à la même

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CHAPITRE 5

GIOVANNI - Regalia 5

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[Midipolia, 2244]

Si tu veux tout prendre, tu dois tout donner.

— Ça sent bon dis-moi !

Giovanni lève le nez du plat de cannelloni qu’il sort tout juste du four. Au-dessus de l’ilot central de la cuisine, il répond au sourire de biais maternel par son reflet. La longue chevelure blanche de Mamma est encore trempée, roulée dans une serviette. En peignoir, elle s’installe sur le tabouret qui lui fait face. Elle rayonne froidement avec sa peau blême veinée de vert et bleu. Sa musculature fine et sèche suggère une puissance en dormance, capable d’étaler avec flegme un homme plus grand qu’elle. A peine si une ride marque son visage sans âge – un air juvénile typiquement N-GE. Leur sombre physiologie dilue les affres du temps. Mamma affiche une quarantaine étincelante, mais en porte certainement le double tandis qu’il s’impatiente d’une puberté qui ne viendra pas.

Si leur développement suit au départ les courbes basses de croissance humaine, passé la dizaine d’années, il faut multiplier par deux le temps nécessaire pour parvenir à un stade de maturation physique similaire ; comprendre une taille adulte définitive. Stérile de conception afin d’éviter quelques propagation génétiques et hybridations intempestives, les N-GE ne développent que peu ou pas de caractères sexuels secondaires. En témoigne la silhouette plate et enfantine de Maddalena.

Autant dire qu’il travaille encore son deuil d’une carrure de viking barbu.

Elle pousse une tablette vers lui, puis sort les couverts d’un tiroir. Ses prunelles opaques, aveugles, se braquent sur lui. Des cernes sur cette face de statue accusent un manque de sommeil flagrant.

— C’est quoi ?

Giovanni ne scrolle qu’à peine sur le formulaire administratif.

— Emancipation, répond-elle. Que les choses puissent être à ton nom. Comme ça, tu feras ce que tu veux. Et personne, pas même moi, ne pourra t’empêcher de faire n’importe quoi avec ton argent.

La pique ne l’atteint pas. Giovanni a été suffisamment bien éduqué pour savoir que son budget loisir dépasse largement l’indécence, mais surtout que l’impunité de la minorité reste un avantage certain, dont il faut tirer profit au maximum. Cette manœuvre dissimule une réelle menace sous-jacente.

— Et plus sérieusement ?

Il dispose deux assiettes devant eux. Mamma remplit une carafe d’eau, sort le pot à parmesan. Sa nuque dégagée dévoile un tatouage de pieuvre ailée. Il a déjà contemplé la bestiole en vrai, à l’aquarium. La créature deux fois centenaire était née du délire d’un démiurge qui avait finalement réorienté ses recherches le post-humain et l’ectogenèse: le Dr Wollstonecraft Fran. Celui-là même qui avait conçu les N-GE – avec un goût douteux pour le coloris « albinos ».

— Sécurité. S’il m’arrive quelque chose je ne veux pas qu’on te place sous tutelle.

— Y’a pas de raison que…

Puis il ravale sa bêtise, pour se concentrer sur le service. Extraire les pâtes tubulaires, remplies de viandes hachées et d’épinards dans une sauce tomate légèrement pimentée, sans les casser, demande un brin de technique. Ils commencent à manger sans rien ajouter. Le bruit subtil du repas résonne au-delà des couloirs, de la salle de réception, du salon immense. Cette maison est décidément trop vide sans le petit personnel et les agents de sécurité au repos dans leurs pièces respectives.

Maddalena reprend entre deux coups de fourchettes voraces :

— Je ne sais pas de qui tu tiens ça… C’est vraiment délicieux.

Pas certain que ce soit une compétence clé pour diriger un clan. Il ne répond pas, pas tant que la conversation n’aura pas repris là où elle s’est arrêtée.

— Giovanni, écoute-moi bien, rien n’est éternel en ce monde. Chaque chose meurt. Tout passe. Rien ne dure. Un homme d’honneur sait cela. Et tu le sais, toi aussi. Alors, dis-moi… c’est que tu veux ? Tu as bien réfléchi ?

Cette conversation, il ne l’espérait plus.

Que peut-il désirer d’autre ? Valider son premier degré avec les honneurs puis postuler à des Ecoles prestigieuses pour ensuite quoi ? Finir en col blanc toujours bien mis, dormir dans l’avion ou le train pour aller signer quelques affaires çà et là, baratiner des chiffres à longueur de journée et rentrer à des heures indues pour se faire chier comme un rat mort alors que la vie nocturne ne lui a pas encore dévoilé toutes ses promesses ?

L’argent n’a jamais été un but en soi.

Sous Midipolia, à fleur d’eau de mer, une chose est morte et une autre est née, franchissant une frontière en pointillée, par-delà laquelle il n’a encore rien exploré. Tuer n’apporte pas de satisfaction particulière. Partager la chasse, si.

Le reste, il le garde précieusement pour lui. Ni Narciso, à peine croisé le matin même, si sa mère, ne se sont enquis du travail effectué. Un gage de confiance, quelque part. Ce sera l’objet d’une autre discussion qui viendra en temps et en heures.

Il n’hésite pas mais prend le temps de temporiser son émoi. Ne pas paraître trop enjoué. Sa mère ne doit pas avoir l’impression d’avoir affaire à un enfant qui attend le père Noël.

— Oui.

Elle déglutit. Une espèce de résignation voilent ses yeux pourtant flous, qui vagabondent dans la pièce.

— D’accord, dit-elle finalement en posant son couvert. Alors j’ai un travail pour toi, en tant qu’homme du clan. J’ai des raisons de penser que les Ozzello deviennent gourmands. Trop. Et que la guerre couve. La paix que j’ai obtenu avec les Russes ne tiendra pas. Je me dois d’anticiper. Tu comprends ça ?

Cette fois-ci, entre deux bouchés lentement machées, il lit attentivement le formulaire, le mail associé, estampillé du cabinet Carmine. Toujours dans les bons coups, ces maîtres serpents.

— Ils vont s’en prendre à nous. A ce qu’ils estiment être notre point faible.

La déduction est affreusement facile, vexante mais élémentaire.

— Moi.

— Toi. Indirectement, dans un premier temps.

Il sait ce que cela signifie, les conséquences déplaisantes prévisibles. Sa position d’héritier lui confère une immunité quasi-inviolable pour qu’on le touche physiquement. Il sait comment on contourne ce genre de problème. Frapper le cercle proche, isoler la cible le plus possible, la pousser à l’écart de conduite. L’achever au moment opportun.

— Qu’est-ce que tu attends de moi ?

— La chose la plus difficile: laisse-toi faire. Réponds à leur provocation juste assez pour qu’ils pensent que tu es malléable. Laissons-les croire qu’ils ont la main sur toi.

Patience et résilience. Giovanni n’apprécie pas cette tournure. Prendre des coups sans les rendre lui est contre intuitif. Surtout si les Ozzello comprennent qu’il oppose une résistance passive. L’escalade risque d’aller loin. Cette perspective est assez effrayante, même en le sachant par avance.

— Je te ne présenterai pas devant les Fasci. Personne du clan Bianchi ne le fera. (Elle tue dans l’œuf sa protestation d’un doigt en l’air). Même si je ne doute pas un instant que tu sois prêt. Tu l’es. Plus que n’importe qui. Et le jour où ils s’en rendront compte, ils auront peur. A raison.

C’est bien la première fois qu’il se sent réellement impliqué dans une manœuvre maternelle. Le compliment lui arrache un sourire de satisfaction.

— La Tempête va vouloir t’approcher. T’offrir ce que je te refuse. Tu vas jouer son jeu. Nous allons tirer profit de ton dernier manque de contrôle.

L’estoc est précis, douloureux à son égo, juste ce qu’il faut pour ravaler sa petite fierté toute neuve. Il ne doute néanmoins pas que sa mère ait anticipé sa réaction face à Vitorre ; le fait qu’elle l’affiche devant les autres doit y être pour quelque chose. Cette manipulation d’envergure est réfléchie depuis longtemps.

Don Caponi a tout intérêt à le rallier à lui. Giovanni n’est pas dupe. Les Bianchi et les Caponi sont les deux clans les plus puissants de la Stidda qui en compte cinq.

— Tu vas accompagner Narciso, elle change de sujet sans transition. (Il se tend) Non. Je ne veux même pas savoir la raison pour laquelle vous vous êtes pris le bec. Je dois impérativement récupérer quelque chose qui m’appartient et je ne peux le confier à personne d’autre. Je peux compter sur toi ?

— Oui.

Mamma lui offre un demi-sourire complice, termine son assiette puis la lui tend pour un second service.

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