J'ai coupé la tête de cette reine.

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CHAPITRE 5

GIOVANNI - Regalia 7

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[Midipolia, 2244]

Cette masse les emportent tout deux. Ils dégringolent, butent contre le mur en contrebas. Hagard, sonné par la détonation, Giovanni se dépêtre du corps inerte de Baleine, cherche l’air. Vertiges, oreilles internes déboussolées. Il s’appuie sur ce qu’il peut pour se redresser, chancelle, hoquette. La tête lui tourne, trop de couleurs valdinguent dans son champ visuel sans faire sens. L’appui sur un mur le stabilise. Il crache un peu de bile, nauséeux.

Un instant, il se sent sourd, aveugle paradoxalement aussi, vulnérable surtout. Puis la poussière retombe. Le dos de Baleine n’est que charpie dans une nuée de tâches comme des mouches parasites. Des éclats tranchants hérissent son corps. La déflagration a tout déchiré. Le sang se glisse déjà entre les plis de graisses, la viande à vif mais noircie . Une odeur de brûlé percute ses narines.

Un râle s’échappe de ses larges babines. Baleine ouvre un œil, roule sur le côté, comme animé par une ultime force étrange. Un bras avec un angle improbable tient encore le flingue sous l’énorme ventre. Il marmonne quelque chose mais Giovanni n’entend pas, ou si peu – un larsen continu perce ses tympans. Il acquiesce néanmoins, prend conscience qu’il est miraculeusement indemne à l’exception de quelques entailles çà et là et certainement de jolies contusions.

Baleine frémit, sa main charnue se tend, se superpose à quelques images aux couleurs trop brutes. Papa et Don Elmo, le tracé de leur sang entre les pavés.

Non. Pas aujourd’hui.

L’adrénaline étrangle toute douleur, arrache toute hésitation. L’évidence du piège éveille en lui une sourde colère. Il ramasse le Glock qu’il a lâché dans sa chute, récupère puis range le Beretta de Baleine contre ses reins. Au cas où. A pas de loup, il réattaque la volée de marches avec davantage de prudence encore. Le cran de sécurité saute sous son doigt. La neige sur sa rétine s’atténue peu à peu. Toute la structure du bâtiment semble ployer sur lui – brouillard magnétique.

La bombe à fragmentions a balafré les murs jusqu’aux couloirs, épaissi l’air d’un rideau trouble. Dans l’angle qui donne sur le couloir, un coup d’œil furtif lui signale la voie libre sur le septième palier, pour de bon cette fois-ci. Il passe rapidement au suivant, regrette cette perception si limitante à ses seuls yeux. Impression qu’on visse des pointes en métal sous son cuir chevelu. Equilibre précaire, démarche mal assurée, il s’aide du garde-corps pour monter.

Pas de nouvelle sur l’auxiliaire. Une solitude comme un abandon. Une plongée en dedans. Giovanni s’oriente vers la bataille, les cliquètements dingues de la mitraille, là-haut, qui n’arrête pas, résonne dans son crâne, tue tout le reste.

Une envie d’en découdre pulse, ouvre en lui une porte qu’il n’a jamais osé franchir. Sa respiration se calme alors. Pas à pas, marche après marche, une concentration caustique dévore toutes ses réflexions, pour ne se focaliser que sur la stratégie à établir.

Bah… finit par lâcher le carabinier en se caressant le menton. Tant qu’ils se tuent entre eux !

Les fantômes des souvenirs s’estompent pour ne laisser que l’inextricable lumière qui plombe les étages supérieurs par une verrière crade. L’appel de la chasse.

Au huitième, ses perceptions spatiales encore dans le vague, Giovanni considère le couloir qui s’ouvre sur la seconde cage d’escalier. Vers l’Albanais et Skënder qui ne donnent pas de signe de vie. Cet état de fait lui est alors quantité négligeable. Il s’y engage à allure mesurée, glissant sur le sol comme une ombre terrible.

Encore une échauffourée. Qui lui permet de situer le groupe russe juste au-dessus de lui. Giovanni se faufile, se garde de rester dans leur angle mort, les perçoit par l’échappée. Deux hommes armés sont planqués, dos au mur du couloir. Leurs fusils mitrailleurs crachent une nuée de douilles qui ruisselle jusqu’à lui. Un corps criblé se vide dans les marches, tête dans la descente, désarticulé. Dans un coin, le dernier, menton contre la poitrine, sérieusement blessé, a étendu ses jambes devant lui, ramené un bras en loque contre son ventre d’où s’échappe des flots rougeâtres que les vêtements n’épongent plus – neutralisé. Son autre bras a lâché la lanière d’un M12.

Une pause ; de l’autre côté, encore des cris d’une négociation vaine. Le type au chat et l’autre, celui qui parle le français fédé.

Donne-nous Frankenstein et le gamin ! Tu sortiras pas de là !

Stupéfaction passagère. Les implications qui en découlent manquent de le paralyser.

Parce qu’il vaut des millions, minot. Des putains de millions.

Quelques tirs, en provenance de l’appartement à l’intérieur duquel sont retranchés Narciso, Rozalyn avec, certainement le colis. Putain de figure de style !

Je ne peux confier ça à personne d’autre.

Une douce folie étreint son cœur, alanguit ses tensions lorsque les hommes se mettent à couvert, serrent les dents, encaissent la diabolique riposte. Les tirs groupés commencent à sérieusement ébrécher les arrêtes des murs mais les munitions dont dispose Narciso ne sont pas infinies. L’un grogne lorsqu’un ricochet entame sa main, le second serre le fusil contre lui – il tremble.

Une résistance imprévue, n’est-ce pas ?

L’un d’eux s’accroupit, rafale au niveau des chevilles, pour donner le change. Aucun n’a encore eu l’audace d’aller déloger le Diable. Peut-être attendent-ils qu’il soit à court. La cadence infernale feule encore, interminable. Quarante percussions qui font claquer les dents, résonnent dans les os, taquinent les nerfs. Cascade d’étuis brillants par-dessus le cadavre, mélodie d’impatience. Giovanni guette l’ouverture.

Clic d’une arme à vide. Le Russe s’éclipse, échange de place avec son comparse dans l’espace réduit, enjambe son acolyte inanimé. Encore une salve. Clic. L’autre n’a pas encore engagé un nouveau chargeur. Ses gestes sont peu assurés. Il essaye une seconde fois, change le sens du magasin.

Giovanni bondit par-dessus le mort en travers du passage, Glock en avant, stable entre ses deux mains, ajuste la mire, bloque sa respiration, – il a déjà fait ça un million de fois sur des cibles en carton – tire, deux fois.

L’homme debout hurle, touché au dos, s’affale dans un hoquet. L’N-GE encaisse le recul, pivote, passe au suivant. Le second s’est redressé, fait volte-face, pointe sur lui une arme non chargée. Réalise son erreur l’instant d’après. Giovanni vise la tête, presse la détente. Mais le type est déjà sur lui. Le percute de plein fouet. Il lâche le Glock, fulmine contre sa mauvaise prise en main. Les balles se perdent dans le plafond, accrochent un éclairage qui s’éteint. Ils luttent, mais le différentiel de force reste en sa défaveur. Giovanni glisse sur le sang qui inonde la contre-marche, le corps en travers, empoigne une manche de son adversaire pour l’amener avec lui. Un pied se fauche. Son pivot les envoie tous deux dans le dénivelé. Le Russe amortit sa chute dans un clac sec de côtés cassées.

Cris étouffés. Un mouvement dans sa périphérie, en approche sur son radar encore imprécis. Le premier était pas mort. Merde. L’élan le projette par-dessus. Relevé, il cherche le Beretta dans l’intervalle, manque de rapidité. Le Russe, en rage, lui saute dessus, grogne, assène un coup de crosse pour le faire tomber. A califourchon sur lui, le fusil d’assaut écrase sa gorge. Avantage de taille. Un puissant coup au visage éclate sa lèvre, casse peut-être son nez. Souffrance éclair, comme un appel d’air. Il se débat malgré sa faible corpulence, tend les bras, cherche le visage, le cou, n’importe quel point faible à griffer. La masse du pistolet contre ses reins meurtrit son dos. Inaccessible. Le Russe pousse, redresse son buste, hors d’atteinte.

La masse se rapproche dangereusement d’eux. Giovanni rue, tente de se libérer avec toute la force dont il dispose. Parvient à dégager l’arme qui le suffoque d’une violente poussée. Le geste lui coûte tout son air. L’homme bagarre, raffermit sa prise. Ses muscles tremblent sous l’effort. Une torsion lui permet de se saisir du fusil pour le jeter plus loin, incapable de reprendre l’ascendant.

Malheureusement, des énormes mains capturent sa nuque si frêle. Plaquage violent. L’arrière de sa tête heurte le sol, plusieurs fois. Tout son corps se relâche d’un coup. Saveur du sang dans sa bouche. Ses doigts tâtonnent, cherchent le câble de l’électrocutter rattaché à sa ceinture, le trouvent. Un poing caleux lui assène un méchant uppercut au visage. Puis un autre. Il tente de se soulever avec ses jambes. Son arcade explose sous la puissance ennemie, une énergie du désespoir. Crachats douloureux. Il encaisse encore, tire le filin pour extraire son arme de secours.

Hé ! injective-t-on.

Des balles sifflent dans l’air. Le Russe tourne la tête, a un bref instant d’inattention, le poing suspendu. Un air ahuri lui colle à la figure. Giovanni se saisit de l’électrocuter. La lame murmure sous le courant pulsé induit. Encore un tir dans leur direction, franchement mal ajusté. Le type hésite entre s’enfuir et frapper. Le couteau tranche un avant-bras dans un hurlement perçant. Le Russe lâche sa prise, bascule en attrapant son membre blessé, recule sur son derrière. Une fois libre, Giovanni le dégage complètement d’un coup de talon.

Un geste de supplication.

Sans pitié, il fonce, l’accule dans un angle, découpe tout ce qu’il trouve en travers de ce visage déformée par la terreur. Des lambeaux volètent sous ses lacérations. Un son rauque jaillit de cette gorge puis se meurt. Une coupe nette suit le tracé de la ligne tatouée en rouge que porte les hommes du Baron.

Baleine n’a eu aucune chance, lui.

Alors seulement, l’N-GE se tourne vers la présence dans le corridor, arme au poing, à bout de souffle. La vision encore embuée, le sourire franc mais soulagé qu’il découvre est comme un phare en pleine tempête.

Oh putain mais quel bordel ! lui lance Skënder, qui abaisse son pistolet.

Du sang recouvre les manches de son ami, les pans larges de son jean, comme s’il s’était essuyé. Ils restent interdits un moment.

— Où est… mais Giovanni ne finit pas sa phrase.

Skënder élude, secoue son poignet avec sa grosse montre, l’auxiliaire dont l’écran ne rafraîchit plus rien. Messagerie cryptée comme pétrifiée.

— La com est out, bouffée par un worm.

D’où le vide sidéral du tchat.

Les yeux verts du métis, comme voilés par l’urgence, balayent sa face tuméfiée, le sang qui goutte sur son col, le cadavre déchiqueté à leur pied, celui dans l’escalier, puis l’étage supérieur. Son flingue suit sa mire. Giovanni jure contre ses greffes versatiles, sa dépendance envers elles, opère un demi-tour.

Le Russe survivant s’est trainé à plat ventre, s’agrippe au rebord, les menace d’un M12 tendu au travers du garde-corps. L’ennemi prend tout à coup un visage humain. Des traits que déforment la douleur, l’effroi de la perspective mortelle. L’incertitude fige le fils de l’Albanais. Flottements dangereux. Giovanni sort alors le Beretta, vide le chargeur avec une volonté annihilatrice, jusqu’à ne plus pouvoir tenir le recul. La menace tressaute sous les impacts avant de définitivement s’immobiliser. Le M12 se balance dans le vide, sa lanière sous une masse informe, hachée. Skënder déglutit péniblement, se détourne, son arme retombe mollement contre sa cuisse.

— Les flics vont pas tarder, lâche-t-il un peu hébété. On tente l’issue de secours incendie, accessible par le toit (un doigt en l’air). A voir s’ils nous bouclent complètement. Dans ce cas…

On est baisé. Une précision inutile, néanmoins.

L’échelle encastrée dans le mur donne sur la verrière, possiblement quelques passerelles de maintenance également ; à voir combien d’hommes a dépêché la Brigade d’Inter. Faisable.

Giovanni fronce sourcils. La bombe a sérieusement entamé ses perceptions, mais pas assez pour ne pas sentir les masses compactes et le fer qui effleurent son radar encore borgne. Le calcul est rapide : il en reste deux. Mais ça ne bouge plus, de l’autre côté. Ni même dans l’appartement. Un silence de mort plombe l’atmosphère. Il penche la tête vers le couloir, avec précaution.

Narciso.

L’endroit est un véritable no man’s land. Les barres d’éclairages survivantes strient de leurs faisceaux la poussière âcre encore en suspension malgré le système anti-incendie devenu fou, des portes éventrées par les bourrasques de munitions intermédiaires, les murs dévorés par l’acier furieux. L’angle de vue ne permet pas de distinguer la planque, ni ses occupants.

Un éclat à travers la fumée humide ; il se rabat dans l’angle. La balle vient s’encastrer dans le panneau électrique. Interjection en russe.

— Je fais le tour pour me les faire à revers, dit-il, tout bas. Va voir comment c’est. Sortez de là.

Il désigne le couloir, la zone de repli du Diable. Es-tu encore opérationnel, Narciso ? L’image du corps de Baleine fait suinter un poison de haine dans ses veines. Trop de paramètres foireux. Il ne veut pas se replier. Pas encore.

— Attends.

— Putain mais qu’est-ce que tu fous ? demande Giovanni, à mi-voix.

Skënder se coule entre les deux cadavres du dixième palier, se penche pour ramasser son Glock voltigeur et le lui tendre. Mauvais karma, cette arme. Une grimace lui signifie qu’il peut la garder.

— On a pas de gants, tu te rappelles ?

L’Albanais junior lui agite ses mains maculées sous le nez. Les empreintes. Giovanni cille. Y’a que toi pour penser à ça dans un moment pareil.

— Et, de rien, bougonne-t-il.

Déjà, l’N-GE saute par-dessus les morts, dévale les marches quatre à quatre, se jette dans le corridor du neuvième, comme un fou. Ses sens se déploient aussi loin qu’il peut, verrouillent les cibles embusquées du niveau supérieur.

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