Regardez qui ramasse vos poubelles avec l’argent de vos impôts.

7 minutes de lecture

IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

GIOVANNI

Ange (2)

*

* *

* *

[Couleurs brutes]

Tu veux que le temps s’arrête.

Que les mille couleurs du glacier, les éclats de verre et de chair redeviennent ternes et flous entre tes larmes.

Tu veux oublier.

Les couronnes de sang et les impacts comme des gouffres dans les vitrines. Les gyrophares bleus et rouges tranchants et les uniformes noirs dans le crépuscule.

Toutes les couleurs d’une scène qui se rembobine à l’infini. Revient à l’assaut à chaque porte qui claque. Chaque rafale de vent qui fait rouler les douilles entre les pavés.

Oublier chaque distorsion, chaque battement de cœur erratique luttant à l’agonie. Les cris des oiseaux grondant, tempête magnétique et perte de repères.

Oublier.

Le goût de la mort et celui du citron.


*

* *

* *

[Midipolia, 2244]

Ce n’est pas toi, cette couleur-là.


Litzy et ses cheveux longs, si longs qu’ils touchent ses fesses serrées dans son pantalon. Les filles du clan la complimentent sur ses extensions de mèches. Les soirées au Mystic, au Dahu, à l’Indigeste et au (W)Hore Al’ain, s’enchainent.

La toile satinée de son haut se plaque sur son torse plat. La punkette a troqué ses vêtements larges pour un dos-nu sans manches. Ses muscles s’étirent avec grâce, ses cheveux d’un blond nordique tourbillonnent autour d’elle quand elle danse avec Eligio, si pâles, quand sa bouche ourlée d’un gris fantoche cueille celle de son humerde.

Giovanni voudrait savourer l’échec de son rival, mais Vitorre lui addresse un sourire vénéneux ; qui ira raconter que le fils de Don Zelante a échoué, sinon ceux présents le jour même ? On aime pas les balances. Là-dessus, Skënder est de bon conseils.

Munya, la poupée-pute des Ozzello revient incessamment à la charge depuis le Run au Mystic. Ses seins brillants comme des oranges dans leur panier corseté le dégoutent.

— Tu viens danser, ‘Vanni’ ?

Il donne un coup de coude à son acolyte, parle suffisamment fort que toute la tablée l’entende par-dessus un rift de Verrelaine :

— Skën, rends-moi service. Occupe-toi du cul de cette chaudasse.

— Ce que je ferais pas pour un ami !


*

* *

* *


[Midipolia, 2244]

Coup pour coup. Tu ne sais pas t’exprimer autrement.


Quand Giovanni n’assure pas la tournée avec Baleine, Narciso monopolise tout son temps libre d’exercices physiques intenses ou de préparation au combat. Ces derniers temps, son mentor redouble d’exigence et n’allège pas ses frappes dans la pièce d’entrainement de la maison qui ressemble davantage à une salle de danse, avec ses miroirs et son parquet, qu’à un gym.

L’N-GE n’a jamais compris l’intérêt de cette disposition pour sa mère, dont la vision se résume à la perception de formes abstraites renforcées par une densité acoustique et les contrastes couleurs de leurs magnétorécepteurs. Giovanni est aujourd’hui incapable de supporter l’intensité maximale, bien qu’ajustable, de ses implants sans souffrir d’atroces migraines.

Le cache sur ses yeux l’enferme dans un espace réduit où, paradoxalement, aucune surface de contact ne peut lui servir de guide, sinon l’aura trouble et dansante du Diable. Clic. Le pas léger n’aide pas à ajuster avec l’écholocalisation. Une heure qu’il essaye de le toucher en ayant l’impression de tourner en rond autour d’une flamme folette et bleue. Clic. Il n’a jamais osé demander ce qu’on avait pu trafiquer chez le vétéran pour luire de cette manière à ses sens hypertrophiés.

Narciso scande la métrique. Droite puis gauche. Change d’appui, envoie la hanche. Encore. À peine effleure-t-il l’air là où se trouvait l’ombre qu’un crochet sournois le plie en deux. Protège-toi, bordel de merde ! Dents serrées, le petit prince torche sa bouche d’un revers de manche. Emettre des clics ultrasoniques reste un exercice laborieux tout en maintenant sa concentration dans l’action. Respire. Neutralise. Il n’a jamais été foutu de réguler sa nociception. Ça devrait être inné, che cazzo ! Ses abdominaux se contractent furieusement sous une rafale de coups. Des filaments d’or blanc ondule derrière lui. Tu rêvasses ! Tremblant, il se repositionne face à ce contour flou. Droite puis gauche. Frappe puis recule. Giovanni balance son bras un peu au hasard, dans l’ouverture d’un relief de bras. Rien que du vide. Un fauchage de jambe le fracasse au sol. Il ricoche face à la lueur, coudes au corps. Garde trop basse ; une gifle lui sonne la moitié de son champ périphérique. Ta tête, putain ! Protège ta tête ! Sans broncher, pour ne pas en reprendre une, ses poings montent, enchaînent. Allez, encore.

Et encore. Jusqu’à ce qu’il chancèle, en nage et nauséeux. Les flancs lancinants et les phalanges enflées. Des paillettes polychromes tournoient tout autour de lui.

— Tu me fais que des conneries, aujourd’hui… lâche son mentor avec une lassitude teintée de déception.

Giovanni arrache le bandeau, appuie avec délectation contre son occiput pour diminuer la sensibilité de ses implants. Temps d’accommodation : trois secondes de niveau de gris et neige radio. La salle d’entrainement est maintenant pleine d’échos, mais l’aura floue de Narciso reste reconnaissable entre mille. Bleue comme cette veste qui ne le quitte jamais.

— J’ai pas dit qu’on avait fini. Reste concentré !

Son mentor plonge sur lui. Ses oreilles détectent quinze centimètres de métal. Giovanni se campe sur ses appuis. Un pied en avant, par un pivot subtil, déporte son corps vers l’ex-militaire pour le placer à une distance favorable. L’N-GE dévie la main adverse. Le couteau fend l’air, à quelques centimètres de son ventre. À l’intérieur de cette garde, il est trop près pour que Narciso puisse déployer son allonge. Là ! Sa gauche s’arrête au contact du larynx, maitrisant une frappe qui aurait pu l’enfoncer.

— T’es bien agressif aujourd’hui, minot.

Presque un compliment. Giovanni relâche la tension de son corps. Erreur. Le poing libre de Narciso creuse son estomac. Trop proche, finalement. Il ploie. Un coup de pied à son genou parafe sa chute. Perception magnétique contre sa carotide. Un trait rouge brûlant marque le point. Fin de l’assaut.

— On recommence. T’es à peine à température.

L’ex-militaire se remet en position, lame au clair. Exténué, Giovanni se redresse, replace ses mains près du corps. Vigilance. Narciso avance d’un pas, engage un demi-cercle sur sa droite, son pied d’appui. Un pas, puis deux. L’adolescent suit, fébrile, préserve une distance raisonnable avec le couteau. La sueur et le sang ruisselle dans son cou. Trois, puis quatre. Un coup latéral dans le vide teste ses nerfs. Cinq puis six.

Choc contre le sol ! résonnance. Giovanni recule d’un saut ; anticipe de trop. Décalage image-son. Narciso n’a pas bougé, juste frappé du pied. Son étonnement referme le piège sur lui. L’ex-militaire se fend, surprise à profit. Une entaille au-dessus du nombril arrête la partie.

— Coordonne-moi ça.

Une centième claque lui siffle l’oreille. Le disciple crispe sa mâchoire pour garder l’agacement et l’humiliation en dedans. Sa langue passe machinalement sur sa lèvre, arrache une croûte. L’acidité de sa salive pique un peu la plaie. La douleur reflue. Là comme ça, laisse faire l’adrénaline et la colère. Garde basse, mains près des cuisses, son attention s’élargit sans se fixer. Narciso fait sauter l’acier d’une main à l’autre. Les miroirs réfléchissent leur petit manège circulaire. Encore une fois. Toujours le même.

— Protège, puis défends-toi.

Giovanni opine. Estoc à blanc. Encore un pas sur le côté.

Narciso le prend à contre-pied. Pas de changement de main cette fois. Déjà sur lui ; la lame remonte vers sa gorge. Giovanni recule à peine – juste assez – sent les fluctuations autour du métal osciller. L’ex-militaire avance encore. La pointe chute vers sa jambe. Un pas en arrière. Timing. Le petit prince saisit ce bras tendu, offert. Volte, clé verrouillée, la torsion de l’avant-bras s’engage pour le désarmer. Trop lent. Contrôle insuffisant. Une frappe au plexus solaire casse net son élan. Ses poumons se vident, la prise lui échappe. Son poing essaye de chercher une cible. Se retrouve pris dans un étau diabolique. Un os craque. Éclair de souffrance. Un low-kick dévastateur balaye l’N-GE.

— Un humerde comme Eligio ferait mieux.

Son mat sur le parquet flottant, reflet d’échec dans les glaces. La menace s’efface dans son étui. Giovanni se recroqueville, le poignet cassé. Prise d’appui au sol malgré les muscles ankylosés de sa jambe, il bondit. Mauvais calcul. Son petit gabarit et ses maigres cinquante kilos n’assurent pas suffisamment de poussée pour faire basculer l’instructeur aguerri par une prise à la taille.

Narciso lui plante un coude entre les omoplates. Un genou à son ventre ponctue le coup. Clac sec d’une côte flottante. L’N-GE lâche et crache. Son encras remonte dans son œsophage. À quatre pattes, les larmes aux yeux, il étouffe une plainte. Zianu n’est même pas sérieux contre moi !

— Espèce d’abruti ! Protège, puis défends. T’essayes quoi, là ?

Silence vexé. Reflux de sentiments. Giovanni essaye de renvoyer en arrière-plan les images parasites de la dernière soirée au Mystic. Litzy et Eligio, verre après verre, les yeux dans les yeux. Celles, encore, de cet abruti de Vitorre.

Aio! J’te parle.

Amertume de la vodka-citron et… Un talon de dockers heurte ses reins.

— On arrête là. Tu m’fais n’importe quoi. Un putain de chien fou. Tu joues à quoi ? Faut que je te fasse vraiment mal pour que tu comprennes ? (Giovanni ne desserre pas les dents) Tu vois, ton problème, c’est que t’as peur de rien. Tu réfléchis pas avant de faire les choses… Putain ! tu veux finir comme cet abruti de Volp…

Sa phrase se suspend in extremis. Vrille en dedans. Encore à terre, la dextre valide de Giovanni se tend vers sa cheville, là où la chaussure montante cache toujours une lame. Narciso fait un pas en arrière. Instant interdit pendant lequel ils se défient.

Et après ?

Sentiment de rage incontrôlée, mal dirigée. Giovanni interrompt son geste, ouvre ses doigts vides, bien en vue, en signe d’apaisement. Le coup punitif ne vient pas. L’aura indigo disparait dans l’encadrement de la porte.

— Narciso !

Sa voix d’enfant s’étrangle de honte. Au loin, ultime sentence ;

— Laisse tomber, minot. On aura pas cette conversation.

Son poing heurte le bois du parquet jusqu’à ce que son mal disparaisse dans ses jointures sanglantes. Des mains nues, frêles et fragiles qui n’ont rien prouvé. Pas encore. Il n’ose pas croiser son propre regard dans les miroirs, ni même le contour de cette petite silhouette trop chétive pour les ambitions qu’elle se donne.

Annotations

Vous aimez lire Emystral ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0