Souvenir sixième ~ Rencontre fortuite

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Les réunions du Conseil avaient lieu une fois par cycle – donc assez souvent – et il arrivait que, par hasard, je trouvasse le marécage vide à ces occasions. J’attendais alors le retour de Joukwo ou revenais plus tard, selon mon humeur. Cette fois-ci, j’eus envie d’aller faire un tour.

Du plus profond du désert, au milieu de l’océan et jusqu’au fond de la forêt, j’étais allé partout. Il ne restait que les montagnes de Kaou, où la vie se faisait plus rare à mesure que l’on se rapprochait du toit du monde, la partie la plus dangereuse de la Terre des Dieux selon les rumeurs.

Là-bas, la vue était imprenable. Certains sommets transperçaient les nuages, formant de multiples cônes écharpés dans l’océan cotonneux. L’air se faisait rare dans les hauteurs, ainsi que le Thœ. L’environnement était hostile et dangereux. Des failles pouvaient s’ouvrir sous nos pieds à chaque instant et les falaises surplombaient des pièges de roche mortels. Il fallait rester attentif en toutes circonstances et se régénérer régulièrement en puisant dans l’énergie du sol, à défaut de celle de l’air. Dans le cas contraire, c’était une disparition lente et désagréable qui nous attendait.

D’un côté, les immensités vertes et dorées du continent – que je connaissais désormais par cœur – de l’autre, les falaises donnant sur l’océan infini. Je voulais observer ce côté-là. M’approchant à pas lents et mesurés, évitant de mes pieds nus les pierres coupantes, j’escaladai un à un les rochers qui me séparaient du vide.

Le vent iodé balaya violemment mes longs cheveux roses tressés. Je m’emplis les narines de cet air sec et chaud, revigorant. En bas, les vagues se séparaient sur les pics rocheux qui montaient des grands fonds et se brisaient avec fracas sur la falaise. Les oiseaux marins volaient en cercle au-dessus des flots et plongeaient pour y pêcher leur repas. Leur cacophonie parvenait jusqu’à mes oreilles.

Enivré par la liberté et la beauté du paysage, je laissai échapper un long et perçant cri d’adrénaline. Je m’accroupis et observai encore pendant quelques minutes.

Alors que j’étais sur le point de repartir, je perçus du mouvement derrière moi. Des filins d’énergie passèrent dans mon champ de vision et furent très vite emportés par le vent. Je stoppai toute action et aiguisai mes sens.

« Un animal, un sathœ ? » me demandai-je.

La réponse vint sans délais.

– Eh ! cria quelqu’un.

Je me tournai lentement. Non pas un, ni deux, mais bien trois sathœs me faisaient face. L’un d’elleux, vêtu de guenilles et qui se balançait nerveusement d’un pied à l’autre, fit mine de vouloir m’approcher.

– Non ! s’opposa celui de droite en tendant la main. On ne sait même pas qui c’est !

– La ferme ! répondit l’autre.

Puis iel s’élança sur moi à toute vitesse. Stupéfait par cette rencontre inattendue, je réagis, mais trop tard.

Le sathœ me poussa et je me sentis basculer dans le vide. Mes mains battirent l’air en vain. Un faible cri de surprise et de terreur s’échappa de mes lèvres et je fendis l’air avant d’aller m’empaler sur les rochers, soixante-dix pieds plus bas. Mes os furent brisés et ma chaire fut déchirée. Un liquide chaud s’écoula de mes plaies balayées par l’eau salée. La douleur était insupportable et embrasa mon corps telle une torche. Je fus secoué de violents spasmes mais, très vite, je ne sentis plus rien. Mon corps devint inerte et je ne pus plus maintenir mes yeux ouverts. La tête embuée, je perçus vaguement mon enveloppe charnelle devenir de moins en moins solide et se décomposer.

Et ma conscience s’éteignit.


~


Un son persistant et terrible. Une sensation de froid et d’humidité. Un picotement désagréable sur ma peau.

J’ouvris les yeux et me relevai dans un halètement soudain. Je palpai mon corps nu dans une panique incontrôlée.

« Ce sathœ ! Il- Il- Iel m’a… ?! »

Le souvenir de la douleur et de la terreur se ravivait dans mon esprit quand une grande gerbe d’eau salée vint inonder mes yeux.

– Ahhh, me plaignis-je en portant mes mains à mon visage.

Une tempête s’était déclenchée, le ciel était noir de colère. Le tonnerre résonnait dangereusement au-dessus de ma tête et l’eau de mer était propulsée par des vents violents. Il fallait que je trouvasse un abri ou bien, même en me cachant dans le sol, je risquais d’être foudroyé. J’avais disparu suffisamment de fois pour aujourd’hui !

Je me traînai péniblement sur le sol en enfonçant mes doigts dans les nervures de la roche pour y prendre appui. À cause de mes yeux brûlés par le sel et de l’eau qui fouettait mon visage je ne voyais pas à dix pieds devant moi et il m’était impossible de me concentrer sur mes autres sens. J’étais vraiment soumis aux éléments. Je décidai de tenter ma chance dans la paroi de la falaise, là où j’avais basculé dans le vide à peu près quelques heures plus tôt. Je n’en revenais toujours pas qu’on venait de me faire disparaître volontairement… Jamais il ne me fût venu à l’idée de faire une chose pareille !

Je m’accrochai avec force à un rocher et descendis le long de la paroi. Par chance, le vent me plaquait contre la pierre froide et glissante. Mais ça ne suffit pas à m’empêcher de déraper et de tomber de quelques pieds vers le bas. Je me réceptionnai avec douleur sur une corniche assez large, les genoux et les muscles des cuisses meurtris.

Je cherchai un endroit assez creux pour m’y loger et me protéger du vent. Après une centaine de pas, je trouvai cet endroit et, alors que j’étais sur le point de refermer la roche sur moi à l’aide de le Kwo, des échos de voix m’atteignirent. Je me tournai vivement et croisai le regard d’un des sathœs de précédemment ! Son visage pâlit et un sourire crispé s’imprima sur ses lèvres. Il cria quelque chose de l’autre côté et je vis la tête surprise de ses camarades apparaître derrière ellui. Ils s’éloignèrent en hâte en longeant une corniche.

– Eh ! criai-je à leur intention. Attendez !

Je partis à leur poursuite en prenant garde à ne pas choir lamentablement.

Au bout, iels disparurent dans un renfoncement et empruntèrent un tunnel sombre. J’arrivai quelques secondes après et entendis leur bruit de pas s’estomper au loin. J’entrai à mon tour en courant, me concentrant sur les flux de Thœ et de Kwo pour comprendre l’environnement. La cavité était étroite et sinueuse, certaines parties me contraignirent à me baisser ou à ramper. Au fur et à mesure que le bruit de l’orage s’éloignait, je me rapprochais d’elleux.

– Attendez ! hurlai-je à nouveau. Je veux juste vous parler !

Je rattrapai le plus lent des trois et attrapai sa cape au vol, stoppant sa course. Iel laissa échapper un cri de surprise. Les autres s’arrêtèrent net.

– Lâche mon adelphe ! me commanda mon agresseur en m’envoyant une bouffée d’air qui ne suffit pas à me faire broncher.

– Pitié, pitié, on ne voulait pas vous faire disparaître, je vous le jure ! s’exclama l’autre en s’agenouillant dans une position de supplication.

Le premier n’y porta pas attention et continua à m’attaquer. Iel tira violemment sur le bras de son ami. Je titubai mais maintins ma prise. Face au manque d’effet de ses actions, iel entreprit de refermer le tunnel sur moi. Une lumière bleue éclaira la cavité tandis qu’iel posait ses mains sur la roche froide et, pendant un instant, je pus entrevoir leurs visages de près. Mon agresseur n’avait rien de féroce, sa physionomie exprimait plutôt la panique. Iel avait les cheveux courts et des éclairs marqués sur les joues. Celui qui me suppliait avait les larmes aux yeux alors qu’iel essayait de stopper son camarade. Sa chevelure était bleue et regroupée en une longue queue de cheval. le dernier, avec une cape et les cheveux noirs, tentait mollement de fuir mon emprise.

– Arrête, tu vas faire s’effondrer la galerie !

– M’en fous !

Dans la faible clarté de l’énergie, je vis mon prisonnier passer sa tête par le col de sa cape et envoyer un coup de poing fulgurant dans le visage de son camarade qui s’effondra dans un râle. Iel se tourna vers moi et alluma une flammèche dans sa main gauche tandis qu’iel secouait la droite pour faire passer la douleur.

– Excusez-le, dit-iel sobrement. Dzaè ne considère pas la portée de ses actes.

Iel s’agenouilla et plaça son front contre le sol. L’autre s’empressa de l’imiter.

– Pardonnez-nous du désagrément, poursuivit-iel d’un ton traînant.

– Pitié ! Ne nous reportez pas au Conseil !

–… Je n’en avais pas l’intention. Seulement… qui êtes-vous ? bredouillai-je en regardant celui assommé avec un air incrédule.

Le plus vif des deux se releva en vitesse.

– Hein ?! Vous n’êtes pas conseiller ou référent ?! s’exclama-t-iel.

– Non. Je n’avais pas d’uniforme plus tôt, vous n’avez pas fait attention ?

L’autre se releva lentement et approcha sa flamme de mon visage, me contraignant à plisser les yeux. Iel me scruta attentivement de la tête aux pieds, malgré ma nudité. C’était… gênant.

– Mh, marques roses, pas de pèlerine, pas de condescendance : ce n’est pas un conseiller. Pas d’apparence, en tout cas.

L’autre se laissa aller par terre dans un énorme soupir de soulagement. Un silence gêné s’installa. Dzaè se releva bruyamment et se mit à bouder dans son coin. Au bout d’un moment, iel marmonna :

– Qu’est-ce qu’un étranger ferait seul au milieu de nulle part… ? C’est louche.

– J’aimerais bien le savoir aussi ! s’exclama celui aux cheveux longs d’un ton intéressé. Peut-être qu’on pourrait en discuter à la base ?

– Tu rigoles ? Et pourquoi pas directement lui révéler tous nos secrets, tant que tu y es ?

– Tais-toi. C’est de ta faute si on en est là. On n’attaque pas des inconnus sans prévenir. Excuse-toi, ordonna-t-iel.

– Jamais ! refusa Dzaè.

Et iel se prit un nouveau coup de la part de le troisième.

– Iel s’excusera plus tard. Je me présente : je suis Thœji, enchanté !

– Euh, le plaisir est pou-

– La moindre des choses est que nous vous offrions de nouveaux vêtements et des explications ! me coupa-t-iel. En échange vous devez promettre que vous n’êtes pas lié au Conseil et que vos intentions sont pacifistes.

– B- Bien entendu, affirmai-je bien qu’avec si peu d’informations je ne pouvais pas promettre grand-chose.

« Suis-je tombé chez les fous ? »

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