place.

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CHAPITRE 5

GIOVANNI - Regalia 6

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[Midipolia, 2244]

Une pieuvre ailée, c’est quand même une drôle d’idée.

L’appartement de Narciso, en périphérie du centre-ville, juste sous le Cercle, est clairement exigu. La cuisine qui donne sur un balcon minuscule ne fait pas exception. Y compacter l’énorme Baleine, l’Albanais, son fils Skënder, le vétéran au crâne lisse et lui-même relève d’une savante organisation. Giovanni choisit de se percher sur le plan de travail, le cul entre la cafetière et le frigo, préférant savourer un Lemon Power qu’un café amer – cette sainte horreur.

— Ça en fait du monde, pour une réception furtive de colis, ne peut s’empêcher de noter Skënder.

Ce dernier a essayé de se saper couleur locale pour la mission, mais le jean loose assorti d’un sweet holographié avec sa bonne bouille d’intello roublard détonnent. Il avale sec sa petite tasse fumante dans un silence crispé. Debout, esquiché dans le coin tablette cuisson, le jeune homme a laissé les deux chaises disponibles au Diable et à Baleine. L’Albanais toussote pour indiquer une occasion manquée de la fermer, judicieusement posté sur le balcon à en griller une avec aise. Baleine transpire déjà. Narciso se marre un peu puis finit par lâcher un peu de lest entre deux gorgés :

— Parce qu’il vaut des millions, minot. Des putains millions.

D’où la distribution de flingues qui suit.

Cette fois-ci, Giovanni ne s’est pas fait avoir sur la tenue de travail. Son nouveau bombers EIN VOLLER ERFOLG, imperméable et réversible est en fuzzy ; cette toile d’un gris nervuré flou qui a tendance à rendre miro les drones d’indentification. Le revers cache le custom que Litzy a peint. Une pieuvre albinos y déploie des appendices de plumes déchirées contre ses omoplates – une réconciliation qui lui donne des ailes, lui aussi.

L’électrocutter, rattaché par câble à un passant du pantalon technique, couve dans sa poche revolver. Le Glock Slimline 92 (un pistolet de gonzesse fort pratique pour des petites mains comme les siennes) émet une douce aura, presque chaude, contre ses reins. Chaque membre de leur groupe s’affiche par le point magnétique du fer contre eux dans sa visualisation magnétique. Une sensation étrange qui ne le quitte pas de tout le trajet, à pied, puis dans le métro, vers les strates profondes de Midipolia. Une approche simple, discrète mais surtout dictée par la très faible couverture des voies aéroroutière dans les « bas quartiers » selon une définition vieille comme le monde moderne. Débarquer en aéro ou en scooter aurait rameuté tous les guetteurs à la ronde même si ce territoire tombe sous la protection Stidda.

Séparé en trois groupes pour la phase d’approche, Giovanni avec le Diable en tête, l’Albanais et son junior juste après, Baleine en back-up ; ils arrivent à intervalles régulier par différent chemin au quartier de la Mèche. La zone enjambe le chantier naval ; un endroit de peu de lumière qui respire la graisse minérale, la limaille et le solvant à peinture et où l’on survit avec des compléments sociaux de salaires et la vente au noir.

Un bob à bord large visé sur la tête couvre ses cheveux blancs, parachève sa petite allure de caillera des bas-fonds. Il ouvre ainsi la marche vers le point de récupération : un taudis au dixième dans une pile de logements sociaux qui inspire plus du paquet de chiffons en armature béton bouffée que du bâtiment. Un vétusté quasi institutionnelle, à la limite de l’artistique. De nombreux graffeurs ont pris les trous dans les façades et les torsions voilées des énormes piliers d’acier qui soutiennent les plateformes supérieures pour donner du relief à leur créations – des bestiaires mythologiques sous amphétamines.

Ils croisent sur la plateforme, qui fait office de rez-de-chaussée au bloc immeuble B, quelques daronnes accompagnées de leurs enfants braillards et des jeunes désœuvrés, postés sur les rambardes des passerelles à fumer de la mauve, masque VR en cagoule, leurs doigts hachant le vide devant eux sur quelques jeux en ligne. On se braque sur eux puis on se détourne illico, de ce regard qui capte en un instant qui est autochtone, flic ou personne à impérativement soustraire de sa mémoire pour ne pas avoir de problème.

— Minot…

Presque deux mois qu’ils ne se sont pas adressé la parole. De quoi trouver le temps libre top vide pour le meubler d’exercices de renforcements musculaires, d’assouplissements ou de pratique martial en autonomie. Giovanni s’est surpris de cette autodiscipline, ce besoin d’éprouver son corps, que Narciso a réussi à ancrer en lui.

— C’est bon, répond-il. On n’aura pas cette conversation, t’as dit.

Sa voix conserve de l’amertume mais maintenir cette guerre froide entre eux n’est pas dans son intérêt. Le Diable opine. Un bref silence signe leur armistice.

— J’espère vraiment être parano mais j’aimerais que tu me fasses le radar sur place.

Le transfert devrait se faire en douceur mais une mauvaise rencontre ou une réaction merdique de la part d’une nourrice n’est jamais exclue. Sans compter les descentes surprises de l’Anti-Drogue dans le coin pour une sape prophylactique ; un « imprévu » que l’Albanais a écarté au débrief. Il n’y a pas de point de deal dans la zone qui justifierait ce genre d’opération. Un quartier calme et froid, pour reprendre le jargon brigade. Une planque idéale.

Giovanni plante ses yeux atrocement clair dans celui de l’ex-militaire, à la faveur d’un angle de rue, vérifiant qu’ils ne sont pas suivis.

— Dis plutôt que tu me veux pas au milieu…

— Ouais, je te veux pas au milieu. T’es assez malin pour comprendre pourquoi. Puis, y’a que toi pour faire ça. Si t’obéis pas, on peut pas bosser. Autant que tu retournes chez ta mère, clair ?

Il ravale son agacement d’être venu en touriste mais rétorque aussi neutre qu’il le peut :

— Limpide.

Narciso fouille les poches de sa veste indigo, lui tend une oreillette à conduction osseuse puis en installe une autre sur lui.

— Fais-y gaffe, l’est spécialement calibrée pour toi celle-là.

Giovanni retire les protections qui couvrent ses cartilages d’oreilles pour placer l’appareil. Les perspectives semblent plonger, les reliefs prennent de la profondeurs tandis que les structures en acier se bariolent. Des rats coursant des chats et autres formes de vie furtives mais grouillantes clignotent comme des petites diodes, les bambins qui hurlent en tapant la balle l’assourdissent d’un coup. Il lui faut quelques secondes pour s’acclimater à ce nouveau seuil de sensibilité.

Aussitôt, la masse dense de Baleine, si reconnaissable à ses genoux prothétiques grinçants l’éblouit sur la périphérie. L’obèse, sur un banc face au skate parc miteux qui fait centre au quartier, un pack de bière à ses pieds, mate quelques gamines en s’en roulant un – comportement habituel dans la zone.

Sur sa gauche, en arrière, près de la seconde entrée du bâtiment, via une autre passerelle, l’Albanais pénètre dans l’aile voisine. Un flou au niveau de son torse trahit la présence d’un gilet avant qu’il ne disparaisse dans le bâtiment. Une sensation qui, à son étonnement, ne se retrouve pas sur Skënder le suivant de près. Une précaution que n’a pas prise Narciso à leurs égards. Une opération tranquille, d’après lui mais qui n’exclue pas la parano presque innée de son mentor – à moins qu’il ne te raconte ça pour te donner l’impression d’être utile.

Le vétéran chauve lui indique la passerelle qui donne sur l’entrée de l’immeuble, puis s’y engage par la porte à accès règlementée défoncée. Signe de rester là. Il se poste face à l’ouverture, dans l’ombre du battant, sans se faire voir de l’extérieur. La structure de l’immeuble possède deux accès, uniquement au RDC. Skënder est certainement assigné au même rôle que lui, de l’autre côté. Quoiqu’il circule par ici, on y rentre et y sort uniquement en passant par eux. Cette configuration a aussi l’inconvénient de limiter les échappatoires.

Il entend Narciso attaquer les volées de marches, tout en rouspétant dans un français impeccable contre ce « vé moi le, ce putain d’ascenseur de merde qui ne fonctionne jamais bordel (un temps) branquignoles de mes deux ». Dix étages de la même littérature, la résonance de plus en plus lointaine. Il en perd la trace dans la complexe structure, les couloirs, les étages superposés. Un trop pleins d’informations en millefeuille confus.

Et voilà Giovanni seul, le cul sur le perron d’un hall puant la pisse, avec une infinité de dépôt colis défoncés en façade.

A choufer parce que t’es la copie conforme de la patronne.

Il se demande ce que peut être cette chose si précieuse pour être mis en attente dans un endroit aussi peu surveillé. Une subtilité qu’il ne comprend pas.

— Depuis quand ça poisonne ici ? demande un type à la mauvaise gueule dans un russe mêlé de français fédéral, le mélange typique des immigrés de longue date.

— Sais pas, rétorque l’autre.

Inflexion plus dure. Le plus baraqué des deux, juste derrière. Cent kilos de muscles pour une démarche lourde, fatiguée. Giovanni se serre contre le mur, libère le passage aux deux hommes, baisse les yeux pour ne pas trahir son visage. Ses yeux restent néanmoins pile à hauteur pour voir les tatouages flous sur les phalanges. Il décrypte quelques brides de la conversation en russe, merci les modules BABYLONE.

— Faut que je reprenne de l’antibio, pour le chat. Y pourra m’en filer, le doc ?

La douce nuance du métal chatoie autour d’eux lorsqu’ils s’engagent dans l’escalier. Le tétanise sur place.

— C’est pas le tien, qu’est-ce tu t’emmerdes ? Changes-en.

— L’a le SIDA, se justifie le plus costaud. Sa gencive est toute pourrie, y peut plus manger que d’la pâté.

Leur cadence trainante se fond dans les couches de béton. Haut, très haut.

— Vraiment, y’a des fois je te comprend pas Vyacheslav…

Giovanni prend sur lui, patiente jusqu’à ne presque plus les entendre. Appuie sur l’émetteur, dicte d’une voix monocorde ; à la limite de la détection du capteur.

— Deux russes armés, en monté.

Espoir que les ondes montent jusqu’à Narciso. Vibration dans l’instant à son poignet. L’auxiliaire affiche en miniature :

[WAILORD : « Approche suspecte x 2 ; 4 / Total 6 »]

[Confirmation de lecture par : SKIFTER /VANNI/TURCHINU]

Attente. Puis, retour dans l’écouteur :

— Reçu.

C’est tout. Pas d’instruction. Rien. Nada. Une bestiole s’agite dans son ventre : la peur. Il sait que ce n’est son rôle d’ouvrir un vocal commun si jamais ça tourne méchant. Se sent un peu largué, inspire pour reprendre pied.

On ne joue plus.

Notification. Un œil aux alentours pour vérifier qu’il est seul avant de consulter la messagerie cryptée.

[TURCHINU a jouté ROSA aux membres du groupe]

Rozalyn. C’est Rozalyn qui transporte le colis. Et qui devrait s’exfiltrer avec, en toute logique. Pas le temps de mariner, Baleine se penche sur lui. Son inattention manque de le surprendre. Avec tout ce bruit de fond ambiant, il en perd la notion de proximité.

— J’aime pas ça, la voix du gros est malgré tout posée, factuelle. Les quatre autres sont passés par l’autre côté. (La même que celle de l’Albanais, pense Giovanni) J’ai appelé du renforts mais…

Coup de feu, lointains, qui résonne entre les murs. Trois. Rapprochés. Vient le silence qui vaque, emplit l’air d’une terrible accalmie.

— On monte, envoie-t-il dans l’oreillette.

Latence. Absence de réponse.

Baleine hoche la tête, dégage le pistolet sous sa veste pour le prendre en main. La première balle monte en chambre d’un geste sûr. Giovanni saute sur ses pieds, fait de même. Une douce excitation enserre peu à peu ses nerfs.

Narciso n’a rien dit, mais attendre ne lui semble pas être la meilleure option. Surtout s’ils se retrouvent submergé par le nombre. La pire configuration serait une seconde vague ennemie. Leur soutien n’arrivera pas avant la brigade d’Intervention et tout le monde se retrouvera coincé là.

Le timing est bien trop parfait.

Réflexion fulgurante, à l’orée d’une prises de conscience trop nette. Il permet au gros de s’engager en premier dans la cage d’escaliers étroite. Celui-ci marque un arrêt sans le dépasser. Trop rodé à ce genre de petit tour.

— Tu passes devant, ordonne-t-il aussi sévère que ne lui permet sa voix d’enfant.

Le Glock 92 est canon en bas mais la menace est claire. Baleine le regarde franchement dans les yeux, suivant de fil de ses réflexions.

— Tu me fais quoi là ?

— Tu passes devant, répète-t-il.

L’obèse ne lâche pas son vis-à-vis pendant une bonne seconde, puis attaque la montée en tête. Le surprend de son aisance à soulever à chaque pas une chair si lourde avec autant de facilité.

— T’es bien un Bianchi toi. Y’a pas d’erreur.

Le stress leur arrache un petit rire nerveux.

Ils progressent à l’affut d’une mauvaise rencontre à chaque étage. Chaque palier s’ouvre à la fois sur la gauche et la droite vers un couloir linéaire, une enfilade perrons de portes, peut-être trois ou quatre habitations. Sur un côté, Giovanni détecte la liaison vers la seconde cage d’escaliers. La zone des premiers coups de feu. Il crispe sa mâchoire. Ne sait plus à quoi s’en tenir. Il n’aime pas les hypothèses qui commencent à se bousculer dans sa tête malgré l’urgence de la situation. Des éléments épars vrillent son cerveau d’évidences sournoises. Avec Narciso qui n’ordonne rien. N’est peut-être pas dans une situation qui le permet.

Ou parce que le réseau com est vérolé.

Il élude les scénarii catastrophes pour déployer ses sens vers le haut, dans le puit de lumière qui dégouline du plafond au dernier niveau. Reste attentif à ce qu’ils pourraient surgir sur eux. Une hâte prudente grignote la distance qui les sépare du militaire. Troisième étage, RAS. Et ainsi de suite, avec un temps qui semble s’étirer dans l’attente d’un piège, des pas précipité de gens qui rentrent chez eux, une panique de porte que l’on verrouille.

Une rafale déchire l’air. Cadence terrifiante. Puis la réponse en quatre coups, espacés, dans la direction opposée d’un couloir. Au dixième. Des hurlements. L’automatique arrose encore. Inonde à en saturer son ouïe. Ils se stoppent un instant, par ce réflexe d’immobilité qui saisit au cœur. Une visée précise se fond dans le cliquètement du fusil qui dégueule. Giovanni perçoit alors une masse humaine glisser vers le bas. Ordres en russe. Echos. Ils reprennent leur montée, se hâte, profitant du bruit des tirs pour s’y fondre.

— Дья́вол ! Дья́вол !

Comme une bénédiction pour le mourant. Ou une malédiction. Selon.

Baleine commence à souffrir de l’effort, demande une halte au septième. Une endurance exceptionnelle, pour son physique. Ses genoux grincent. Narciso ne donne aucune nouvelle, malgré deux appels à l’oreillette. Encore une politesse du fer. Encore un corps qui tombe. De la rage se vomit, se réverbère.

— Дья́вол !

Le reste est charabia incompréhensible.

Giovanni a dézippé son bombers pour ne pas étouffer. Il étend son radar au palier suivant. N’y détecte aucune présence humaine. Un tapotement d’épaule à son comparse lui signifie qu’ils peuvent s’engager ouvertement. Baleine respire longuement, reprend l’ascension dans un juron à peine articulé. Un chargeur vide est jeté là, quelque part. Rafale contre réplique en trois coups. Insultes en plusieurs langues.

Temps-mort. En haut, un Russe gueule à travers les couloirs, en français :

— Rend-toi !

Giovanni identifie la voix du type à la mauvaise gueule qui est monté avec le plus balèze, celui au chat.

Le Diable ne répond que par le feu.

Baleine freine d’un coup, presque à se rentrer dedans. Un petit objet rond, vert kaki, presque imperceptible à ses perceptions magnétiques, est posé au sol. La sphère s’allume quand Baleine pose un pied à un mètre d’elle. Preste malgré son imposant volume, il se retourne vers Giovanni, crie, se jette sur lui avant que l’engin explose.

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