même au sommet

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

VYACHESLAV

Neige (3)


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[Moskva, vers l’infini et l’au-delà – ou juste avant]


De l’Atlantique au Pacifique, en passant par la mer Noire, la Caspienne et la Méditerranée. La terre de bout en bout, l’eau comme seule limite et la nuit étoilée à témoin.

Drogue. Armes. Glacières remplies d’organes ou de membres de frankée pour en extraire la moelle. Personnalités VIP. Puces informatiques sous sa propre peau. Des cadavres tièdes, encore entiers, dans la malle, parfois. Go fast à travers toute la Sibérie. Escortes de convois de camions. Par tous les temps, sur tous terrains. Les calculs d’itinéraires. Le rôle d’éclaireur en territoire hostile. Des liens inextricables avec le métal et la tiédeur des batteries se fondent en lui. L’odeur rance de sa transpiration, des jours et des nuits non-stop, à traverser le continent d’est en ouest. Le chaos au cœur à cause des amphétamines qui abrutissent sa peur. La dette de sommeil et la faim, après.

Vite.

Longtemps, Vyacheslav a vénéré le contact au sol, la négociation de la dérive en quatre points de pneumatiques sur la route. Sa conduite se dispensait d’IA et de corrections sophistiquées qu’il jugeait superflues, indésirables, parasites même – car affreusement piratables. Sa propre volonté pour trajectoire et la direction influée par la seule mécanique de la voiture faisaient son shoot d’adrénaline.

Jusqu’à son baptême de l’air. Shanghai, première course d’aéro. Neko Kawaii et son plongeur de programmeur ; et je devient nous.

Première victoire. Un rêve de gosse qui se réalise. Ivan Tsarévitch et l’oiselle de feu entre nos mains.

Nous nous mettons à notre compte. Nous nous croyons plus malins que les autres. Et nous accélérons de plus belle sur la grande route à sens unique de l’existence.

Si vite que le temps lui-même ne nous rattrape pas.

Tout s’arrête à Warszawa. Vingt-cinq années d’une course poursuite qui se condensent en un seul instant décisif. Lui ou son complice. Non… c’était beaucoup plus que cela. Mais je choisis. Sans même tergiverser.

La fuite, ensuite. Aussi loin que possible.


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[Midipolia, 2244, trois semaines plus tard – Hôpital des Saints]

La mort n’a pas voulu de toi. Encore, cette vieille rengaine.


Un miraculé, dira la toubib en salle de réveil. Les fesses encore gluantes du gel de la cuve de réanimation, tout le service était déjà à ses pieds. Trois semaines de coma en flottaison à rêver d’une tempête de neige interminable. À entendre sa mère hurler, ses petits poings crispés tambourinant sa poitrine quand il lui a annoncé son départ pour Shanghai. À repasser le film d’horreur. Warszawa, encore et encore.

Moskva, Shanghai, Warszawa ; trois points de repère qui ne mènent à rien. Le carnet de route d’un exilé. La trajectoire d’un lâche qui ne sait que sauter d’une tombe à un autre.

La gorge irritée par le passage du tube du respirateur, il tousse, vomit, crache ce trop-plein de vie qui l’anime encore.

Des perfusions de nanotech et de sérum souche ont rafistolé le solide gaillard qu’il est sans séquelle, malgré les os cassés et les hémorragies internes. Aux frais du contribuable. L’Unité Européenne et la couverture sociale, ce fantasme ! Abruti d’anesthésiques et d’analgésiques par poches entières, il ne bredouille pas quand ses yeux se décollent. Sa mémoire cache est vide comme à un retour d’usine.

L’électro-kinésithérapie confirme les pleines capacités motrices et sensitives de ses membres. Un piètre réconfort face au fanclub d’étudiants autour de son lit médicalisé, des matinées entières à débriefer moitié franglais moitié italien (il n’y bite rien), sur où il n’a pas mal et où il devrait. L’odeur du gel hydroalcoolique colle à sa blouse de papier trop étroite. Il regrette chacune de ses séances de fonte qui lui valent un bon quintal à manœuvrer en sous-régime. Ses OptiMuscles terriblement gourds, se lever pisser lui fait l’effet de soulever un container. Son ventre creux gargouille mais reste incapable de garder un aliment solide. Il n’ose pas se tirer de là, tétanisé par ce qui pourrait l’attendre dehors.

Les flics, ou pire. Quoiqu’en trois semaines, l’un comme l’autre aurait déjà pu s’occuper de son cas.

Vyacheslav attend en se rongeant les ongles, se retape comme il peut. Il subit les jours suivants images et prélèvements, sans un mot, dans une espèce d’hébétude hors du temps et de la douleur. Le vieux d’à-côté lui déchiffre tant bien que mal les formulaires qu’il doit signer – putain d’alphabet latin ! La peur mute en emmerdement profond, fébrile, haché par les émissions merdiques sur l’écran de la chambre double aux cloisons en pastel beige dans un charabia de langue incompréhensible.

Enfin, un homme du Baron se pointe.

Alors seulement Vyacheslav réalise que le monde n’a pas arrêté de tourner en son absence. Ses cauchemars devront attendre la prochaine pause au stand. Dérouler la facture lui fait presque déplorer de ne pas y être passé. La mutuelle des truands n’a rien de comparable à la couverture universelle.

Pavel trimballe cette gueule horripilante du gars qui a toujours quelque chose à dire de désagréable. Ce lieutenant du Baron l’a introduit après quelques missions bidon pour le tester. Vyacheslav ne doute pas que le mec se soit renseigné sur son pedigree. Au hasard, les raisons qui l’ont conduit à Midipolia. Son homologue russe n’est pas peu fier de lui repasser la vidéo de la course avec le chrono juste en dessous, ses yeux vicelards pleins de cet éclat que confère l’argent gagné avec une petite combine. Son poulain, le fameux Moscovite, imperméable à la mort. À combien se chiffre un rencard pareil ? Pas assez pour avoir des scrupules.

Trente minutes, trois secondes et quatre dixièmes. Nouveau record, toutes catégories confondues. À un rien d’entrer dans la légende immortelle. Parait-il que certains discute encore de savoir si l’arrêt de la montre ne serait pas un peu mytho, afin de ménager la fierté des organisateurs stiddari. Enfin…

À cause d’un putain de problème technique. Un mauvais paramètre résiduel à la con. Un caprice de Neko Kawaii.

Vyacheslav reste partagé entre la gratitude envers l’efficacité japonaise au crash test et une féroce déception pour un destin moribond. Seuls les vivants ont des regrets – et des factures à payer. Pour que la police n’ait aucune preuve directe contre lui. Ici comme à Moskva, la musique est toujours la même. Il fait bouger ses orteils sous le drap qui le recouvre, étrange sensation de balancement.

Et la Fasty ?

Un instant, il se sent minable de poser la question. La seule qui vaille. C’est tout ce qu’il avait. Pavel grime une figure dépitée, si tant est qu’il en soit sincèrement capable.

Saisie par les brigadiers. De toute façon, y’avait plus rien de récupérable… Sauf toi !

Son sourire de faux-cul l’insupporte mais il ravale son sentiment. Plus de cent mille en confetti, sans les customs. Cinq fois plus que la prime du vainqueur et le pourcentage sur les paris négociés avec le Baron ; qu’il va lui falloir rembourser d’une façon ou d’une autre, parce que l’investissement dans le répartiteur à ferrofluide n’est pas cadeau. Vyacheslav n’ose pas chiffrer le Neko Kawaii qui le suit depuis Shanghai, celui qu’il avait lui-même calibré selon ses derniers ajouts. Inestimable. Sentimental.

Pavel jette un regard par-dessus son épaule, entend les ronflements du vieillard d’à côté à travers le paravent, puis se lance :

J’ai un boulot pour toi. Pour te refaire. Rien d’urgent mais…

La chanson, Vyacheslav la connait. Il embraye dessus sans même réfléchir. Pavel fait mine de digresser sur comment la petite équipe tourne sans lui, avant d’attaquer le fond. Un rigoureux travail de sape, comme toujours. Mais quand on promène, même en béquille, son cul nu sauf de poursuites judiciaires, on se penche sans moufter, et on ramasse la savonnette.

Le Baron veut que tu t’occupes du Diable.

Son cœur rate un battement. Il vérifie encore une fois la mobilité de ses dix orteils. Il en déjà u peu discuté avec des gars de la Krovaya. Pas un sujet à plaisanterie, ça. Le Diable est un cadre de la Stidda. Le chien de guerre des Bianchi. Ce spetsialist a déjà aligné pas mal de types du Baron, quelques années auparavant. Des morceaux de cadavres ont signé une trêve aujourd’hui remise en question.

Pavel lui projette une photo du type sur sa montre. Crâne lisse. Veste indigo. Un truc qui fout la trouille dans l’attitude un peu nonchalante. Et une gamine, peut-être « un », difficile à dire, qui suit l’ex-militaire. Ombre blanche, génétique sans quiproquo.

Ce qu’il veut, c’est l’N-GE qui se balade avec, poursuit-il. Tu pourras pas te tromper. C’est un vrai, hein, pas un copycat. Donc, je te dis, tu lui ramènes le gosse. Sont pas encore trop dangereux à cet âge-là. En vie, sinon il sert plus à rien. Comme ça tu iras voir Frankenstein après. Ce barjo va a-do-rer. C’est ce que tu voulais, non ? Bon, bref. Je t’ai déjà monté l’équipe. Et donc…

Les détails n’attendent pas qu’il puisse marcher sans s’appuyer sur les murs. Le monde n’a aucune patience pour ceux qui n’avancent pas. C’est le principe même du post-capitalisme.

Un loup errant, ce n’était pas assez. Le Baron veut la Mort en laisse. Ou son plus proche émissaire. Vyacheslav pense à Lyubov et à Vaska, restées à Moskva. À ce qui pourrait racheter toutes ses dettes.

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