Souvenir deuxième ~ Le rapport confidentiel

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Cela faisait déjà plusieurs dizaines de cycles solaires que j’avais quitté Dzœñou, le Lac Central. L’île de Pfœkiña, à l’extrémité Sud-Est de nos terres était un merveilleux écosystème où la terre côtoyait l’océan et les hauteurs. Malgré le fait que mon assignation n’eût rien à voir avec les arbres, les animaux ou encore les champignons, je n’avais pas du tout l’impression d’être enfermé au milieu de l’océan et, dès que j’avais le moral un peu bas, je me penchais simplement à une des longues fenêtres de pierre de la Tour-Bibliothèque pour observer notre monde d’en haut. Ces fenêtres sans rideaux ni volets avaient été aménagées de sorte à laisser entrer de la lumière à tous les étages sans pour autant que la pluie ne pût en faire de même. Certes, la luminosité était suffisante pour pouvoir lire les rapports qui s’entassaient sur les étagères pleines des trois premiers étages, mais c’était tout juste assez pour me satisfaire.satisfaire

Notre travail était l’un des rares qu’on ne pouvait pratiquer la nuit. En effet, nos yeux étaient parfaitement capables de discerner l’énergie la nuit comme le jour, nous permettant de ne jamais cesser notre activité. Mais, il en était autrement pour l’encre que nous utilisions pour écrire sur nos parchemins. Étant composée de la même énergie que le papier, il nous était impossible de discerner les caractères sans l’aide d’une flamme ou de la lumière de la lune. Et le feu étant dangereux pour la préservation des ouvrages, nous nous efforcions d’en utiliser le moins possible. De même pour le Feu Bleu – qui n’était pas vraiment du feu, à proprement parler.

Par conséquent, nous devions nous occuper autrement les nuits et, bien que cela m’ennuyât, il y avait de toute manière plein de temps creux dans cette tâche que l’on m’avait confiée. Je passais donc mon temps libre dehors sur le rebord du toit penché de la tour, au plus près des étoiles, au lieu du local commun se trouvant dans les combles. Il n’était pas vraiment autorisé de monter là-haut – après tout, il n’y avait ni trappe, ni échelle – mais comme personne ne m’avait jamais dit le contraire, je prenais cette liberté pour acquise. Pendant ce temps-là, les autres pratiquaient une activité plutôt non attractive qui consistait à fermer les yeux et à tenter de ne penser à rien pendant des heures, en attendant que le jour se levât. Je me disais que, quitte à ne pas bouger du tout, autant le faire dans la fraîcheur extérieure.

Je ne pouvais pas dire que j’étais mécontent de mon travail de conservateur. Après tout, le Conseil – la plus haute instance de notre société – m’avait personnellement assigné à cette tâche et les autres sathœs étaient plutôt aimables, y compris notre référent de secteur. Je me sentais valorisé d’avoir un rôle important si tôt dans ma vie, les rapports étant le moyen de communication privilégié entre le Conseil et les exécutants. Cependant… je sentais que quelque chose n’allait pas. Je n’étais pas tout à fait dans mon élément, privé de la nature et de mon rêve de l’embellir. J’avais ce désir de contester la décision du Conseil, mais je savais que c’était mal, alors je le réprimai.

Un jour, j’entendis les membres de mon équipe s’agiter. Je me penchai près de l’escalier central pour écouter leur conversation deux étages plus bas.

– C’est trop tard, assena mon supérieur d’un air intransigeant en agitant un petit registre. Le délai était de deux semaines, pas trois !

Notre sathœ référent – dont je ne connaissais pas le nom puisque tout le monde l'appelait « référent » ou « monestre » – était une personne de taille moyenne, aux cheveux bleu foncé et courts, qui portait toujours une énorme ceinture de cuir semblant peser des tonnes. Dans cette ceinture étaient glissés divers rouleaux de parchemin classés par ordre d’importance, ainsi qu’un encrier et une plume qui dépassait d’une poche. Iel avait un ton ferme et autoritaire, bien qu’en réalité iel fût toujours plus conciliant que ce que l’on pouvait imaginer. Un jour, iel m’avait surpris en train de classer les livres dans le désordre pour écrire des phrases drôles avec les côtes et s’étaient contenté de lever les sourcils en me disant de penser à les remettre à leur place quand tout le monde aurait remarqué la farce.

En face d'ellui, un jeune collègue arrivé une génération avant moi, qui portait une tunique bleu clair et avait les cheveux ébouriffés, se tordait nerveusement les mains :

– Mais iels n’ont pas révoqué leur demande…

– Ça ne sert à rien de tergiverser sur oui ou non faut-il le leur faire parvenir ! Le fait est que nous n’en avons pas le moyen et que nous sommes déjà en retard. Ce n’est plus de notre ressort, maintenant.

– Monestre, c’est un rapport important. Même si le délai est dépassé je pense que ça vaut la peine de trouver une solution pour qu’il arrive au plus vite.

« Rapport important ?! » me dis-je, les yeux brillants. Les associations d’idées allèrent très vite dans ma tête et je ne pus m’empêcher d’entrevoir une opportunité d’aventure.

– Je vais le faire ! leur lançai-je en dévalant l’escalier sans y réfléchir à deux fois.

Arrivé vers elleux, je me plantai devant le chef d’un air triomphant, un petit sourire coquin aux lèvres.

– Et que vas-tu faire, au juste ?! s’étonna-t-iel en levant un sourcil.

– Je vais délivrer ce rapport au Conseil ! Je peux le faire, je sais où c’est !

Mon camarade étouffa un rire.

– Alors, de un : on n’écoute pas les conversations privées, me réprimanda-t-iel en me donnant une petite tape sur la tête. De deux : évidement que tu sais où est-ce que c’est, si ce n’était pas le cas je te prendrais pour un idiot. Et de trois : qu’est-ce qui te fait penser que j’ai envie de te confier ce rapport ultra confidentiel ?

À ces derniers mots, mes yeux brillèrent d’autant plus fort et mon référent sembla regretter de les avoir prononcés.

– Eh bien… réfléchis-je en posant innocemment un doigt sur mon menton. Si vous avez un problème de livraison c’est que le messager n’est pas venu depuis plusieurs jours, correct ?

– Certes, et ?

– Et on a besoin de livrer ce rapport de la plus haute importance au Conseil malgré le dépassement du délai, sinon la chaîne de communication sera entamée et la confiance mutuelle entre elleux et nous, endommagée ! poursuivis-je plein d’entrain. Je promets de ne pas le lire et de revenir en moins de temps qu’il ne vous en faudra pour vous inquiéter de la prochaine venue du facteur !

Je lui servis mon plus éclatant sourire – je m’étais pas mal entraîné depuis ma première fois. mon chef afficha un air plus que circonspect. Mais ma persistance eut raison d'ellui. Iel lâcha un soupir et me dit :

– Très bien. Je te fais confiance, Thoujou. Mais je te préviens : si tu lis ce rapport il pourrait t’arriver des choses très graves et ce sera de ta propre responsabilité. Rappelle-toi de Mœ. Iel n’est jamais revenu après avoir été convoqué par le Conseil. Je ne veux pas qu’il t’arrive la même chose, alors ne fais pas de bêtise cette fois.

Ignorant ces paroles alarmistes et déformant totalement la réalité de ma personnalité, je le remerciai platement et me mis immédiatement en route, le rapport sous le bras. Des mots tels que « responsabilité » ou « bêtise » ne faisaient pas partie de mon vocabulaire. Tout ce que je voulais pour l’instant était de profiter de mon trajet et de mon retour au Lac Central. Il était plus que temps que je revisse maître Joukwo ! Iel n’avait pas quitté mes pensées depuis mon départ.

« Quoi de plus responsable et de meilleure intention que de livrer un rapport en main propre à un conseiller ? » me dis-je en arrivant au pied de la tour.

Alors que je posais le pied sur le premier pilier géant reliant Pfœkiña et le continent, un vent marin vint me chatouiller les narines. Mes pensées vagabondèrent quelques instants. Il fut vrai que la disparition soudaine de Mœ, un camarade discret travaillant deux étages sous le mien, m’avait quelque peu inquiété. Mais je n’en pris pas peur pour autant. Il y avait sûrement une explication rationnelle. Iel avait dû commettre une faute et se faire muter ailleurs par le Conseil, voilà tout. C’était, à ce qu’on disait, la punition la plus grave et déshonorante qui pouvait être infligée. Étant moi-même irréprochable, je ne risquais rien, pensai-je.

D’ordinaire, il fallait environ un jour et demi pour parcourir la distance entre Pfœkiña et Dzœñou au pas de course. Mais, avec ma technique spéciale, cela allait un peu plus vite. En appliquant une fine couche d’eau sous mes pieds et en initiant une répulsion permanente entre celle-ci et le sol, je pouvais glisser sur les surfaces lisses. Je mis quelques cycles à perfectionner cette méthode mais, une fois maîtrisée, elle m’avait permis de naviguer facilement d’un bout à l’autre de la bibliothèque, déclenchant moult exclamations agacées sur mon passage.

Grâce à elle, je fus arrivé en seulement quelques heures. Épuisé et tremblant de fatigue cependant. Les autres sathœs me regardaient avec un mélange de curiosité et de dédain. Mais je ne m’en offusquai pas, c’était usuel. Ignorant leurs regards, je me laissai glisser contre une colonnade humide, les jambes repliées contre moi. Je me concentrai pour récupérer mon énergie au plus vite. Après une courte pause, mes capacités étaient revenues à la normale, je me sentais de nouveau en pleine forme.

Le soleil était en train de se coucher. La lumière émanant des Feux Éternels bleutés placés tout autour dans les arches du Temple et dans le couloir principal permettait d’y voir un peu plus clair. Avant d’y pénétrer, mes yeux vagabondèrent sur le paysage écarlate. En face, la forêt de Jètouka, antre de fraîcheur et de biodiversité – un paradis pour les temps chauds de l’été, selon maître Joukwo. Les arbustes de l’orée du bois se muaient bien vite en immenses peupliers ou bouleaux. Les troncs s’entremêlaient de proche en proche jusqu’à masquer l’intérieur de la forêt, la rendant d’autant plus mystérieuse. Au loin, la cime de l’éminent Arbre-Père se fondait dans les nuages. Ses branches massives couvertes d’un glorieux feuillage fendaient l’air majestueusement. Il abritait une myriade d’espèces d’oiseaux rares et autres petits rongeurs qui trouvaient abri une bonne partie de l’année dans les trous de son tronc raboteux ou au creux de ses branches. Même d’aussi loin, on pouvait voir des formations s’envoler gracieusement et tournoyer haut dans le ciel.

Je bâillai un grand coup en m’étirant les bras. Il était temps d’y aller. En me relevant, je fis négligemment tomber le rapport par terre. Quelques pages sortirent de la pochette et s’étalèrent sur le sol heureusement sec. J’avais presque oublié avoir promis de le livrer. Tandis que je me penchais pour le ranger, mes yeux s’arrêtèrent sur quelques mots : « reporté pour insubordination ».

Piqué de curiosité, je me hasardai à prendre la feuille pour lire la suite, vérifiant tout de même autour de moi que personne ne m’observait. Pas un sathœ en vue… Parfait ! Si je n’étais pas pris la main dans le sac, c’était comme si rien n’était arrivé, n’est-ce pas ?

Réunissant les feuilles et les remettant dans leur ordre d’origine, je me rassis en tailleur et parcourus l’important rapport sans crainte. Il était rédigé à l’encre noire et dans une écriture soignée, presque calligraphique. Il provenait du secteur Nord-Est de Dzwoha et avait été archivé chez nous il y a quelques mois. On pouvait déduire cela à la mention « traité » tamponnée en gros en haut de la page de garde. Ce n’était pas un long rapport, quatre pages, tout au plus, amandées des classiques fiches procédurales du Conseil et de la Tour-Bibliothèque.

Ce qui piqua mon attention, c’était le sujet du compte-rendu. Il relatait les faits et gestes d’un jeune sathœ nommé Wèthwo. Apparemment, iel aurait d’abord fait preuve d’insubordination avant de commettre « un acte de rébellion mettant à mal l’intégrité physique de ses collègues et le bon déroulement des tâches de son secteur ». J’avais du mal à comprendre en quoi l’insubordination pouvait consister… Mais je me demandais surtout pourquoi le Conseil avait demandé qu’on leur rendît ces papiers. Après tout, le fameux Wèthwo avait déjà été puni pour sa faute, il était écrit « relevé de ses fonctions et muté de manière permanente à Ñimè ». Iel avait dû répondre à une convocation ici même, devant le Conseil. Un frisson me parcourut. Je ne pouvais qu’imaginer la pression que cela pouvait être de se retrouver seul face à ces trente sages et de subir leur interrogatoire. Il fallait être fou ou bien inconscient pour se mettre le Conseil à dos volontairement.

Mais, plus que la phobie de devoir comparaître devant le Conseil, je craignais soudain que mes moindres faits et gestes soient épiés par mon référent et reportés aux conseillers. Où était exactement la limite à ne pas franchir avant d’être taxé d’insubordination ? Étais-je déjà à risque en venant ici de mon propre chef ? Et que me fût-il arrivé si mon comportement leur déplaisait ? Disparaîtrais-je comme Mœ ?

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