la délivrance mais pas la repentance.

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

VYACHESLAV

Chasse (3)

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[Midipolia, 2244]

Chanceux, tu l’as toujours été ; autant que malheureux en amour.

Feu et noyade ; baiser sur le front et marée noire d’araignées. Il nage dans une fumée liquide où résonne l’écho de couinements à peine humains en clapotis sanglants, et de tricots métalliques. Il rêve à suffoquer, émerge des draps humides comme un retour d’apnée. Le chat bondit avec un temps de retard, puis mousse de principe, avant de piétiner sa place en bord de lit et de s’y lover avec une conviction toute territoriale, la paupière à demi abaissée. Vyacheslav manœuvre son corps, encore si lourd, avec lenteur, pour se lever, soucieux de ne pas écraser l’autre félin au poil moins léché collé à lui. Imperturbable, la gueule cassée aux gencives infectées ronfle éhontément.

Ça gueule dans la pièce à vivre ; mais le plomb du sommeil a fondu et Vyacheslav, shooté par l’urgence du cauchemar, ne prend pas la peine d’essuyer son visage luisant de sueur avant de rejoindre le grabuge.

La double queue de la félinoïde préférée de Pavel bat furieusement l’air au plein milieu de la cuisine ouverte. Ses mouvements saccadés font greloter les petites clochettes pendues à ses oreilles tandis qu’elle projette vaisselles biodégradables et emballages de fast-food à travers la pièce. Sa cybervoix frise la saturation quand elle hurle :

— Ils l’ont déchiquetée pour en faire un exemple (un sanglot comme un miaulement)… Regarde ! Regarde putain, Pavel !

Elle tend, fébrile son auxiliaire, jusqu’à ce que Pavel saisisse ses poignets pour la calmer. Le petit bracelet échappe de ces mains tremblantes. Un sinistre sourire fendu d’une oreille à l’autre sur le visage d’une frankée à écailles clignote en biais sur la mousse du sol. Vyacheslav se la remet, vite-fait, et slalome entre les nouilles et les nems veggies avec pour objectif le frigo.

— Maneki, ma douce.

Elle feule puis s’effondre en larmes dans les bras de son amant qui la porte vers le salon attenant. La situation est plutôt cocasse ; la crasseuse lézarde payait ses dettes de came en nature.

Le Moscovite regrette aussitôt d’avoir fait une apparition et abandonne l’idée d’une gélatine hyperprotéinée comme petit déjeuner. Se mêler des histoires de cul des autres est systématiquement un mauvais plan – et celles de Pavel sont rarement exclusives. Vyacheslav aime les chats à défaut d’apprécier la chatte. Il a beau vénéré la seule espèce ayant domestiqué l’être humain sur cette foutue planète, il se méfie doublement de l’hybride. Maneki est un condensé de tous ce qu’il essaye d’éviter dans sa vie : intelligence émotionnelle trop élevée et idéologie bornée.

Le Sanctuaire conglutine un sacré bestiaire cramé du génome et chirurgie-addict pour qui le transhumanisme n’était pas assez et les cyberaugmentations, trop désincarnés. Leurs zélotes prient le Voleur de Feu, un démiurge dont ils attendent la résurrection pour les guider vers la nouvelle étape : l’unification organique sublime afin de rejoindre la voie du Ciel originel – ou une branlette du même acabit. Vyacheslav n’écoute que d’une oreille les délires de Pavel, et il doute de l’exactitude d’une traduction alcoolisée – et de sa sincère dévotion à la cause. D’ailleurs, il trouve particulièrement poilant que ces fervents biotechnophiles vénèrent un mort fameux antithéiste comme un prophète à grands renforts de rites et de consécrations plus ou moins symboliques. Sauf qu’on ne discute pas religion avec les fanatiques. Organisée autour du R’wasta, cette ménagerie ne prend pas la chasse au biohacker comme un contrat mais plutôt pour une croisade. Néanmoins, les considérer comme des illuminés serait réducteurs ; le Sanctuaire possède aussi un réseau habile amène de fournir du matériels pour mater la concurrence. Ces gens ont les moyens de se payer Frankenstein en envoyant quatre N-GE – pour le résultat que l’on connait. Vyacheslav a déjà fréquenté, avec la distance respectueuse de mise, ces reconvertis de l’Armée Unitaire Européen. Pas aussi impressionnants que des Inébranlables, mais pas des guignols non plus.

Et d’après leur contact, la fiesta de bienvenue-vient-nous-rejoindre a fini en apéritif pour futurs saucissons.

Franchement, Vyacheslav ne voit pas ce qu’il pourrait ajouter comme plus-value à leur équipe de récupération. Sinon que, s’il meure ça ne sera pas dommage, mais s’il a l’auguste chance d’en revenir les mains pleines, les relations entre le Baron et Moskva redeviendront au beau-fixe. Et rien ne ferait plus plaisir qu’un Chasseurs ou deux à désosser pour les refourguer aux labos chinois. Du choix premium sans verrouillage épigénomique.

Peut-être que Pavel compte le promener comme un gri-gri contre la mort. Vraie qu’ils se croisent si souvent ces derniers temps, que cela lui semble irréelle. Plus franchement, Vyacheslav s’en branle. Il n’a pas mieux à faire là, immédiatement, et un peu d’action, avec du babki qui rentre, lui ferait oublier les images résiduelles à la con qui l’empêchent de bien dormir et de baiser correctement.

Toutefois, le plan pour s’offrir Frankenstein reste une vaste blague plus cringe que drôle. Il ne manque pas d’en faire part au lieutenant de la Krovavaya :

— Je suppose que l’autre va encore nous faire attendre toute la matinée avant de nous honorer de sa présence. Putain, ça sent encore sa clope !

En plein câlinage dans le sofa, Pavel souffle :

— On est pas aux Amériques ici, se fournir en jouets est compliqué.

— Ouais, bah justement. Pas envie de travailler avec du seconde main du Nouveau Califat, même cadeau du Sanctuaire.

Vyacheslav ne demande pas tant que du ricain, mais ces saloperies croutées de sable ne sont pas fiables. Autant se rabattre sur du matos chinois ou cananéen.

— Notre distinguée concurrence ne facilite pas l’import.

— Z’avez qu’à les dégager, ces bouffeurs de pâtes, tacle Vyacheslav. La poupée transgénique à leur tête en premier. Al Capone, ou je sais plus son blaze, ne pourra pas tenir la ville à lui tout seul. Vous avez l’effectif, en plus.

La faim le rend maussade. Pavel passe une main presque tendre sur sa tête de peluche rose, bien qu’elle le dépasse largement. Sa gueule est celle du type coincé qui doit s’efforcer de faire bonne figure avec un chat plus gros que lui, sur les genoux. Maneki s’éclaffe sinistrement, les yeux gonflés de pleurs.

— Tu ne comprends rien... s’exaspère la félinoïde en anglais. Donna Maddalena est notre protectrice, ici. Et d’une certaine manière, le fait que personne ne soit venue chercher ta tête en est la preuve. Tu crois sincèrement que le Baron peut te protéger ?

Sentant le glissement, Pavel rattrape la conversation :

— L’idée, c’est pas de le kidnapper, mais juste de lui fournir une porte de sortie. On en tirera rien sous la contrainte.

Vyacheslav franchit le no man’s land de la cuisine, non sans marcher sur un truc gluant indéterminé, pour finalement atteindre un placard aussi désespérément vide que le frigo, sinon de bières et de restes séchés de sushis au mafé.

— Bah, votre Frankenstein, il n’a pas l’air de vouloir en être, de votre de votre petite sauterie. Sinon, il aurait pas découpé quatre Dragons.

Les pupilles de Maneki s’étrécissent, du temps que son oreillette fasse la conversion du russe vers sa langue. Pavel l’enlace derechef, l’œil réprobateur et la bouche pincée.

— Notre Mère Non-Née est Trois mais Une, elle doit encore s’éveiller. Tu es un enfant qui refuse de comprendre, assène Maneki, toujours lovée dans les bras de son humain.

Vyacheslav préfère battre en retraite derrière le comptoir pour préparer du thé et avaler ses comprimés de maintien d’OptiMuscles. Ces conneries mystiques l’agacent et froisser leur intermédiaire ne servirait pas leur cause. Faut pas mélanger les sentiments et les affaires. Le soutien logistique du Sanctuaire reste essentiel à leur objectif commun. Pas question de rentrer au pays comme une fleur.

— Je vais te raconter une histoire, Slava. Tu aimes les histoires ?

La cybervoix se pose une gravité d’un mauvais livre porno. Pavel lève les yeux au ciel, puis lui lance un sourire de diplomatie entendue à travers la pièce.

— Fais-moi rire, grogne Vyacheslav en louchant sur le fond famélique de synthmiel.

Même pas de quoi se sucrer une tasse.

Il méprise ces hommes qui sont incapables de gérer leur propre piaule sans l’aide d’une bonne femme. Ça laisse imaginer comment ils gèrent leur propre stock ou leur linge sale. Et on ne causera pas de propreté. Ça bosse comme ça chie.

Maneki ménage un suspens, avant d’entamer :

— Ils étaient deux Chasseurs, dans le creux de la main de la Gorgone. Si terribles que même la Tempête en tremblait. Lui voulait conquérir le Ciel et elle, le monde à ses pieds. D’une certaine manière, ils ont réussi. Note que je t’épargne des détails dont tu ne saisirais pas la portée. Retiens qu’ils s’aimaient si forts qu’ils se sont anéantis, mais qu’elle a quand même tenu la promesse qu’elle lui avait faite ; elle veillerait sur ces misérables petites créatures que nous sommes, et c’est ainsi qu’est né le Sanctuaire.

Vyacheslav ricane.

— Elle s’est surtout payé une armée de petits chiens bien endoctrinés. Et maintenant vous voulez lui piquer son docteur maboul.

Elle a surtout bien profité du fait que les désespérés dans votre genre n’ont pas droit de cité en dehors de quelques réserves conscrites, même en UE.

— Un être dépourvu d’amour comme toi, ne pourra jamais le concevoir mais sache que leurs chants résonnent encore dans les fondations de cette ville. Luciano nous a promis que le jour venu, le Voleur ouvrirait grand la cage pour libérer l’Ange et que le Ciel prendrait feu. Et c’est pour cela qu’elle lui a tranché la gorge. Pour qu’on ne l’entende plus. Car seul le Voleur avait le pouvoir d’exercer l’autorité sur elle.

— C’est que des conneries.

Et y’a une chance sur deux que le biohacker soit un imposteur. Mais c’est pas mon problème.

Fatigué de ses prophéties débiles sans queue ni tête, il préfère vider son thé noir d’un trait et tourner les talons pour se recoucher, puis se ravise aussitôt. Pas envie d’être là quand ça va se réconcilier sur le canapé grinçant. Il chope son sac de sport et claque la porte sur des préliminaires déjà humides.

Plus tard, en nage sous la douche du gym, les muscles tendus à rompre mais douloureusement encore faible, il se dit qu’il ferait mieux d’en finir rapidement avec ces digressions sectaires – avant de passer sur le billard et de se réveiller gorille, notamment.

Vyacheslav a l’âge pour comprendre le message derrière les histoires que lui racontait Liouba. Et suffisamment d’expérience pour savoir que c’est une idée à la con.

La mythologie russe ne fait pas mention d’un phénix renaissant de ces cendres mais d’une créature flamboyante, si lumineuse qu’elle est à la fois porteuse de bénédictions et de malheurs. Capturer l’animal et l’enfermer dans une cage n’amène jamais la prospérité souhaitée.

La moralité de l’histoire est plutôt simpliste. Dans les versions les plus romantiques, le héros a finalement pitié de l’oiselle et la libère. Celle-ci lui offre alors une plume, enchantée, qui permet à la fin de moults péripéties, de sauver la princesse du méchant sorcier qui menace le royaume. Dans des variantes plus adultes et réécritures modernes, cette quête est vouée à l’échec.

Et c’est exactement ce qu’ils font.

Ils poursuivent l’oiselle de feu sans savoir que la chasse de son irradiant plumage les consumera.

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