Là, les oiselles de feu chantent la nuit

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

GIOVANNI

Verre (2)

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[Midipolia, réserve artificielle des laboratoires G2NOS – 2244]

Nous fabriquons nos propres monstres.


— Tu savais que Don Caponi avait un fils ?

Sur la passerelle du jardin tropical accessible aux visiteurs des laboratoires G2NOS, Litzy, presque quinze ans, qui en paraît douze, comme lui, effectue un tour sur elle-même. Les gouttes d’eau glissent sur la toile fuzzy de son kimono, troublent sa silhouette. Son carré plongeant jaune poussin virevolte tandis que les longues manches reflètent les feuillages touffus et les fleurs exotiques, sortes de statues néo-modernes de plastiques fondues, mais biodégradables.

— Tout le monde le sait.

Sa réponse laconique aurait aussi bien pu être : « m’en branle ». Giovanni n’a pas envie d’être désagréable et préfère laisser cette conversation s’éteindre d’elle-même. Ses yeux trop clairs dévorent cette menue silhouette sous un baggy oversize. Secrètement, il espérait qu’avec la pluie froide qui s’abat en continu depuis trois jours, il n’y aurait personne d’autres qu’eux dans les environs non couverts par les dômes alvéolés de verre. C’était bien la peine de sécher les cours pour tomber sur un troupeau de scolaires en sortie qui s’embouteille devant cette putain de plante.

— Oui, mais pourquoi on le voit jamais ?

L’oiseau de paradis déploie ses ailes orange dans la canopée ruisselante. De dix mètres de haut, la transgénique en floraison a un bec large comme un homme.

— Parce que…

Sa première femme a tourné le dos à la famille et la Tempête n’a pas voulu faire d’esclandre inutile avec son amour de jeunesse. Séparation de biens et de corps, et voilà, suivante ! Les secondes noces ont été politiques, avec une gonzesse du gotha midipolien. On lorgne déjà sur la petite de deux ans et le fantasme d’un mariage pour s’allier les Caponi. Que d’emmerdes en perspectives…

Au lieu de répondre, il conduit Litzy vers la cafétaria. Négocier avec son estomac reste le meilleure moyen de la séduire. Giovanni a rassemblé tout son courage le matin même. Le cafouillage de la semaine dernière au (W)Hore Al’ain le fait gamberger. Certains sous-entendus deviennent trop pressants pour vivoter dans le déni. Par sa position, on attend de lui une certaine attitude. Un rôle qu’il s’applique à jouer la plupart du temps, mais dont le scénario l’afflige. Il refuse de se choisir une greluche vampirique ou un ersatz jetable et gluant. À vrai dire, aucune sapiens ne pourrait remplir ses critères.

Litzy a dégainé son carnet à dessin et sa petite palette. Ses pieds sous les fesses, elle croque l’oiseau du paradis à travers la baie vitrée. L’aquarelle dégouline des miasmes étranges, surréalistes. Le vert Viridian embrasse le rouge Vénitien, qui suinte dans l’auréoline puis l’ultra marine. L’eau dégrade encore, le sépia se gorge, granule et les pigments glissent entre les pores du papiers pincé, esquivent la gomme en masque, ultime rempart à la lumière.

Fluidité du poignet, élégance d’une moue concentrée – l’éponge gratte, émiette, boit encore. Le feutre noir bave des lignes que rien n’enferme. Giovanni se fascine de sa technique, de sa capture de l’instant dans des contours béants, des tâches, des erreurs comme des mystères qui se fondent entre les fibres.

Il aime ces instants où les mots ne sont pas nécessaires entre eux ; autant qu’il appréhende les conséquences de sa petite entreprise.

Les questions, Giovanni les mastique comme les billes de tapioca de son soda, jusqu’à ce que ses dents et les enzymes de sa bouche en fassent de la charpie. Alors, elles restent là, immobiles, sur sa langue où traine encore un goût de citron et de menthe. Mieux comme ça ; pas de questions auxquelles on ne veut pas vraiment de réponses, donc pas de problèmes.

Elle grignote son cookie à la mangue, achève son dessin, puis remballe son matériel.

— On va voir l’aquarium ?

Il acquiesce et suit Litzy comme une fée émerveillée, entre les myriades exotiques des poissons multicolores éteints puis ressuscités dans une barrière de corail artificielle pour le plaisir des yeux, et les chatouilles des algues dévoreuses de microplastiques, à travers le tunnel des méduses bioluminescentes, puis sous les ombres menaçantes d’antiques squales jusqu’au mur. Unique rempart entre eux et l’impératrice de la collection des curiosités du laboratoire : la pieuvre ailée.

Le monstre rougeâtre baigne dans une transparence bleutée relativement nue à l’exception des contrefort rocheux et des débris de crustacés du fond. Huit membres garnis de bouches spiralent et se tortillent dans un trou. Deux yeux de rapace farouches les dardent tandis que l’infernale danse s’immobilise. Avec une lenteur calculée, le prédateur s’extirpe de sa cavité dans un roulis de bras. Son manteau, de quatre mètres de large, bardé de cicatrices boursouflées, fond furieusement vers eux. Les immenses tentacules ouvrent une gueule qui embrasse la paroi. D’une puissance prodigieuse, son bec frappe le verre. Ils reculent instinctivement à ce bruit sourd, cette peur irrationnelle que la geôle explose.

La créature volette en arrière, tournoie. Sa peau contractile, aux teintes sanglantes, se moire puis mue en un blême fantomatique. Deux arcs osseux percent sous les siphons et s’étirent en arrière, ses plumes visqueuses semblent portées par l’eau. Le rapace noyé volte encore. Ses ailes provoquent un remous en tourbillon de poussières parmi les carcasses du fond.

Instinctivement, les doigts de Litzy se sont mêlés aux siens pour les serrer. Fort.

Une holophoto flotte à côté d’une plaquette explicative ; Docteur Wollstonecraft, éternel étudiant aux cheveux longs débraillé, concepteur de l’ectogenèse et pionner de l’évolution à marche forcée.

On lui doit l’ouverture d’une petite boîte dans laquelle l’espoir d’une humanité.2 n’a pas fait consensus : les N-GE. Le plus beau des anges fut alors chassé du paradis pour avoir offert la lumière à ceux qui n’en voulait pas. Ou comment un savant fou a rebattu les cartes de la génétique… et de la procréation en développant l’utérus artificiel pour ces humains next generation. Bon, le type était pas tout seul, mais étant l’unique connard survivant après le carnage du laboratoire HNGE, il a ramassé pour les autres quand le scandale a éclaté. Ce qui revient au même. Dieu et ses zélotes n’apprécient pas qu’on réécrive la sainte parole des petits chromosomes. Pire, qu’on puisse concevoir des enfants sans mère-matrice.

Une humanoïde tapote ses griffes métalliques contre la vitre. Un casque dévore son visage. Des protubérances et des connecteurs déforment l’arrière de son crâne où s’y fixe une chevelure de câbles. Sous le dos de sa blouse, se deviennent les reliefs d’une synthéchine et ses appendices tentaculaires au repos. Le badge rouge épinglé sur la poitrine précise : Mary Godwin, département neuroingénieurie.

Comme beaucoup des chercheurs de G2NOS qu’ils ont croisés, celle-ci a répondu à l’appel de l’hybridation chair-machine du post-humain. Ces cyberaugmentations profitent d’un flou juridique au sein de l’Unité Européenne où leur implantation sans permis fédéral est illégale mais pas leur détention ; tout comme les optimisations génétiques non thérapeutiques et autres xénogreffes. Des certificats de désactivation provisoire suffisent néanmoins pour embarquer dans un avion. On ampute pas les gens pour si peu, à l’inverse des fanatiques religieux.

Giovanni n’est pas naïf. En d’autres contrés rigoristes et adeptes de l’Authenticité, même respirer lui est interdit – sinon comme soldat contractuel ou prostitué de luxe sous parapluie de puissant.

— Pourquoi donner des ailes à des êtres qui ne peuvent pas voler ?

Litzy a jeté la question en l’air d’un murmure ébahi.

— Qui t’as dit qu’elle ne pouvait pas ?

La voix de la transhumaniste érafle d’un timbre particulièrement taquin quoique artificiel, sous la visière miroir. Leur incrédulité s’y reflète et s’y déforme.

— Elle peut pas sortir de là, rétorque Giovanni.

— Elle pourrait. Elle attend simplement le bon moment, ou la bonne personne.

Non. Derrière le verre, ce monde lui est irrespirable. La pieuvre ailée n’est jamais rentrée dans aucune foutue case.

— Et pour aller où ? hasarde Litzy, que l’énigme fascine.

— Là où même la mort peut trépasser.

La scientifique les plante là avec ces paroles cryptiques. Les tentacules de son exosquelette cliquètent de l’ironie de leur rencontre.

Litzy se tourne vers lui. Dans la pénombre, ses yeux clairs et les nervures à ses cartilages d’oreilles luisent, à la fois interloqués et subjugués jusqu’à ce que la blousarde disparaisse par une porte dérobée. Ses cheveux teints captent les lumières appâts des poissons lanternes du couloir adjacent. Même enveloppée de couches épaisses et d’oversize, elle semble minuscule et insaisissable. Il voudrait lui dire qu’elle n’a pas besoin de se cacher, qu’elle est très bien comme elle est. Que l’avis des autres, ces fragiles créatures aveugles dans le noir, ou de ces techno fétichistes qui essayent de s’en approcher, on s’en fout. C’est pas important.

La pieuvre tournoie encore, étirent ses ailes au-dessus de sa tête en une étrange parade.

Giovanni ne tergiverse pas. Il a déjà pratiqué ça un million de fois avec des hôtesses. Simplement, son approche se veut douce. Le moindre geste brusque pourrait briser la pellicule de confiance entre eux.

Il l’enlace par la taille. Sans aucune résistance, le corps de Chasseuse se blottit contre lui. Plat, sec, tout en muscles nerveux ; tension étrange mais plaisante. Un instant, il hésite. Peut-être… les épaules de Litzy se détendent un peu. Elle ne le fuit pas, semble accepter cette proximité. Légèrement plus petite que lui, il lui faut redresser son menton pour plonger son regard dans le sien dans un instant suspendu. Il se hasarde à caresser son cou, raccrocher une mèche puis glisser le bout de ses doigts derrières ses oreilles pour apaiser les signaux des greffes amplificatrices que la montée de rouge au visage, et la nervosité, rendent particulièrement brillantes.

Ils savourent la chamade qui heurte leur cage thoracique l’une contre l’autre. Un temps mort, long comme une agonie d’enfance, ou un aveu. Giovanni n’ose pas prendre l’initiative. Se sent un peu idiot. C’est pourtant si facile avec… !

Sur la pointe des pieds, la petite fée se tend tout entière vers lui. Elle agrippe sa veste, se hisse à sa bouche qu’elle happe. Sa langue taquine sans se risquer à glisser en dedans, avec tendresse, maladresse. D’abord surpris puis ravi, il se mêle à cette tiédeur humide, cette victoire à l’amertume du café et à la douceur de la mangue du bout des lèvres. Ses mains vont chercher l’arrière de sa tête, la basculent légèrement de côté pour approfondir le baiser. Litzy se cambre, souple mais puissante, ses ongles se fichent dans la peau de son cou. Il se surprend à apprécier cette force, cette opposition. Sa langue insiste, amadoue, persuade, lèche, bagarre, suçote, jusqu’à ce qu’elle cède, s’ouvre à lui. Il y plonge avec délectation, murmure en caresses des mots interdits.

Des dents pincent alors, en arrache un lambeau de chair. La morsure au sang le fige, l’oblige à un mouvement de recul qu’il contient dans l’instant. Il tente de raccrocher l’étreinte, mais des mains contre sa poitrine le repoussent. Et ce regard. Bleu électrique. Giovanni s’attendait à bien des réactions. Surprise, rejet aussi… – après tout, il connait par cœur cette version miroir de lui-même – mais pas celle-là.

— C’-c’était pour rire ! Je.

Des doigts tachés de peinture scellent ses lèvres. Pour arrêter les mensonges vermeils qui dégoulinent de sa gorge à son col, ne demandent qu’à engloutir ses sentiments. Il prend cette douleur entre ses dents serrées, la ravale. Non, ça ne fait pas mal. Narciso lui filent des branlés bien plus méchantes. La collection d’hématomes sous son t-shirt s’enrichit tous les deux ou trois jours. Tu sais encaisser. Tu…

— Finalement, tu es comme eux !

Ça fait mal.

Plus que tout le reste.

Le silence est devenu distance – infranchissable muraille. Le sang se coagule vite, et demain, il n’en restera qu’une fine ligne blanche aussitôt fermée mais pas oubliée ; une frontière franchie. Giovanni s’en veut. Il marine d’avoir gâcher sa chance avec un mauvais timing.

Cazzo ! N’aggrave pas ton cas, ferme ta gueule, c’est mieux. Et ramène-la chez elle comme un vrai gentlemen.

Il la suit, derrière chacune des parois de verre où les créations des laboratoires G2NOS vivotent dans leur monde clos, spectacle naturaliste artificiel pour des observateurs anonymes dont personne ne sait ce qu’ils attendent vraiment de tout ça.

T’as pas ce qu’il faut, c’est tout. Comme cette saloperie de pieuvre transgénique avec ses ailes. Inutiles. Inadaptées.

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