Et pourtant Ils tombent,

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

JABEZ

Héros (1)

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Et pourtant Ils tombent,

Dans ces crépuscules de nouvelles aubes artificielles,

Ces matrices de verre, néons noirs, stériles plastiques,

Abîmes aux enzymes de paradis perdus puis retrouvés

– Ils y voltigent, pourtant si bien, ah frêles malins ! –,

Âmes condamnées à cette perpétuité, ailes tranchées.

Louanges aux Corps Rompus (1), par V2Rln XxiI

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[Midipolia, 2244]

La vie est un long fleuve…

Jabez ne s’y fait pas, putain.

Par transparence, derrière la membrane chorionique parcourue de filins phosphorescents rougeâtres et doucereux, il devine la masse recroquevillée d’un mi têtard mi humain. La tête est plus grosse que le reste. Deux globes sombres, énormes, semblent abimer la moindre lumière. Ces membres minuscules et frêles s’achèvent de boules dépliées aux extrémités encore palmées. La peau est si fine que Jabez voit, malgré la paroi, le sang courir du placenta vers le cordon ombilical, pour irriguer tout cet homoncule en gestation, arborescence vitale pulsatile amplifiée par quelques haut-parleurs dans la chambre.

Un cœur bat, résonne dans la pièce, nid étroit, cosy, pleine de peluches, de coussins mignons et de plaids molletonnés malgré la température suffocante. Un ersatz de chambre d’enfant sans genre ni âge qui accueille, pour la visite, soixante-dix centimètres de plastique ovoïde sur roulettes, avec pléthores de câbles vers des réservoirs métalliques empilés sous le chariot et un écran de monitoring aux courbes médicales incompréhensibles. Une plaque de métal, comme pour un cercueil (il n’arrive pas à s’enlever cette idée de la tête), affiche le nom bien au centre.

Le nom qu’ils ont choisi tous les deux pour…

Merde… C’est mon gosse.

Elia pose ses deux mains sur le plexis, y colle son visage, caresse avec tendresse ce qui la sépare de leur bébé. Sa voix douce, un peu abrutissante, scande qu’elle se tarde de le rencontrer vraiment ; qu’elle l’aime et que...

En retrait, Jabez se pétrifie, se noie dans cette cuve où cette crevette d’agrégat cellulaire en flottaison rythme à présent sa vie.

Comme à chaque putain de fois.

Et il se rejoue la boucle, encore. Pour essayer de comprendre, pour éloigner cette culpabilité d’un mauvais père en devenir. La peur de tout perdre. Elia, le petit, sa vie – ou du moins, l’illusion d’un bonheur un peu artificiel mais patiemment construit.

Tu aimes ta femme. Ta femme t’aime. Tu veux un gosse. Ta femme aussi. L’équation devrait s’équilibrer facilement, non ?

On dit que les Artificiels sont perturbés, la solitude d’un développement en matrice ex-utero. Le non-contact maternel. D’autres réfutent à renforts d’arguments plus ou moins solides que non, pas du tout. Ces enfants vont bien. Les parents les ont ardemment désirés, ils les aiment. Aucune différence on vous dit.

Personne n’a publié de statistiques suffisamment robustes pour donner raison à qui que ce soit ; circulez y’à rien à voir. Laissez donc ces pauvres gens tranquilles.

Elia ne voulait pas être enceinte. Le résultat n’en vaut plus la peine, surtout pas quand on peut avoir les avantages sans les inconvénients – en ses propres termes : « Devenir grosse comme une vache, avoir mal partout et m’esquinter pour mettre tout le reste de ma vie à m’en remettre ? ». Elle opte pour le click and collect.

Jabez n’a pas su quoi répondre. Ton corps, ton choix. Imparables conneries. Même si ce n’est pas tout à fait l’avis général. D’ailleurs, ils n’ont rien confié à leurs vieux respectifs. Pour éviter les conversations déplaisantes le dimanche midi, entre les saucisses de ténébrion et la salade d’algues. Jabez a parfois ce sentiment poisseux d’être un ado qui n’assume pas, à trente-cinq ans.

Quelques kilos psychologiques arrondissent les hanches d’Elia. Encore une sombre biologie qu’il ne comprend pas. Plus de toi à aimer, il a dit, le matin-même, aussi naïf que sincère. La gifle aussi a été sincère. Et les larmes.

Putain de merde !

Au bout de plus d’une heure à frotter cet œuf stérile, à fixer cette chose qui lui semble extraterrestre, Jabez n’y tient plus. Il sort, sans même qu’Elia le remarque ; le cœur au bord des lèvres et la tête en vrac.

Délivrées du rôle matriciel, les femmes sont maintenant des hommes comme les autres. Un fantasme post-humaniste fait chair.

Une copie écran d’une archive vidéo devenue élément de pop culture décore la salle d’attente dans laquelle il est le seul couillon à subir l’œil sévère de la secrétaire par-dessus le comptoir d’accueil. Deux siècles de médecine procréative et de féminisme se résument en une saccade d’image-séquences étrangement fixe. Le Dr Wollstonecraft (le nom est holoprojeté dans un coin) se lève puis colle simplement son poing dans la face d’une militante d’on ne sait plus quel courant conservateur obscurantiste ; un truc chrétien, vu les croix en banderole derrière. En boucle. Sans son. Sans explication aucune. Comportement primitif pour un argumentaire non discutable. Tout un symbole.

Jabez s’imagine le truc, à l’époque. Ce qui était au départ un débat d’intellos avait dû embraser la plèbe. Un délicieux scandale en avalanche pour les réseaux.

Non, il ne comprend pas pourquoi on tire en grand format le poster dynamique d’un scientifique, non, d’un homme, qui frappe une gonzesse en direct parce que le type est à court d’arguments. La plupart du temps, en tant que flic, on essaye de coffrer ces gens-là avant qu’ils ne mettent en boîte leurs (ex-)partenaires. Le service après-vente des problèmes conjugaux lui a valu d’excellents résultats et une promotion. Il dirige à présent des enquêtes criminelles, des « vraies », à la Sureté. La même saloperie mais en bande organisée sous-marine. La régulation de la violence professionnelle octroie un meilleur salaire et donne accès à de bien meilleures perspectives d’évolution.

La vie du docteur Wollstonecraft vaut pour une histoire de grand banditisme, le Al Capone du biohacking. Ses écarts envers les lois bioéthiques lui ont valu la prison. Par quelques sombres arrangements avec l’armée, il en était sorti pour fabriquer le combattant nouvelle génération. Mais le coût, et surtout le temps de production d’un N-GE opérationnel, ont vite réorienté les investissements sur l’optimisation de soldats, bien humains, déjà éprouvés et sélectionnés : les Diables. Ces chiens de guerres génétiquement optimisés ont tous été vendus aux alliées de l’Unité Européenne afin de sous-traiter des guerres qu’elle ne souhaitait plus mener de front.

Le dernier biopic en date vend trois heures d’effets spéciaux à ce seul propos en tentant de raconter des années de clandestinité, un repêchage par les services secrets, puis une disparition de la circulation pour être retrouvé mort, là quelque part, en morceaux, à l’autre bout du monde.

Ou pas. Après tout quand on développe le concept d’humain ex-utero, fabriquer un clone de sa personne ne pose pas de problème technique majeur.

Entretemps, ses confrères et consœurs en blouse blanche se sont jetés sur le filon. Perturbateurs endocriniens, épidémie d’infertilité et une volonté émancipatrice féminine avaient parachevé une machine déjà en marche : chier soi-même son propre gosse était devenu un luxe, un truc d’écolo has been ou un véritable acte de foi. Mieux qu’une bagnole, on peut, par dessous de table, choisir quelques options qu’on féconde sur place ou à emporter. Tant pis pour la législation sur l’authenticité du génome. On ne peut pas interdire aux gens d’exister. Pas au sein de l’Unité Européenne, en tout cas.

Les Pro-vie ont bouffé leurs saints livres tandis que l’académie de Suède discute encore de savoir si oui ou non, il était approprié de filer un Nobel à un repris de justice borderline. Quoique l’attribution ne se fait pas post-mortem. Une parenthèse jamais fermée.

Moins clivante, l’ectogenèse permet de créer des corps humains à la demande, et donc, des organes compatibles pour tout un tas de dons – ainsi Jabez avait eu droit à une moelle osseuse toute neuve après un cancer infantile. Un second souffle sur mesure, une isogreffe avec correction d’anomalies génétiques ciblées. Mention « apte pour le service » sans aucun problème.

La consultante en sciences biologiques durant sa formation leur avait fait un aveu : l’ère de toute-puissance scientifique sur la validité des preuves est révolue. La signature ADN, ce Saint Graal de l’identification, avait repris sa place de preuve aussi valable qu’une autre. Falsifiable, interprétable uniquement dans son contexte.

Autant dire que le business est lucratif, même si la majorité reste attachée à ce concept un brin vintage de « chair de ma chair ». L’ectogenèse se pose aujourd’hui comme l’ultime recours à l’échec conceptionnel pour beaucoup et pour une poigné de modernistes, un moyen de sous-traitance confortable.

Peut-être que je paye la mafia pour me faire faire mon gosse, pense Jabez en pré-validant les paiements à crédit du second trimestre au comptoir d’une gynoïde trop aimable. Il lorgne d’un œil borgne le terminal bancaire non homologué. Passé un certain âge, il est des questions auxquelles, même un flic, ne souhaite pas obtenir de réponse.

Au dehors, une sirène hurle. Il résiste à l’envie de consulter son canal pro, regrette l’absence du poids du fer contre sa cuisse. Parce qu’Elia le lui a demandé. Pas devant le bébé.

Comme si ça pouvait changer le monde.

La mort a cette chose d’encore définitive, quoique que trafiquent ces putains de scientifiques.

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