouillonnent dans l’air ambiant. Les liquides des batteries s’y mêlent, gèlent, éclaboussent le verre de son cockpit dont l’opacité décroit tout juste. Neige et voile rouge trouble ses yeux. Rétro caméra toujours borgne.

La Fasty termine sa volte. Son système redémarre. La vitre s’inonde d’instruments de bords devenus fous. Neko Kawaii panique chouia : Yamete kudasai ! Raccrochage sur le rail opposé au feeling, puis reverse sur la voie basale. Le ferrofluide réajuste la prise. Assiette légèrement positive. Inclinaison stable. Accélération maximale à la troisième vague. La Corvette survivante n’est plus qu’une tache jaune poussin loin derrière.

Vyacheslav éclate de rire.

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