Vous couperez la mienne pour avoir fait cela.

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CHAPITRE 5

GIOVANNI - Regalia 8

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[Midipolia, 2244]

Pas assez vite néanmoins. Les deux Russes ont opté pour la même sortie. Des bris de verre jonchent la cage d’escalier. La béance laisse crever une lumière presque étourdissante dans laquelle des ombres ennemies s’échappent, hors de portée.

Narciso hurle à travers le couloir, tandis qu’il agrippe le premier barreau. Un profond soulagement saisit son cœur. Une bourrasque fouette son visage lorsqu’il s’extrait de là, se lance à leur poursuite sur la surface molle du revêtement thermique du toit. Le plus sec des deux a déjà talonné entre les bouches d’aérations, presque atteint la passerelle de maintenance qui joint les pylônes raccords des câbles électriques suspendus entre les bâtiments. Trop loin pour espérer tirer juste.

Des sirènes se réverbèrent en contre-bas.

Le second, pourtant athlétique, traîne la patte, a pris appui contre un bloc d’alimentation, nettement à bout de souffle.

A cette courte distance, Giovanni tire sans vraiment viser. Le Russe a tourné la tête, se prend les pieds dans une canalisation, s’étale derrière le renfort d’un caisson de ventilation. Une vocifération trahit la touche hasardeuse. Il court vers lui pour l’achever, bondit sur l’unité extérieure de la clim, le met en joue à la faveur de sa position en surplomb.

Le type relève la tête. Les muscles saillants de ses avants bras nues, se contracte vigoureusement. Sa main se tend, s’empare du pistolet mitrailleur sans oser le pointer. Le loup de la Moskva Bleue le jauge, gueule de crocs menaçante. Son mollet percé dégoutte méchamment.

Pas si rapide que ça, le fameux Moscovite.

Acculé, il agite frénétiquement sa tête face au Beretta: non, non, non. Vingt-cinq ans peut-être trente. Aucune putain d’importance. Le Russe a déposé son arme au sol, supplie encore, comme un enfant, égraine une étrange prière – Lyubov, Vaska… – débite des bouts de phrases sans que Giovanni n’en capte un traître morceau. Essaye de vendre son patron, peut-être. Des conneries, encore. Frankenstein et le Jar-ptitsa et puis quoi d’autre ?

Baleine n’a eu aucune chance, lui.

Il ajuste au centre le front, savoure une brève demi-seconde la vengeance, presse la détente avec délectation.

Clic. La glissière se bloque en position ouverte, chambre à vide.

Sainte Marie Mère de…

Le Moscovite plonge, verrouille sa prise sur le PM. Sur le dos, il défouraille à bout portant, sans mire, avec la vélocité furibonde d’un sursaut de survie. Le canon dégueule, remonte jusqu’à a voûte obstruée par les plateformes supérieures de la ville qui les domine.

Un ouragan traverse son corps, furies déchainées dans ses entrailles.

Giovanni veut saisir son electrocut’, tente de bouger un membre, n’attrape rien. Ses doigts ne répondent plus. Sa main retombe, coton imbibée de sang. Un temps, il reste fixé là, parfait imbécile juché sur son perchoir. Voit le loup de la Moksa Bleu se relever, détaller en claudicant.

Alors seulement une indicible souffrance s’empare de lui.

Tentative de réaction. Ne reste pas planté là, s’injective-t-il. Résistance avortée. Le sol le happe, des petits graviers s’incrustent dans ses joues.

Un moment le type se stoppe, une chimère fantastique en contre-plongée qui se retourne, le vise encore. Dans l’instant, le loup se ravise puis disparait entre les lignes fondues de la ville, point de fuite perdu dans sa vision qui s’obscurcit.

Etrange sensation que la brûlante pulsation du fer entre ses chairs ravagées. Des tremblements l’agitent. Il hoquette, lutte contre la masse de ses côtes qui pèse alors sur ses poumons. Essaye de se basculer pour s’en dégager. Il ne sent plus l’épais liquide qui s’échappe de ses lèvres, face contre terre.

Le monde se referme sur lui.

Des mains le redressent, l’adossent contre un muret, se posent sur son épaule, appuient au hasard sur les plaies, tremblent.

— Merde… Putain Gio, faut pas que tu meurs ! Ta mère, elle va me tuer. La mienne aussi. Et puis Narciso. Eh, Gio ! reste avec moi.

Secousses. Il ouvre un œil, lutte contre la douce moiteur, bien plus supportable que cette sensation de déchirement, qui l’enveloppe pour s’accrocher à ce mal de tête terrible et la voix affolée de Skënder qui résonne.

— C’est bon. Ça va…

Corps en plomb fondu. Skënder, les larmes aux yeux, le dévisage, lui colle une gifle. Retard de perception. Décalage vision sensation. Tout est flou. Liquide, même.

— Non, ça va pas. Pas du tout ! Merde, il t’a aligné net !

Ali-aligné-gné-é. Réverbération étrange. On cherche des points de pression sans trop savoir comment faire.

— Putain c’est la première et dernière fois qu’on fait un coup ensemble, il déblatère, pantelant. J’veux plus jamais travaillé avec toi. T’es un putain de chat noir. Plus jamais de la vie ! T’entends ça, avec tes oreilles magiques ? Plus jamais. Eh. Gio… s’il te plait…

Il essaye de rire. Fond dans cette douleur irradiante. Sa tête tourne.

Mouvement à leur périphérie. Silhouettes humaines carapaçonnées d’armure, densité de l’acier tiède. Skënder lève son flingue. Hurle quelque chose.

Chaud. Atmosphère si lourde.

Ce vrombissement. Bleu, comme la couleur du Diable. La danse d’une Walkyrie sur le champ de bataille.


Tu te souviens.


Ses perceptions magnétiques se gondolent, puis se déchirent.


Es-tu fier de moi, … ?


Il marmonne quelques propos peu cohérents, s’accroche à ses formes qui ondulent devant lui.

— Des témoins pour les Fasci ? (comme une quinte de toux) Y’aura pas de témoin pour toi, minot. Pas besoin, p’tite terreur. (le Diable se retourne) Frank, active !

Rozalyn en périphérie, des cheveux roux en pagaille sur son front. Quelqu’un passe devant elle. Se penche sur lui. Mamma. Non. Un N-GE. C’est…

— Fran. Sans K, qu’on répond, presque de guerre lasse.

Des mains aux doigts manquants passent sous ses vêtements, palpent sa peau. Si froides.

— Joue pas au con. Occupe-toi s’en, je passe devant.

Croassement, un rire de corbeau. Des yeux clairs, atrocement clair comme les siens. Un visage comme un miroir déformé. Saloperie de génétique.

Un murmure tandis qu’on le soulève, le charge à l’épaule comme s’il ne pèse rien. Flou cinétique, mauvais film.

— Mourra pas pour si peu, ma dernière version est plutôt coriace… Pas vrai que tu vas pas me faire mentir ?

Puis le bleu. Rien que le bleu du ciel qui l’engloutit.

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* *

* *

[Sicile, centre-ville de Catane, été 2237]

Tu voudrais oublier… Mais tu t’es promis tout l’inverse.


L’acidité qui taquine ses papilles. Une saveur d’enfance. Une fin d’après-midi torride, dans l’ombre d’un glacier du centre-ville historique.

— Il a ses yeux, Don Elmo.

La voix de Papa a cette profondeur du reproche. Le vieil homme attablé rit. Un rire enroué, qui plisse des yeux trop clairs mais où la lumière s’est éteinte depuis longtemps.

— Peut-être. Peut-être pas. Qu’est-ce que ça peut bien te foutre, hein, Volpino ? Qu’il ait ses yeux ou ceux de Madda ? T’étais pas là. L’autre barjo a bricolé avec ce qu’il avait. Et franchement tu veux pas savoir ce qu’il fout dans son labo.

— Ouais, parce que j’étais…

Un silence. Un regard aux alentours, contrôle de routine, habitude de survie. Puis Papa reprend :

— Pour vous. J’étais là-bas pour vous, pas pour Don Caponi. Et j’ai rien dit. Rien de rien.

Sa main se serre sur le pommeaux de sa canne à tête de renard. Giovanni fait mine de regarder ailleurs, de suivre l’agitation touristique estivale. Encore une conversation qui n’est pas pour lui.

— Oui, oui. Ça, c’est la version officielle.

Encore un rire, mielleux mais creux. Vide comme l’espace qui sépare à présent le Don de l’affilié du clan Caponi. L’enfant engouffre une cuillère de glace dans sa bouche, savoure, encore, son parfum préféré.

— Volpino, ne me prend pas pour un imbécile.

L’ombre d’un scooter. Deux hommes casqués. L’un d’entre eux porte un gilet. Ce sont des choses qu’il ne faut pas dire. Des choses que seuls ceux comme lui ou Mamma savent percevoir.

Mais le sentiment de danger et là. Ce cri viscéral que ce n’est pas normal, cette fois-ci.

Papa bondit, aussi vite que le lui permet sa patte folle. Le pommeau à tête de renard de sa canne brille, capture l’or du soleil. Mais il y a l’ombre. L’ombre bleue qui chante sur le champ de bataille, qui arrache, charge après charge, chacun de ses membres comme on dépiaute un crabe sur un rocher, à la plage, pour s’amuser.

Puis le démon remonte derrière le pilote, tapote son épaule en guise de « go ». Avant ça, l’homme au gilet ouvre sa visière puis crache par terre.

— Infame.


Tu te souviens et tu oublies. Ta mémoire est chose plastique. Elle trie, recycle. Le temps s’y contracte, les détails se gondolent.


La mort a le goût du citron. Et l’acidité bleu d’un ciel amer.

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