On la voit de loin,

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LA BELLE AUX ABOIS MORDANTS

ALDO - Jusant (1)

C’est rigolo diront certains, paradoxal diront d’autres : Midipolia est l’une des premières cité plateforme bâtie sur la mer, et pourtant la plupart de ses habitants, toutes classes sociales confondues, ne vont jamais s’y baigner. On lui préfère l’eau douce et filtrée des bassins municipaux, résidentiels, sinon privatifs. C’est même un bien universel qui coûtent très cher à voir de sa fenêtre et que tous lorgnent avec envie – en particulier la piscine suspendue avec panorama grand bleu. Les projections touristiques et d’investissement ne manquent pas ; petits films interactifs où les immigrés et les trafiquants n’ont pas la sale manie d’y crever et de flotter parmi les écumes des évacuations du chantier naval et des composteurs. Et puis, il y a les crabes, énormes, les marées de méduses aux filaments interminables et urticants, les pieuvres à la réputation toxique et des ailerons que la qualité de l’eau protège de quelques traditions gastronomiques barbares.

Après tout, la mer, c’est dégueulasse et dangereux. Mais personne ne se demande ce qu’on pourrait faire pour l’assainir. Non, la mer n’est pas un problème à Midipolia. On la voit de loin, tout le monde rêve d’en profiter sans s’y mouiller et c’est très bien comme ça.

Extrait de La Risée, par El-FauϽon, sur Mid-Inter

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[Midipolia – 2245]

Tu n’en penses rien, mais tu n’en penses pas moins.


Plan large, les flots gris. Entrée par champ gauche, les rafiots pneumatiques surchargés. Zoom, les visages sombres, bouffés de sel, que découpent au bleu-blanc des gyrophares. La voix off qui s’efface dans le vrombissent des pales des drone de la Volante. Les mégaphones. Les voix qu’on jette par-dessus le vent. Zoom encore ; lèvres craquelées qui crachent quelque charabia d’un bled venu de l’autre côté de la mer. Dézoom ; les bras maigres et tendus qui s’agrippent à des manches d’uniformes. Glissement sur les brassards avec ancre et silhouette de goéland. Reprise de la voix off, fondu de rupture, plan resserré ; les corps, vivants et morts, qu’on débarque, aligne et parque dans des hangars comme des marchandises volées pour inventaire. Rezoom sur les petites mains des services de l’immigration tenant des tablettes pour remplir des formulaires. Transition puis vue large sur Midipolia et son port flottant avec ses porte-conteneurs en sardines dans un crépuscule pour achever le reportage sur une note d’espérance.

Arrière-goût salé avec poisson mariné tomate et basilic.

On ne dira que ceux-là sont passés au travers des milices sous bénédiction gouvernementale qui coulent la plupart des canots pour optimiser les quotas. Ça évite juste que les centres débordent. Non, on ne balance pas ce genre de trucs sur les canaux officiels.

Aldo mâche son sandwich en regardant les infos d’un œil, le module scolaire de l’autre. Les deux le gavent. Sur la projo, ça zappe encore. On parle d’une attaque à l’arme lourde. Un entrepôt soufflé. Des morts et des blessés, Stidda et Bratva en guérilla d’alternance de tags sur les murs des quartiers, pour illustrer, suit le décompte depuis le début année, des chiffres et des formules toutes faites qui flottent en l’air : dans un climat de tension accrue… l’opération a permis de sécuriser… Le Commissaire de la nouvelle Brigade à mode, dégaine de pirate avec cache-œil et gueule bistre, tresses et perles colorées, fait une énième déclaration sur ses prises. Maintenir la pression, oui…

Aldo lorgne à travers la pièce qui donne sur le salon, et plus loin, la porte d’entrée. Pas encore l’heure de l’impresario. Le spécialiste de la poudre aux yeux, mais pas que, a toujours le nez qui gratte avec ses affreuses chemises à motifs animés sortis de quelques narco films – à moins que cela ne soit les costumiers qui s’inspirent de ce genre de spécimen sans prénom pour saper leurs personnages. Il préfère ne pas pousser le curseur de son imagination jusqu’à cette fameuse épingle qui désigne ce type trop tactile envers sa mère.

À Midipolia, les choses portent mal leur nom. La Douane est aussi bien police de frontière que garde maritime. Et leur machin contre le crime organisé, le dernier ventilateur à rafraîchir l’opinion publique. Alors Aldo se fait violence, achève son calcul sur sa tablette. Devoirs de maths ni fait ni à faire. Plus qu’à attendre le dernier épisode de la Risée, ça au moins ça raconte autre chose que des conneries consensuelles, pour faire passer le temps jusqu’à la sortie de ce soir. Ils se retrouvent avec Noâm, Farah et toute la bande à l’Interlope. Peut-être y aura-t-il cette fille, la plongeuse au crâne rasée qu’il avait trouvé mignonne.

Depuis la salle de bain, sa mère chantonne. Des exercices de chauffe pour ce soir. Son timbre est grave, raclé par trop de mauve, un peu bas, licoreux et chaud, avec cet éclat de zinc quand il gravit les aigus. Aldo ne l’a jamais entendu chanter sur scène. Le Mystic, le Dahu, l’Indigeste ou le (W)Hore Al’ain ne sont pas des clubs où l’on traine ses enfants, même majeurs. Un jour, avec suffisamment de finance, il s’est promis d’y entrer par la grande porte et d’y assister en douce.

Elle passe devant lui, dans une tenue ville ordinaire, pieds nus aux orteils peints en chrome pâle. Sous ses boucles mousseuses, son visage est tout en angle. Sa peau nue défie encore trop bien la gravité des années. Pourtant, sans le masque de tulle et les costumes impossible de deviner la voix légendaire et secrète du qasrwague midipolien.

Au passage, elle lui frictionne les cheveux. Aldo se laisse faire sans plaisir ni fuite. Elle lui propose un café qu’il refuse, s’en fait couler un et tire sur sa vap. Senteurs de shampoing frais, parfum capiteux et fumée lourde. Le dialogue habituel sur bien passer ta journée ? tu fais quoi ce soir ? où ? avec qui ? et toi ? alors, déballer le programme en omettant la destination pour esquiver les recommandations usuelles, comme si quelqu’un en aurait quelque chose à foutre de lui en particulier, juste un ado que sa mère élève seule et modestement, qui n’a pas de problèmes dans sa vie pour s’occuper autrement, esquiver aussi, si la sortie est entre couilles ou pas, pas besoin d’aide pour ça, et puis le sourire amusé de l’officiellement célibataire, sur sa veille à cette table de la cuisine plutôt que dans l’intimité de sa propre chambre. Le jeu de cette conversation que l’on n’a jamais à propos des éternels absents. Un regard vers l’heure, l’attente de l’Épingle – toujours en retard, c’est une constante. Un parmi tous ses hommes qui s’arrêtent au sas de leur maison sans jamais y entrer. Ça aussi, une autre constante, dans son invariable quotidien.

Le toc-toc à la porte, ne s’agirait pas de déclencher l’interphone, figure trop précieuse pour se la faire filmer peut-être. Sa mère récupère son sac à main sur la chaise de la cuisine, l’embrasse sur la joue, encore son odeur de shampoing, de parfum et de vape dans ses cheveux qui lui frotte le nez, puis le claquement de ses talons dans le sas. La voix de l’homme toujours à contre-temps, sur le seuil, qui patine :

— Salut Aldo ! Ça va ? On te dépose quelque part ?

Première fois – en quoi ? dix ans peut-être – que le gars dépasse la politesse standard, mais Aldo se méfie de cette gentillesse d’approche. Emballer le fils, c’est emballer la daronne.

— Non, c’est bon.

La porte qui ne se referme pas tout de suite, des confidences étouffées.

— C’est pas prudent en ce moment.

Mais qu’est-ce t’en a à foutre ?

— Pas plus que de lui coller des mouches.

Sa mère le regarde par-dessus son épaule, échange furtif et fuyant. Marmonnements et claquement de porte. Se concentrer. Sur la projo des gens hurlent à propos d’identité, de quota migratoire, d’impunité. Un expert brandit des graphiques. Un député éponge des doléances dans un quartier chic, tient c’est le même que lors de la fusillade qui a couté l’œil au Commissaire vedette, Aldo reconnait le jardin intérieur piétiné, puis on repart sur des brides, les dernières fulgurances d’une énième diva sans avenir, un énième record sportif légalement dopé, le tout en répondant à quelques messages pour arranger le rendez-vous. Plus qu’à terminer un calcul merdique en remplissage. Aldo espère vraiment qu’il y aura cette fille ce soir, avec ses lèvres bleues, qui machait du chewing-gum. Il n’a pas osé lui demander son prénom.

Il se fait beau, pour l’occasion. Un dernier coup de ciseaux sur ses sourcils trop fournis, avec ce putain d’épi, et c’est parti.

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