Souvenir neuvième ~ Kawoutsè

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– Que se passe-t-il ici ? lança l’une des silhouettes.

Surpris par cette voix, Joukwo se redressa soudainement et, à la vue des deux personnes, son visage afficha une inquiétude palpable.

Les sathœs s’approchèrent. Le premier était celui que je croisais de temps à autre en compagnie de Joukwo. Il était facile à identifier : excessivement grand et musclé, il avait cette apparence fière et majestueuse, une tenue pleine de plis et de surplis qui se transformaient au rythme de ses pas. Ses cheveux bruns et brillants habillement attachés laissaient apparaître un front sévère et entièrement couvert d’un violet foncé. Ses lèvres charnues affichaient un rictus contrarié. C’était une cape violette et – son comportement n’en laissait rien douter – iel avait parfaitement confiance en ellui-même.

Derrière ellui, un visage nouveau l’accompagnait. Sans se presser, il avançait avec nonchalance. Également habillé d’un long et clair uniforme de conseiller, ce sathœ avait un air serein. Il arborait un carré de cheveux blancs et lisses avec une frange qui contrastait sur sa peau foncée, tout comme les stigmates d’un violet bleuté lui ornant le front et le cou. Une parure dorée venait entourer sa tête, lui donnant un air royal. Il portait dans les bras un assortiment de paperasse et de rapports soigneusement rangés. Malgré son rang, il semblait être l’assistant de la première personne.

Iels s’arrêtèrent à quelques pieds de nous et le brun nous détailla de la tête au pied. Tout juste sorti d’une dispute avec Joukwo, j’affichais une expression circonspecte. Que voulait-iel ?

J’hésitai un instant, puis, par politesse, lui tendit ma main. Le sathœ la regarda avec dédain puis la repoussa avec le dos de la sienne. Faire ceci était un signe d’hostilité ostentatoire dans notre culture. Je fronçai les sourcils et ne pris pas la peine de saluer l’autre.

– Joukwo, tu ne nous présentes pas ? lança-t-iel sans me porter plus d’attention.

Joukwo fixait le sol depuis quelques instants. Mais, à cette remarque qui tenait plus de l’ordre que de l’invitation, iel regarda son instructeur puis s’exécuta en roulant des yeux.

– Kawoutsè, Kajiki, voici Thoujou, agent tournant, déclara-t-iel d’un ton monotone. Thoujou, je te présente Kawoutsè, troisième apparu et conseiller violet et Kajiki, sixième apparu, conseiller violet.

– Enchanté, monestres, dis-je de manière faussement mielleuse avec une courbette, en réponse à l’affront qu’iel m’avait fait.

Kawoutsè leva un sourcil et l’autre ne réagit pas.

– C’est donc toi, l’agent tournant ? Je m’attendais à quelqu’un de plus grand, me railla-t-iel en croisant les bras.

– Et pour quelle raison pensiez-vous cela ? m’étonnai-je.

– Ayant eu vent ou, pour être plus exact, ayant eu rapport de tes agissements déviants, je t’aurais cru mieux… adapté aux goûts de Joukwo.

Joukwo et moi échangeâmes un regard interloqué. Ellui avait légèrement rougi.

– Quoi ?! nous exclamâmes en cœur.

Kawoutsè s’esclaffa bruyamment en posant une main sur l’épaule de son camarade qui esquissa un sourire postiche en retour.

– Attends, quoi ?! répéta Joukwo avec un air déconcerté. De quoi tu parles ?

Le sathœ s’essuya les yeux et reprit soudainement son air sérieux, voire sévère.

– Oh ? Tu crois que l’on n’a pas remarqué ses petites allées et venues à Fapfœ ? fit-iel dédaigneusement en me désignant d’un mouvement de tête. Vous vous êtes bien joués de moi, tous les deux.

– Pardon ?! Tu m’as fait surveiller ? Non, mais je rêve ! s’exclama Joukwo, outré, en écartant les bras.

– Évidemment ! rétorqua l’autre sur le même ton en élevant la voix. un haut conseiller qui se balade dans la nature comme un vulgaire exécutant, c’est complètement délirant ! Et regarde-toi : tu n’es même pas en uniforme ! Où est passée ta dignité ?!

Iel agita ses mains en désignant la tenue de Joukwo d’un air dédaigneux. Il semblait que cette discussion était plus à propos de Kawoutsè et Joukwo qu’à propos de moi… Derrière Kawoutsè, le sathœ ne réagissait pas. Il était totalement impassible malgré l’agitation alentour. C’était presque surnaturel. J’avais l’impression d’être la cinquième roue et, en même temps, je me sentais un peu responsable de la situation actuelle. Il eût été déraisonnable de tenter de m’esquiver.

– Pour qui te prends-tu ?! s’énerva Joukwo.

Les flux énergétiques effectuaient de nouveau des mouvements compulsifs autour de sa silhouette.

– Ma dignité est placée là où elle doit être : dans la qualité de mon travail et l’utilité qu’il a. Tu devrais t’estimer heureux que je vienne encore aux séances du Conseil. Parce que je vais bien mieux depuis que je suis loin de toi !

Kawoutsè esquissa un air choqué.

– Comment peux-tu me dire une chose pareille ? Moi qui suis venu tout spécialement pour te parler.

Joukwo baissa la tête, renfrogné. C’était la première fois que je le voyais se mettre en colère et élever le ton ainsi. Même avec moi iel n’avait pas perdu son sang-froid, alors qu’avec son adelphe iel était tout à fait cru. Iel devait être particulièrement mécontent pour que cela arrivât. À présent, je comprenais pourquoi Joukwo avait quitté son poste pour aller à Fapfœ. Enfin, en partie.

– Tu n’es pas venu pour me parler, affirma-t-iel. Et puis je te dis simplement ce que je ressens. Mais tu t’en fiches, de toute manière…

– Allons, tu sais que ce n’est pas vrai, répliqua Kawoutsè en relevant doucement son menton. Je tiens à toi plus qu’à n’importe qui. Mais sois raisonnable… Ta place n’est pas dans ce marécage. Ni aux côtés de ce… simple exécutant.

Iel me jeta un regard dégoûté tandis que je contenais ma rage, les mains tremblantes.

– Ne dis pas de bêtises, répondit Joukwo en se dégageant. Thoujou n’a rien à voir là-dedans.

– Ah bon ? susurra Kawoutsè en s’approchant de moi d’un air menaçant. Pourtant, il semblerait que vous ayez développé un lien plutôt fort. Et ça me rappelle de mauvais souvenirs.

La contenance de Joukwo se décomposa en un instant. Puis iel se reprit progressivement en parlant :

– Comment oses-tu… Tu n’as pas le droit de me lancer ça au visage, laisse-le donc tranquille !

Je ne devais pas me laisser impressionner par sa stature ou par son grade. Il fallait que je lui montre que je ne comptais pas me faire marcher sur les pieds. J’avalai ma salive et serrai les mâchoires.

– Joukwo n’a pas à répondre de ses relations, osai-je en levant la tête vers ellui. Pas plus que je n’ai à accepter vos accusations infondées.

Kawoutsè parut d’abord surpris de cette déclaration, puis un sourire cruel se dessina sur son visage.

– Tu devrais apprendre à rester à ta place, jeune sathœ.

Alors qu’iel esquissait un mouvement pour me réprimander, Joukwo s’interposa et iel dit d’une traite, comme pour libérer des mots trop longtemps retenus :

– Arrête. Je te le répète : iel n’a rien à voir là-dedans. Il n’y a qu’une raison pour laquelle je ne suis pas rentré. Depuis notre dernier désaccord, pas une fois tu n’es venu « me parler », comme tu dis. Tu n’as pas songé un instant à t’excuser. Tu as envoyé des agents, mais tu n’as jamais fait le déplacement en personne. Tu dis que tu tiens à moi, mais la seule chose à laquelle tu tiennes réellement, c’est au fait d’avoir raison.

Joukwo lui lançait un regard en biais plein de haine qui contrastait avec la condition physique dans laquelle iel était quelques instants auparavant. Iel avait cessé de trembler et était à présent plus solide et déterminé. Iel avait l’air redoutable.

– Oh ? Vraiment ? maugréa Kawoutsè, passablement furieux, en serrant les dents.

Joukwo rapprocha sa tête et insista sur chaque syllabe de chaque mot, ce qui accentua encore l’état de colère de son adelphe :

– Tu n’as aucun droit sur mes choix en tant que personne ou que conseiller. Je resterai autant de temps à l’écart qu’il me plaira. Je verrai qui je désire voir. Je remplirai mes devoirs comme je l’entends et tu ne pourras rien y changer. Enfin, s’il le faut, je quitterai le Conseil.

C’est là que le coup partit.

Un coup si rapide et puissant que je n’en perçus que l’écho. Joukwo alla s’écraser un peu plus loin.

D’un simple revers de la main, Kawoutsè avait balayé son adelphe et, l’instant d’après, iel s’en prit à moi. Iel m’attrapa violemment par le col et me souleva dans les airs puis m’écrasa au sol. Je sentis mes côtes craquer et mon souffle fut coupé. Avant que je n’eusse le temps de réagir, iel appuya son pied entre mes omoplates, ce qui enflamma ma poitrine. Un cri sourd s’échappa de mes lèvres.

– C’est intolérable, tonna-t-iel. Tu ne peux pas renier le Conseil, ta propre famille, de la sorte. C’est impossible ! ce gamin t’a forcément fait quelque chose. Iel t’a retourné le cerveau !

– Arrête… protesta Joukwo avec difficulté. Tu racontes n’importe quoi…

La pression sur mon dos disparut. J’entendis Kawoutsè porter un nouveau coup et Joukwo tomber au sol en gémissant. Je souffrais et j’avais peur, mais j’étais surtout furieux. Comment un sathœ pouvait agir ainsi avec la « personne à qui iel tenait le plus » ? Joukwo, ellui, était trop gentil pour répliquer. Ou bien, y avait-il autre chose ? Dans tous les cas, ça n’avait aucun sens. La relation n’était pas saine, pas équitable.

Je me relevai sur les genoux, tremblant de douleur. Mon ossature eût mis du temps à guérir mais… il fallait que j’aidasse Joukwo.

– Il est hors de question que je te laisse poursuivre ces inepties ! s’exclama Kawoutsè. Ce soir, tu ne retourneras pas à Fapfœ. Tu reviendras au Temple auprès des tiens et de la tâche qui t’incombe ! Compris ?

– Je t’ai dit non ! Tu ne me feras pas revenir en me menaçant. Je ne reviendrai pas ! persista Joukwo d’un ton ferme en s’agrippant aux mains de son agresseur.

Kawoutsè, qui avait les deux mains prises, leva une jambe. Mais, avant qu’iel n’eût le temps d’agir – et comme je ne pouvais pas me déplacer – j’attrapai une pierre et la lui jetai de toutes mes forces. La pierre fit s’écarter et tournoyer les courants énergétiques sur son passage et l’atteignit en pleine face. Son visage bascula sur le côté sous la force du jet.

– Lâchez-le ! lui hurlai-je.

Alors que jusque-là Kajiki observait le paysage à sa droite comme si de rien n’était, ce geste audacieux le fit soudainement se redresser. Iel avait l’air abasourdi en regardant le sang violet couler lentement de l’arcade sourcilière fendue de Kawoutsè. ce dernier tourna ses yeux emplis de colère vers moi tandis que des rubans de bleu et de rouge commencèrent à tournoyer autour de son visage. À grands pas iel revint à ma rencontre, laissant Joukwo de côté pour le moment.

– Non ! implora ce dernier en tendant vainement la main.

Kawoutsè n’y porta aucune attention et me gratifia d’un puissant coup de pied au visage. Je fus sonné et mes oreilles commencèrent à bourdonner. Le paysage tanguait devant mes yeux quand la voix étouffée du sathœ me parvint :

– Il semblerait que tu aies manqué l’éducation de celui-là, Joukwo, fit-iel en me soulevant du sol. Iel ne cesse de nous interrompre, je vais devoir lui apprendre une petite leçon de respect.

– D’a- D’accord, balbutia Joukwo avant que Kawoutsè n’allât plus loin.

– D’accord, quoi ?

– Je vais rentrer, concéda-t-iel. Mais laisse-le, je t’en prie. Si tu le laisses, je rentre, ça te va ?

Kawoutsè relâcha un peu sa prise et regarda son adelphe.

« Non, Joukwo… Ne fais pas ça… » pensais-je. Mais aucun mot ne parvint à passer mes lèvres.

– Heh, je veux bien laisser passer pour cette fois, décida-t-iel après un moment de réflexion.

Iel rapprocha mon visage du sien et me dit d’une voix rauque, en détachant chaque mot :

– Toi, jeune réfractaire, tu vas disparaître de ma vue. Je ne veux plus jamais te revoir à Dzœñou ou près de Joukwo. Tu m’as entendu ? Tu seras gardé sous haute surveillance en permanence. Alors plus de vagabondage, compris ?

J’avais du mal à respirer et une sueur froide recouvrait mon front.

– Réponds, ordonna-t-iel.

– Oui… monestre, susurrai-je.

Son sourire satisfait qui dévoilait toutes ses dents me dégoûta. Je lui en aurait craché au visage, mais c’eût été comme signer ma disparition. Après les efforts de Joukwo pour me tirer de là, je ne pouvais pas tout gâcher maintenant.

Iel me rejeta violemment en arrière. Ma tête cogna à nouveau le sol, achevant de m’assommer. Je ne les vis ni ne les entendis partir. Au bout d’un moment, les nuages arrêtèrent de tourner et le bourdonnement au fond de mon crâne s’estompa.

Un peu plus loin, Joukwo s’était mis à sangloter.

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