tout le monde rêve d'en profiter sans s'y mouiller
LA BELLE AUX ABOIS MORDANTS
ALDO - Jusant (2)
L’Interlope est encore en transe des manifs pour les droits des xénogenres. Peinture fraiche et lacrymo embaument parmi les relents des clandos-labs et des shops de biohack. Aldo marche vite dans le tube piéton de l’aerométro vers l’avenue unique creusée comme une plaie qui étire le quartier tout en longueur. Son pas trop rapide trahit son impatience sans la justifier. Ça serait con de puer la transpi avant de claquer des bises.
Il repère Noâm non à un bar qui diffuse du free-jazz. Son ami est debout sur son tabouret, bras levés, le t-shirt remonté sur son bide de mammifère à bière. Autour, la bande habituelle : Farah, toute fière d’exhiber des plumules entre ses omoplates, Amir, la griffe possessive dans son dos à elle, des potes à des potes qu’il faut tous saluer, mais pas signe de la plongeuse au crâne rasé qui mâchait un chewing-gum à la menthe et à la framboise de la dernière fois. Déjà on distribue des cartouches de mauve, on raconte comment c’est chaud de se fournir depuis que ça a dérapé, en bas, pour pas dire autrement, puis on se commande à boire et des Takeaways après un savant calcul de cumuls de bons d’achats et de frais de livraison offerts.
Ces maths, Aldo n’en peut plus, autant laisser faire les autres pour digérer sa déception.
— Hey Al ! T’as pas l’air là, lâche Farah.
— Nan, juste un fantôme à chemise mouvante.
Noâm éclate d’un rire trop franc et trop fort, les yeux déjà dans le vague. Aldo lui claque l’épaule et embraye sur la conversation en cours même s’il n’en a rien à branler du Run ou de si le Moscovite va revenir ou pas. Autant pas se miner, même s’il a encore la vision de l’Épingle, au pas de la porte, sa façon de dire « pas prudent », le regard de sa mère, en biais et furtif.
Et puis, elle arrive en même temps que les Takeaways.
Maquillage holos sur son visage façon peinture de guerre anti-reconnaissance ; la capuche du sweat, une auréole autour de sa bouille mignonne. De ses lèvres peintes s’échappe une énorme bulle qui gonfle et qui gonfle, énorme. Ploc ! Des dents fluos dans son sourire. Sa langue, bleue elle aussi, avec un piercing en boule, s’attarde sur une commissure. L’assemblée lui fait une place. La fille s’installe du côté des xénogenres, pas question de dire frankés ici, et Aldo bade et cale entre les bières et la mauve pendant que ça crache sur les flics et que ça se compare les contusions de la dernière accroche. Il n’en était pas, même s’il est sympathisant de la cause, aussi il préfère lâcher des commentaires validant un peu générique à propos des dernières pousses de transgenèse. Il n’en dira pas mieux à propos des chromes chez d’autres, que Noâm fixe avec envie – tout ce qui connecte et les éloigne.
Lui se sent nu et petit, englué par ses propres non-choix et tout autant fasciné. Bien sûr, tous ici ne sont pas augmentés ou interfacés, mais la curiosité frôle souvent un passage à l’acte que ne retient un budget plus qu’une vocation. Noâm et ses prétentions à la Cy-Déf’, notamment.
La capuche tombe sur les épaules de la fille. Aldo ne peut s’empêcher de mater les connectiques incrustés dans sa nuque. Elle s’est mise à la vape et dévore tout ce qui passe. Ses joues rondes et pleines dont la mastication froisse les figures géométriques en asymétrie sur son visage. C’est dingue comme les dopes antirejet vous bouffissent. Alors, pendant que Farah expose son dos et ses plumes naissantes sous les caresses admiratives de la bande et la couvaison jalouse d’Amir, Aldo empile les capsules vides et oublie de mâcher sa pizza en essayant de ne pas s’empéguer sur cette bouche bleue et son souffle de dragonne. Il guette la perle sur la langue, qui frôle un coin de bouche pour rattraper un peu de sauce, cette manière qu’elle a de s’essuyer d’un revers de poignet, les breloques des aux’ qui tintillent dans ses gestes, et il finit par attraper un prénom à la volée : Sabel. Elle parle si peu, écoute beaucoup. Sabel et ses doigts courts et épais qui cavalent en l’air pendant que ses yeux se révulsent pour leur dénicher une retransmission du Run pas trop chère. Sa voix un peu grave et bravache, presque vexée qu’on ait posé la question :
— Pas besoin de raquer pour un abonnement.
— Jamais réussi à craquer leurs liaisons, commente Noâm, plus pour lui que pour l’assemblée.
La projection, déjà, éclabousse la table sous les hourras. Les corps se rassemblent. Hélas, pas de Moscovite en vedette, RIP la Grey Fasty, et les pronostics repartent. C’est rare que des meufs concourent, mais bon, ça veut rien dire. Aldo donne le change à Noâm. Les sports mécaniques le fascinent, mais plus encore les IA embarquées. Les festivités s’entament sur le circuit. Sabel daigne s’approcher d’eux au départ d’une curiosité technique. Et son pote tout content d’avoir trouvé du répondant étale sa théorie sur qui aurait appelé les médics et cramé les vidéos-surveillances lors du crash du pilote russe. Pas la Stidda organisatrice, ça non.
— Ils l’auraient pas couvert après ce qu’il leur a mis. J’ai… euh, un peu plongé. Aucun agrégat. Mais, il y a des échos. C’est très propre. Trop en fait. C’est comme…
Il se gratte un slot dans le cou. Sûr qu’il ne va pas lui détailler par le menu. L’apnéiste grande-profondeur, c’est plutôt elle. Mais Sabel est magnanime, quoique taquine. Elle lui sourit, en regardant Aldo. Ses dents bleues et sa langue à la pointe si ronde. Une autre bulle de gomme plope.
— Jouer à chat, complète-t-elle. C’est dommage. Pour l’IA-bestiole. Vraiment.
Aldo, qui ne trouve rien à ajouter, reste en périphérie de la conversation sans pouvoir s’en déconnecter. Le Run suit son court, le finish qui émeut, les copaines qui se pressent, la mauve qui monte presque à l’ensuquer et la perle dans sa coquille. L’éclat dans les yeux de Sabel avec lesquelles il joue des ronds et des passes.
— Et comment il s’appelle ton pote, là ?
Le coup de coude de Noâm dans les côtes fait presque plaisir. C’est un appel d’air quand on se prend bras-dessus bras-dessous pour glisser dans les rues du quartier à la fermeture du bar. Aldo suit les velléités du groupe vers la Friche. Sabel en queue de peloton n’a plus envie de causer hacking, l’interpelle :
— Tu fais quoi dans la vie ?
Le grand rembobinage de toutes ses maladresses, l’air de s’en foutre surtout. Sa petite vie d’étudiant ennuyeuse qui hésite entre les prépas aux concours de la fonction publique, soit le degré zéro de l’ambition tranquillisant maman. Il ne ment qu’à moitié :
— Chais pas. Le journalisme ça me plaît bien. Genre la Risée.
— Comme le Faucon ! Lui, au moins, il essaye de comprendre les gens.
— Ouais.
Un truc comme ça. Comme une perle dans une gueule toute bleue avec des fumerolles mentholées. Il la joue cool. Essaye. Revers de la balle, pas trop fort. Sabel esquive. Oh Aldo n’est pas stupide, il n’insiste pas sur la nature de ses activités. Elle ne paye pas la pizza grâce à la bicrave. Et elle le renvoie dans les cordes. Gentil, garçon.
En arrivant à la Friche, le son frappe en vagues chaudes. Basses vrillées, voix diffractées entre les cloisons abattues. Les enceintes vibrent contre les ruines d’un commerce fantôme. Partout on danse corps déliés– des peaux à nue aux mamelons durs et tendus. Là-bas dedans c’est plutôt chichas que vapo. Chaleur et alcool montent langoureusement. Se tourner autour sans se jeter dans la mêlée des bras, jusqu’à la dernière cartouche. Sabel qui dit s’arranger avec son fourgue pour se ravitailler, Aldo de suivre. De payer sa part, vu qu’il a allégrement profité du stock. Trop peut-être. Ralentir. Ou pas. Frôler sa peau brune et moite. La laisser s’échapper. Noâm lui dresse un majeur de bonne chance. Perdre de vue les copaines quand rappelle le dealer. La suivre dans foule avec cette promesse au bout des doigts. Le bruit des bracelets, comme des carillons, l’ombre d’une capuche, un crâne nu comme la Lune. Aldo la suit jusqu’à un extérieur. Une brise et un coin presque tranquille.
La silhouette d’un chat à deux queues file au-dessus d’eux. Attendre.
Oser, ou pas. Aldo se penche vers cette gorge où descendent des traits de maquillage, à la frontière d’un col tendu sur des seins. Du bleu, partout.
— Al, écoute.... Le prends pas mal mais t’es pas mon genre. Et puis, comment te dire ? Tu lui ressembles de dingze. C’est vraiment malaisant, j’t’avoue. J’veux pas d’embrouilles, OK ? J’suis désolée. Vraiment désolée.
Se suspendre sans poser la question qui fâche. Fallait vraiment invoquer un ex... Aldo bat en retraite, deux pas en arrière, et laisse glisser la nuit. Le sourire aux crocs fluorescent s’ouvrent et se referment. Le dealeur à la rescousse. Pas un petit joueur, plutôt un molosse boitillant avec de l’encre typique jusqu’au bout des doigts. Il chantonne sur Vantablack, de Verrelaine, accroche un peu les paroles avec un accent slave. Une félinoïde l’accompagne. Sa double queue à clochette bat la mesure. Tout le monde aime les chansons de sa mère et ça lui pince le cœur.
L’homme checke Sabel en tout décontractitude, puis le jauge. Aldo soulève le poignet dans l’attente d’un prix. Sûr qu’il va raquer un max mais pas besoin de faire des manières. Le dealeur a l’air surpris, marque l’arrêt. Encore un qui le scanne comme s’il le reconnaissait. Alors, dans un halo de fumée, Aldo mesure l’ombre qui se projette sur lui. Dézoom brutal. Le Loup, sa gueule béante et l’impression de déjà-vu. La glissade des nerfs. Il s’interpose entre lui et Sabel. Le flou cinétique que l’ivresse accélère. Vient le vertige. Aldo se débat mollement quand ses pieds quitte le sol. Il retient sa gerbe au premier coup au ventre. Cherche la fille – qui le regarde d’un air désolé, les bras croisés aux côtés de la félinoïde. Aldo crie, ou du moins essaye. Le bâillon a un goût de morve.
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