Nous n’étions que des maîtres-chiens

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

LITZY

Eigengrau (1)

L’empreinte intervient à un stade développemental précoce. Sa fenêtre temporelle est réduite bien que les bornes de cette période critique restent nébuleuses. Elle permet l’élaboration de relations sociales intraspécifiques, la reconnaissance d’une filiation (ce paradoxe !) et la sélectivité sexuelle. Les processus neurobiologiques sous-jacents se nichent au niveau de l’hyperstriatum, là même où s’opère l’apprentissage des chants chez les oiseaux ; une structure absente du cerveau mammifère authentique et probable héritage de l’hybridation exohumaine.

Autant par naïveté que par orgueil, nous pensions que l’empreinte nous préserverait d’un retour de flammes en assurant notre autorité. Nous aurions dû comprendre lorsque nous les entendions gazouiller entre eux. Nous n’étions que des maîtres-chiens essayant de dresser des loups ; la meute nous ad dévorés.

Extrait de « Tombés du ciel, Autobiographie d’un Diable », éditions la REvolte, 2189

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[Midipolia, 2244]

Tu as quatorze ans, presque quinze, déjà des cheveux blancs et des mauvaises fréquentations.

S’échappe parfois un rire, à peine un souffle du masque qui couvre la tête de Maman. Réalité augmentée ou plutôt escape game de la vraie vie. Avachie dans le canapé du salon, Annunziata Macbeth n’est plus qu’un corps creux dans lequel se déversent les projections parfois abstraites des luminothérapies. Encore des conneries de médecins pour soigner sa dépression. Papa peut bien raconter ce qu’il veut, cette bataille est perdue d’avance. Maman s’enfonce dans le mutisme, ce calme artificiel de sa plongée en dedans où ces couleurs et ces chants d’oiseaux disparus se vident dans un cœur percé.

La lumière en elle s’est éteinte. Litzy s’y est résignée.

— Je sors, lance-t-elle en jetant sa large veste sur ses épaules.

Claquement de porte pour échapper au monstre inerte. Ses lunettes fixées à ses tempes déploient l’itinéraire pour rejoindre Eligio tandis qu’elle dévale les escaliers – elle déteste la sensation d’enfermement de l’ascenseur – s’élance sur la passerelle au pas de course pour éprouver ses muscles, faire hurler ses poumons d’un cri qui ne peut franchir ses lèvres. Elle zappe d’une saccade oculaire les derniers messages et autres « J’ai hâte de te voir ».

Litzy ne comprend pas bien à quel jeu s’adonne Eligio, dix-sept ans et affilié aux Ozzello. Enfin, si. L’adolescente n’est pas naïve au point de croire que leur dernière soirée au Mystic et les rencards virtuels sur des jeux en ligne – sur lesquels le jeune stiddaro a accumulé les défaites – aient pour seul objectif la récompense de ses jolis yeux clairs.

Pas important, suis le plan.

Rendez-vous est donné près du parc Darwin. Un endroit peu digne d’intérêt, à l’exception de la collection de plantes optimisées et du skatepark ; le terrain reste découvert, avec du passage. Un lieu rassurant avec plusieurs options d’échappatoires.

Peut-être imagine-t-il que les garçons ne le pendront pas au mur au nom de la bonne entente entre les clans. La stratégie est peut-être plus vicieuse que ça... Vitorre comme Giovanni arrivent à l’âge critique où ils doivent faire leurs preuves ; cette quête perpétuelle de respect qui n’est qu’une chasse aux trophées.

Tu n’as pas pu t’en empêcher. Elle muselle cette rancœur sourde à l’arrière-plan de ses priorités. La veille, elle a défait ses tresses, bombé ses cheveux d’un pourpre saturé et y a collé des rajouts crêpés de noir imprimés de rayures holographiques. Pas sûr que la subtilité d’un mimétisme avec un serpent corail crève d’évidence.

Loin d’être idiote, elle sait ne devoir sa place dans le groupe qu’à la faveur du petit prince et par extension de son bras droit implicite. Si les moqueries sur son physique non pubère se sont taries à coups de poings et de gifles (et l’intervention subtile de regards noirs de son jumeau génétique), Litzy reste persuadée d’être intouchable. Une position confortable qui lui a jusque-là épargné d’avoir à justifier son désintérêt profond pour les relations amoureuses.

Ses cheveux sanguins virevoltent dans sa course. La Chasseuse saute par-dessus une barrière et atterrit, trois mètres plus bas, sur un conteneur à recyclage organique avant de choper un gyroskate en LS. D’une puissante poussée, elle se glisse sur la piste accélérative. Le vent s’engouffre dans son col et gonfle son bombers.

Elle le retrouve à l’endroit prévu, près d’un rack à recharge sur lequel elle fixe nonchalamment sa planche. Eligio la salue, timide et vacillant dans ses dockers aux semelles usées. Son mono verre contrôle les environs par habitude. Tu affrontes les medicanes sur les quais mais tu trembles face à 40 kilos ?

— C’est pas gênant que je…

— Que tu quoi ? J’ai pas à demander la permission pour sortir avec qui je veux.

Elle prend appui sur ses épaules carrées pour se hisser aux joues à la barbe naissante et y dépose une bise taquine. Le jeune stiddaro reste interdit, puis se rassérène.

Ils promènent, à distance respectueuse l’un de l’autre, les mains visibles, obéissant à des règles jamais écrites. Ses greffes ne détectent aucune arme, du moins qui émettrait la moindre résonance magnétique. J’ai toujours les papillons céramiques que Gio m’a filé. Du bon matériel, quoiqu’un brin fragile aux chocs ; parfaitement inutile dans cette configuration affreusement romantique.

Leur conversation s’égare entre les plans d’eau dessalée. Le sable volète entre les fouets des cheveux d’anges pâles et les lamelles jaunâtres des cordylines, s’embusque dans les épines des agaves brunes, tourbillonne, au-delà des dunes artificielles ; ces éternels éphémères dont on drague les fonds pour les remplir, en pure perte. Chaque mention de l’héritier des Bianchi est perçue comme un avertissement mais Eligio joute, habile, recentre systématiquement la conversation vers ses centres d’intérêt à elle. Il s’extasie de quelques photos de ses gribouillis ; elle élude la prétendue symbolique d’une pieuvre aux ailes de feu, son nouveau sujet-muse, préfère l’amener sur le terrain du sport, de ces séances qui épuisent un corps plastique.

— Tu sais, la bouffe c’est pas une contrainte. Ça fait partie de l’entrainement. Et puis, je me sens mieux comme ça.

Litzy comprend, plus qu’il ne pourra jamais l’imaginer, à quel point on peut vouloir altérer la nature pour se conformer à une idée alternative de soi.

La poussière dorée et les futilités s’égrènent parmi les palmiers et les pins parasols, aux verts ombreux, plus loin encore pour se coucher entre les agapanthes bleu rustique dont les têtes dodelinent au vent. Des espèces modélisées pour résister aux conditions parfois exigeantes de la cité plateforme, avec la volonté à contre temps de récréer quelques littoraux qui ne sont plus que pierrailles et falaises découpées de vagues.

Assis sous la cascade rosée d’un tamaris en fleur toute l’année, elle se laisse étreindre de ses bras, masque sa surprise à ce rapprochement physique spontané. Son sang pulse au travers de ce corps esthétiquement dessiné par les protéines, les gélules de T et les électrodes. Pourquoi ai-je l’impression que tu es si creux ? Ou bien est-ce moi qui… Les N-GE suscitent parfois des réactions épidermiques à certains authentiques, quand la plupart des enfants qu’elle a fréquentés la trouvaient simplement « bizarre ». Eligio n’a jamais fait partie de ceux qui la houspillaient aux réunions des clans, mais Litzy n’oublie pas la passivité spectatrice qui fait le nid des harceleurs.

Les os de ses doigts semblent si peu denses, si fragiles, quand ils descendent plus bas que sa gorge, cherchent l’ébauche d’une poitrine absente, se suspendent au trouble généré, puis s’échappent vers son ventre noué.

L’audace rattrape la glissade :

— Je peux t’embrasser ?

Son assurance la presse. Prévisible.

Le geste se maitrise, s’orchestre avec patience ; presque agréable. À peine si le tempo dans ses veines varie. Elle ferme les yeux, s’oublie dans cette fausse tiédeur, cette négociation affreusement humaine où l’on donne seulement pour prendre.

En rompant leurs lèvres, le sourire d’Eligio s’étire, particulièrement satisfait. Litzy voudrait lui briser les dents, et alors, peut-être que son cœur battra si fort qu’il étouffera les couleurs mensongères qui suintent de sa voix :

— Tu sais… tu n’as pas besoin de tous ces trucs (une mèche holographique file entre ses doigts). Tu serais encore plus belle avec une couleur de cheveux plus naturelle.

— Comme quoi ?

Il hésite.

— Je te verrai bien en blonde.

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