Souvenir seizième ~ Le Conseil

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Le jour commençait à poindre. La douce lumière du matin frileux traversait difficilement les nuages de l’hiver et projetait une atmosphère fantomatique sur la forêt. Doucement, les nourrissèves se refermèrent et les reflets dansants dans les yeux de Joukwo s’éteignirent.

Il était l’heure d’y aller.

Joukwo et moi quittâmes les bois en silence. Nous avions convenu qu’iel eût été fait prisonnier et que nous eussions prétendu être ennemies jusqu’à ce que ce conflit atteignît sa conclusion. Quel qu’eût été mon choix, Joukwo l’eût respecté.

Quand nous émergeâmes des feuillages, Mœ, Kakisa et les trois sathœs nous regardèrent avec méfiance.

– Euh, du coup ? demanda un des inconnus, hésitant.

– Du coup monestre Joukwo va nous servir d’otage contre le Conseil.

– Vraiment ? Trop bien !

– Mh… Iel pourra nous être utile si jamais le plan initial échoue, commenta Mœ.

La physionomie de Joukwo avait retrouvé sa contenance habituelle. Iel était déterminé à jouer son rôle sans accroc.

– Dans ce cas, nous devrions utiliser ceci, dit Kakisa en sortant un objet de son sac en bandoulière.

Il semblait lourd et prenait de la place dans les mains du jeune sathœ. C’était deux longs tubes de pierre de la circonférence d’une pomme et de la longueur d’un avant-bras collés l’un à l’autre. On pouvait entrevoir la forme d’une serrure sur l’un d’elleux. L’objet semblait taillé à la main avec un burin, ce qui était rare pour notre culture où tout était façonné et façonnable par le Ji.

Le regard de Joukwo s’assombrit un instant et iel demanda, avec un ton dégoûté :

– Où avez-vous trouvé ce matériau maudit ?

À cette remarque, je compris de quoi il s’agissait. Ce n’était pas n’importe quelle pierre qui constituait cet objet, et ce n’était pas n’importe quel objet non plus. Nous avions sous les yeux de la Pierre Noire, une roche rare et réputée pour être impossible à manipuler. L’existence de ce matériau avait été cachée aux yeux de tous, mais les camarades de Mœ étaient tombés sur un gisement en creusant leur sanctuaire et en avaient extrait quelques objets utiles en cas de conflit. Notamment ces menottes qui devaient servir à bloquer le Ji des référents et conseillers.

– Chez nous, répondit sobrement Mœ.

L’insurgé récupéra l’objet dans les mains de Kakisa et s’approcha prudemment de Joukwo. ce dernier n’esquissa pas un mouvement. Mœ le contourna lentement et prit ses bras un à un pour les placer dans les menottes.

– désolé, simple précaution, lui murmura Mœ.

– Ne vous excusez pas. Faites ce que vous avez à faire.

Le mécanisme émit un craquement roque en se refermant solidement sur les bras de mon ami. Quand Mœ le lâcha, Joukwo pencha dangereusement en arrière sous le poids de la pierre et dut se tenir voûté pour le supporter. Puis l’insurgé l’incita à avancer et nous nous mîmes en route pour le Temple.

~

Accompagnés de notre otage, nous nous avançâmes au travers d’une foule de jeunes dense et bruyante jusque devant les portes closes du Temple. Les sathœs poussèrent des exclamations de surprise en apercevant Joukwo avec nous. Quand iels remarquèrent qu’iel était soumis aux fameuses menottes, certains osèrent une petite insulte ou une petite tape sur la tête au passage. Afin de me retenir de réagir, je fixais obstinément mes pieds.

Arrivés tout devant, mon camarade demanda à Joukwo de s’agenouiller à quelques pieds devant nous. Iel obéit sans faire d’histoires.

Des centaines de personnes étaient regroupées dans la plaine. La foule était nettement séparée en deux parties inégales. D’un côté, les jeunes sathœs provenant de toute la Terre des Dieux aux ordres de divers subalternes officieux de Tamiaki. De l’autre, refusant de se mélanger et clairement identifiables par leur accoutrement, les insurgés. Un bazar auditif montait de derrière moi et me donnait mal à la tête. Alors que les amis de Mœ, elleux, étaient étrangement calmes et silencieux, comme solennels.

Devant le Temple, une quinte de référents gardaient l’entrée. Iels tentaient de conserver un air impassible, mais on pouvait clairement voir la peur sur leur visage.

Je n’avais jamais vu autant de sathœs en un même endroit. Pas plus que je n’avais vu ces portes fermées. Le stress commença à faire perler la sueur sur mon front. Mœ posa une main affectueuse sur mon épaule.

– Ne t’inquiète pas. Tout est déjà écrit, dit-iel en m’adressant un regard confiant.

« Si seulement j’étais capable de garder ma contenance comme toi… »

Derrière nous, quelqu’un s’approcha à grand renfort de « Pardon, excusez-moi ! ». Je reconnus la voix de Tamiaki. Iel se plaça sur mon autre flan.

– Salutations ! s’exclama-t-iel joyeusement. En forme ?

– Prêt, mentis-je.

Les mains jointes d’une façon extravagante et se balançant d’avant en arrière, iel se pencha pour saluer Mœ. Sa masse capillaire le suivit dans son mouvement, dévoilant un œil d’un bleu perçant.

– Enchanté ! Je suis Tamiaki. Vous êtes monestre Mœ, je suppose ? On m’a beaucoup parlé de vous ! déclama-t-iel d’une traite.

– C’est moi-même, en effet.

– Alors votre groupe s’appelle l’Insurrection, c’est ça ? C’est fascinant ! Je n’avais jamais entendu parler de vous avant !

Tamiaki avait une attitude très spontanée, agaçante même. Mœ lui lança un regard en biais, dérangé dans sa concentration.

– Certes. Et vous, vous êtes le chef de ce groupe de dégénérés ? grommela-t-iel en désignant les personnes bruyantes de derrière.

– Oh ? Ohohoh, oui. Oui, vous êtes bien intraitable, comme je m’y attendais. Quelle rencontre ! dit-iel comme s’iel parlait tout seul.

– J’espère au moins qu’iels pourront se rendre utiles, ajouta Mœ avec un sourire narquois.

– On va voir ça tout de suite !

Tamiaki leva le bras bien haut et claqua des doigts. À cet ordre, une dizaine de jeunes sortirent du rang et se dirigèrent vers les cinq référents. À première vue, on n’eût su déceler de point commun entre elleux. Cependant, on comprenait bien vite qu’iels étaient tous faits pour le combat. En quelques minutes seulement les référents furent immobilisés à terre.

« Impressionnant ! »

– Merciiii, s’exclama Tamia en recroisant ses mains. On va pouvoir y aller, du coup. Mais… Est-ce que c’est un otage que je vois là ? Hehhhhhhh, c’est maître Joukwo ?! Mais c’est parfait. Absolument parfait !

Un sourire machiavélique se peignit sur ses lèvres.

– Oui, quelle imprudence de sa part d’être sorti faire un tour à un moment pareil, commenta Mœ en me lançant un regard soupçonneux.

– C’est vrai, répondis-je sobrement sans lui prêter attention.

Tamiaki fit un signe aux gens derrière ellui. Ses gardes du corps détruisirent aisément les somptueuses portes du Temple et nous pûmes entrer dans la pénombre bleutée du couloir principal. J’avançais en tête, comme j’avais connaissance de l’emplacement de la salle du Conseil. Derrière moi, Mœ et Joukwo, Tamiaki, les dix combattants et tous les jeunes et insurgés progressaient en rangs d’oignons.

En arrivant au bas de l’immense escalier, je pausai un instant en me demandant ce qui pouvait m’attendre en haut. Le premier pas que je fis dans cette direction marqua le début d’un moment historique pour notre famille. C’était également le plus proche que j’avais été du Conseil depuis mon apparition et, à chaque marche, je me rapprochais encore.

En haut, la lumière et la beauté du lieu envahirent soudain nos yeux. Le plafond, à environ vingt-six pieds au-dessus de nous, était invisible et nous offrait une vue imprenable sur le lac. L’eau, quasi transparente, formait des reflets complexes sur le sol de marbre blanc entrecoupé de velours rouge. Sous la surface gelée du lac, la vie poursuivait son cours. Des poissons de toutes espèces et de toutes tailles nageaient paisiblement. J’ignorais comment tel prodige était possible, mais j’étais agréablement surpris. Pour une salle de réunion officielle créée par des sathœs au cœur de pierre, la décoration était finement arrangée.

Dans le même goût architectural que le reste du bâtiment, des séries d’arches et de colonnades dépassaient à demi des murs recouverts de tissus assortis au velours du sol. Les fauteuils en bois massif des conseillers étaient organisés en cercle et séparés en trois groupes. Leurs dossiers étaient spectaculairement grands et dépassaient largement de la tête des conseillers, donnant corps à la métaphore que leur devoir fut plus grand qu’elleux…

Chaque section possédait dix chaises similaires et rien ne différenciait les tables non plus. Pour un congrès élitiste, iels semblaient tenir à l’égalité entre elleux.

Le Conseil s’étendait face à nous, confortablement assis dans l’hémicycle, comme s’il s’attendait à nous voir et qu’il ne se sentait pas menacé le moins du monde. Les conseillers n’étaient pas tous là. Le siège de Joukwo était le seul vide à la table des violets, mais aux deux autres tables beaucoup d’autres étaient vacants. Les conseillers mineurs devaient avoir été immobilisés comme prévu par nos alliés ou étaient trop loin pour avoir eu le temps de revenir.

Nous nous avançâmes au centre de la pièce, face aux Dix, et Mœ jeta Joukwo à leurs pieds. Iel chuta lamentablement la tête la première sous les rires des jeunes. Je fis la moue.

« Il faut bien qu’iel ait l’air d’être un otage… » me dis-je.

J’inspirai et expirai un grand coup, observant tour à tour le visage des conseillers, imaginant qui pouvait porter quel nom. Tout à gauche, le premier sathœ était langoureusement assis et affichait un air hargneux. Il n’avait pas l’air prêt à négocier et la vue de Joukwo ne lui faisait ni chaud ni froid. Le suivant, au contraire avait l’air terrifié derrière son épaisse touffe de cheveux roux. Il ne cessait de jeter des regards aux autres conseillers et à Joukwo qui se relevait péniblement. Le troisième, encore bien différent du précédent, avait l’air tout excité. De temps en temps, il se tournait vers son camarade de droite et lui frottait affectueusement l’épaule pour le rassurer. L’autre lui jetait alors un petit sourire avant de reprendre très vite son attitude frénétique.

Ensuite se trouvait un conseiller qui avait la peau beige et de longs cheveux bleu foncé qui déroulaient de parfaits tortillons jusqu’en dessous du bureau. Iel avait la tête posée sur ses mains et son regard analysait attentivement les révolutionnaires derrière nous. À sa gauche, dans le cinquième siège, un grand noir arborait une queue de cheval haute formée de dreadlocks ornées de perles dorées. Ses stigmates étaient particulièrement clairs et lui donnaient un regard perçant.

Ensuite il y avait Kawoutsè, Kajiki, le siège vide de Joukwo, puis deux conseillers à l’air abattu. Le premier, qui avait de longues et épaisse couettes roses qui pendaient devant ses épaules, semblait serrer avec force ses mains sur ses genoux et n’osait lever les yeux de la table. Le second portait une fine frange et de longs et lisses cheveux violet clair et sa tête balayait lentement l’assemblée avec appréhension.

Entre Kajiki et cellui aux dreadlocks, les dépassant chacun de plusieurs pouces, Kawoutsè croisait férocement les bras. Iel avait son regard impénétrable braqué sur Joukwo et semblait plus interloqué par le fait que son adelphe fût parvenu à se faire capturer que par la centaine de sathœs en colère qui se tenait derrière moi… Je ne pouvais pas lire le visage de Joukwo, mais je me doutais qu’iel devait être en train de soutenir son regard, car très vite Kawoutsè se leva pour prendre la parole et, en dépit de la situation, s’adressa à ellui :

– Où étais-tu ? tonna-t-iel de sa voix impérieuse.

Son adelphe estima qu’il était inutile pour ellui de répondre. Il se tut. L’autre renchérit :

– Te rends-tu compte de l’embarras dans lequel tu nous plonges ?

Iel abattit bruyamment son poing sur la table. Avant que je ne pusse dire mot, Tamiaki s’avança silencieusement. Iel s’arrêta près de Joukwo et lui plaça un coup de pied dans le tibia qui le fit retomber à genoux, puis iel appuya insolemment son coude sur sa tête. Mon ami grogna son désaccord mais se laissa faire.

– Bonjour, chers conseillers, fanfaronna-t-iel. Quel honneur de nous trouver en votre sainte présence aujourd’hui. Vraiment, c’est une bénédiction !

Kawoutsè ne le gratifia même pas d’un regard, fixant son adelphe sans broncher. Les autres conseillers ne semblaient pas décidés à intervenir pour l’instant. Iels le laissèrent faire sa petite crise puérile sans rien dire.

– Eh oh ? fit Tamiaki en claquant des doigts. Mes yeux sont ici !

Devant l’impassibilité du violet, iel posa son pied sur le dos de Joukwo et le poussa violemment par terre. L’otage émit un gémissement sonore quand son nez craqua et se mit à saigner abondamment. Immédiatement, Kawoutsè jeta à Tamiaki un regard plein de mépris.

– Ah ! Alors, vous êtes réveillé cette fois ? Bien ! La vraie discussion va pouvoir commencer, alors !

Kawoutsè se rassit et recroisa les bras. Son visage se tourna brièvement vers moi lorsqu’iel dit :

– Je- Nous n’avons rien à discuter avec vous, vous pouvez partir. Votre petite rébellion prend fin ici.

Tamiaki, pris de court, ne sut que répondre et resta immobile avec son sourire béat sur les lèvres. Mœ s’avança :

– Cessez vos enfantillages. Nous sommes venus faire tomber le Conseil. Rendez-vous. Nous savons tous que c’est la seule issue possible.

La confiance et la tranquillité qui transparaissaient dans sa voix attirèrent l’attention de le conseiller. Iel daigna le laisser poursuivre.

– Nous pourrions nous combattre durant des milliers de cycles sans parvenir à un terrain d’entente. Or, nous souhaitons éviter toute souffrance inutile. Mais pour cela, vous devez faire des concessions.

Les conseillers se consultèrent en chuchotant, puis cellui juste à la droite de Kawoutsè décida de se lever pour rejoindre le débat.

– Des concessions ? Vous n’avez pas l’air de comprendre, jeunes gens, railla-t-il en pointant son index vers Mœ. Le Conseil est tout puissant, nous ne ferons aucune concession sur le pouvoir qui nous revient de droit.

– Nous savons tous les deux que votre règne n’est en rien de droit, mais seulement de mégalomanie, rétorqua Mœ.

– Cette remarque est une insulte aux Dieux qui nous ont choisis pour cette tâche suprême !

« Et iel n’a même pas honte de proférer de tels mensonges devant tous ! » maugréai-je dans ma tête en serrant les poings.

– Si vous n’êtes pas ouverts au dialogue, nous allons devoir faire usage de notre otage ! s’exclama soudain Tamiaki.

Le regard de Kawoutsè se durcit.

– Si vous pensez pouvoir utiliser ce incapable contre nous, vous vous trompez, affirma-t-iel avec dédain. Iel s’est mis dans cette situation d'ellui-même, nous renions son appartenance au Conseil.

Ses voisins poussèrent des exclamations mêlant surprise et consternation. Iels exprimèrent leur désapprobation à l’égard de son comportement dans une cacophonie désagréable.

Joukwo répondit par un rire sarcastique. Visiblement, pendant mon absence les tensions entre ces deux-là ne s’étaient pas apaisées.

« La meilleure arme que nous avons c’est Joukwo… Mais iels n’ont pas tous l’air d’accord pour prendre sa défense. Même si la première réaction de Kawoutsè semblait prometteuse, on risque de devoir aller loin pour les faire réagir, et ça je veux pouvoir l’éviter »

– Dans ce cas, peut-être serez-vous intéressés par ce que j’ai à vous dire, m’exclamai-je.

Kawoutsè sembla lever un sourcil. Mœ et Tamia se retournèrent vers moi, je passai entre elleux et contournai Joukwo. J’appuyai la paume de mes mains sur la table en bois noble et plantai mon regard dans celui de Kawoutsè.

– Je connais tous vos petits secrets, lui dis-je tout bas en articulant chaque syllabe. Joukwo m’a tout raconté, de votre apparition au jour où vous avez décidé de devenir des traîtres à votre sang.

Les yeux de Kawoutsè s’écarquillèrent et les deux plus proches conseillers laissèrent échapper un cri de surprise. Kajiki se leva prestement. D’ordinaire si stoïque, sa physionomie était devenue menaçante. Les flux de Thœ et de Kwo tournoyaient furieusement au-dessus d'ellui. Iel s’apprêtait à parler quand Kawoutsè l’interrompit d’un signe et l’invita à calmement se rasseoir. Ce qu’iel fit de mauvaise grâce. Quand mon attention revint sur ellui, le regard de Kawoutsè était de nouveau sérieux. Iel me murmura :

– Et en quoi les secrets du Conseil sont-ils d’un quelconque intérêt stratégique pour toi ?

– Je ne suis pas idiot, je sais que tout révéler pourrait provoquer des dégâts sévères dans nos deux camps. Mais je sais aussi que ce serait pire pour vous. Vous vous êtes beaucoup trop appuyés sur le secret originel pour construire votre autorité. Vous nous avez menti, du début à la fin. Il est temps que vous payiez pour vos crimes. Abandonnez maintenant la tête haute ou devenez des traîtres et payez-en le prix de votre sang.

Iel ricana ironiquement.

– Tu crois que tu me fais peur avec tes menaces en l’air ? Comme si tu étais assez audacieux pour prendre ce risque !

– Tu veux me tester ? lançai-je sèchement.

Pour la première fois, un éclair de doute passa dans ses yeux. Ma réplique avait été renforcée par le fait que je venais de le tutoyer pour la première fois. Mais iel se reprit bien vite :

– Écoutes, gamin, tu n’as rien à gagner dans cette histoire. Je ne sais pas ce que tu cherches à accomplir ou à prouver. Ta célébrité récente t’est peut-être montée à la tête, mais crois-moi : les jeunes te tourneront le dos dès que tout sera fini et alors tu te retrouveras seul. Pourquoi ne serais-tu pas cellui qui abandonne avant que ça ne tourne mal, mh ? Qu’est-ce que tu en dis ?

– Cesse tes inepties. Ça fait des centaines de cycles que je me prépare à cet instant, je sais ce que je fais. De plus, je me suis juré de te faire payer pour ce que tu nous as fait.

Alors qu’iel semblait se demander de quoi je parlais, la foule commença à s’agiter derrière moi.

– Qu’est-ce que c’est que ces messes basses, encore ? se plaignit Mœ.

– Tu vois, iels vont finir par te trouver suspect si tu continues, susurra Kawoutsè avec un petit sourire cruel en coin. Imagine s’iels apprenaient que tu traînes avec un membre du Conseil ? Ce serait dangereux pour ton image, non ?

La conversation semblait pencher en ma défaveur. Non, en réalité, on était touts deux dans un cul-de-sac, chacun ayant de quoi menacer l’autre et son statut. Que faire… ?

– J’en ai maaaarre, geignit Tamiaki qui s’impatientait. De quoi parlez-vous ? Si vous voulez négocier, faites-le à voix haute !

– Iel a raison, concéda Mœ, le regard soupçonneux.

– Je vais me défouler un peu en attendant, OK ? Ça devrait pas vous déranger, hein ?!

Sans hésitation, iel donna un grand coup de pied dans les côtes de Joukwo. Un râle mal contenu s’échappa de sa bouche, puis Tamiaki le roua de coups sous les exclamations de joie de la foule. Tout le respect qu’iels auraient pu lui montrer en raison de leur appréciation de ses qualités d’instructeur avait disparu. Le spectacle était trop jouissif pour elleux…

mon ami, qui n’avait aucun moyen d’esquiver ou de bloquer, supporta comme iel pouvait cet accès de violence. Iel se débattit pour tenter de se débarrasser des menottes de Pierre Noire. Je vis ses mains s’ouvrir et se fermer, en vain – elles enserraient bien trop ses bras. Après un coup particulièrement violent dans le diaphragme, Joukwo toussa et un filet de sang coula de ses lèvres. Kawoutsè et moi observâmes la scène en silence, nous retenant tous deux d’intervenir. Je pouvais distinctement entendre ses dents et ses muscles grincer de rage tandis qu’une veine pulsait sur son front.

Au bout d’un moment, Mœ ferma les yeux et détourna le regard. Sa respiration se fit plus profonde alors qu’iel luttait contre un haut le cœur.

Les autres conseillers n’étaient pas insensibles non plus, même s’iels tentaient de le dissimuler pour conserver leur fameuse façade. Les deux de l’autre côté du siège vacant étaient particulièrement horrifiés et se cachaient les yeux en chouinant. À l’autre bout, le roux était blotti dans les bras de son voisin.

Tamiaki poursuivit son œuvre avec engouement en émettant de petits ricanements sinistres. Après les pieds dans les côtes, iel agrippa les cheveux de Joukwo pour lui écraser le visage sur le sol. Une flaque de sang se forma et assombrit la teinte du velours tout en s’évaporant au fur et à mesure. Pour varier, enfin, iel passa aux coups de poing.

Comme Joukwo ne réagissait plus, iel le releva et exhiba son visage estropié au Conseil. Je portai instinctivement ma main à ma bouche, choqué. Difficile de retrouver ce qui fut Joukwo dans cette vision sanguinolente. Tamiaki rit de plus belle.

– Alors ? On continue ? lança-t-iel insolemment avec un grand sourire.

Kawoutsè bouillonnait. Le bois de la table émit un grincement strident sous sa poigne. Kajiki, la main fermement posée sur son avant-bras, lui signifia de ne pas intervenir.

Tamiaki prit ce silence pour un oui. Iel s’avança vers Mœ pour lui demander la clé des menottes. L’insurgé, pétrifié, sembla ne pas l’entendre. Avec un haussement d’épaules, iel se servit dans sa poche. Tamiaki attrapa un des bras libérés de Joukwo tandis que le reste de son corps pendait mollement au sol – la régénération rapide lui prenait toute son énergie. Puis, bien en vue de tous, iel se saisit d’un de ses doigts et le brisa. L’otage, réanimé par la douleur, hurla à gorge déployée.

Kawoutsè initia un mouvement, mais Kajiki le tira en arrière.

Alors que Tamiaki s’emparait d’un deuxième doigt et que Joukwo se tordait et pleurait de douleur, nous criâmes :

– Assez ! / – Arrête !

Je m’élançai sur Tamiaki pour le repousser d’une violente droite au visage, lancée sous le coup de l’émotion. Iel tituba en arrière et fut rattrapé par la foule. Tous les regards se portèrent sur moi. J’avais le souffle saccadé et mon front était trempé d’une sueur froide.

– Woah ! Qu’est ce qui te prend ?! s’exclama Tamiaki en se tenant la joue.

– Je-… Je-… bégayai-je.

– Plutôt que de martyriser un otage sans défense, pourquoi ne pas vous en prendre à moi directement ? lança Kawoutsè en enjambant la table et bloquant l’accès au corps recroquevillé de son adelphe. Je représenterai le Conseil, envoyez votre guerrier le plus fort et voyons qui est le plus apte à dominer cette assemblée.

Mœ, qui s’était réveillé, émit un rire sarcastique. Iel désigna le Conseil et dit :

– C’est votre manière de régler tous les conflits ? La force ? C’est comme ça que vous débattez dans cette chambre ? Pitoyable ! Soyons sérieux cinq minutes !

Kawoutsè siffla d’agacement.

– Tu l’as dit toi-même, jeune révolutionnaire : une guerre totale et éternelle n’est dans l’intérêt d’aucun des deux camps. Or, nous ne semblons pas être capables de trouver un terrain d’entente par la parole.

– Mais nous n’avons même pas co-

– Je suis d’accord, l’interrompis-je.

le conseiller me lança un regard en biais, interloqué.

– Thoujou ! Ce n’est pas ce qui était convenu ! protesta mon ami.

– Pensez-y, dis-je à mes camarades. Nous non plus ne sommes pas unis. certains veulent détruire le Conseil pour obtenir la paix, les autres veulent plus d’égalité et de liberté, ce qui implique un nouveau système de gouvernance ou une évolution du système actuel. Pour concilier ces deux objectifs et les faire entendre aux conseillers, je ne vois qu’une possibilité : réduire leur confiance à néant. Je vais combattre Kawoutsè et l’humilier, c’est le seul moyen pour qu’iels abandonnent leur suprématie.

Kawoutsè partit d’un rire tonitruant.

– Fantastique ! clama-t-iel en frappant bruyamment dans ses mains. Tu crois vraiment pouvoir gagner ?! Toi ? Contre moi ? C’est génial, j’adorerais te voir essayer ! Rien que d’y penser je suis conquis ! Qu’est-ce que tu en penses, Kajiki ?

Iel se retourna vers son bras droit qui sembla pris de court par cette soudaine sollicitation. Mais sans plus d’hésitation, iel se leva calmement en appuyant ses mains sur la table et expliqua son point de vue d’un ton monotone :

– Sans plus d’informations sur les conditions du combat, tout ce que je peux dire c’est que ce sera un honneur pour un simple exécutant de pouvoir affronter un conseiller à la loyale. Bien que les chances semblent inégales, les révolutionnaires ont fait usage de leur droit à choisir leur champion et le choix les regarde. Dès lors, c’est une occasion unique que nous leur offririons de régler nos divergences sans avoir à ce qu’iels subissent chacun douleur et disparition par notre main. Par conséquent, je trouve cette proposition juste et bénéfique en tous points.

– Toi, peut être, mais moi je vois pas ce qu’on gagne dans cette histoire ?! s’exclama le conseiller aux cheveux rouges à l’extrême gauche de la table.

– Rien ! Mais c’est simplement parce qu’iels ne peuvent rien nous offrir que nous n’ayons déjà ! s’expliqua Kawoutsè. Le seul enjeu qui nous intéresse ici, c’est la stabilité de notre système social et hiérarchique. Si nous pouvons limiter l’énergie investie dans la résolution du problème, alors je ne vois pas pourquoi nous serrions contre ! Je ne risque rien et vous, vous n’aurez même pas à lever le petit doigt. Ce combat nous permet de ne rien perdre du tout maintenant ou à l’avenir, tu vois ?

L’autre n’eut pas de contre-argument à cette fallacie.

– Puis-je soumettre la proposition au vote du Conseil, à présent ? poursuivit Kajiki.

– Fais donc ! accorda Kawoutsè.

– Attendez ! Tout ceci est absurde ! protesta Mœ.

L’insurgé s’approcha de moi à grands pas et planta ses yeux rouges dans les miens.

– Nous ne pouvons pas risquer tout ce que nous avons accompli dans un combat ! chuchota-t-iel fort.

– Tu ne me fais pas confiance ?

– Mais enfin, Thoujou ! Te battre contre un conseiller-

– J’ai une chose à régler avec ellui, l’interrompis-je. Laisse-moi l’affronter.

– Quoi ?! Ne laisse pas tes histoires personnelles interférer avec la mission ! Tu pourras te battre avec ellui plus tard, si tu le veux vraiment ! Réglons cela comme des personnes civilisées, en parlant !

– Laissez-lui une chance, s’interposa Tamiaki d’une voix ferme.

– Tu ne vas pas t’y mettre aussi ?! s’indigna l’insurgé en s’agrippant nerveusement à sa tunique.

– Allons, monestre Mœ. N’avez-vous pas oublié la première règle qui régit votre société ? susurra Tamiaki. Vous n’êtes pas le seul à prendre les décisions. Laissez donc aux autres le soin de décider si ce combat aura lieu ou non.

L’attitude manipulatrice de Tamiaki à l’égard de son propre allié me dégoûta, mais je me tus puisqu’elle jouait en ma faveur. Mœ sembla piqué au vif par la remarque. Iel prit une grande respiration et pinça les lèvres, comme s’iel se réprimandait intérieurement. Puis iel se tourna vers le reste du groupe.

– Vous avez raison, dit-iel en reprenant le vouvoiement comme si de rien n’était. Je ne suis pas favorable, mais je ne suis pas le seul à pouvoir décider ici. Votons donc pour la mise en place de ce combat qui, malgré son concept alléchant pour cellui qui l’a proposé, contrevient à nos principes et met en danger la condition physique de notre allié.

Il y eut une longue hésitation, surtout du côté des insurgés pacifistes, puis des bras timides se levèrent tour à tour.

Quelque peu désappointé, Mœ accepta néanmoins l’avis du plus grand nombre et n’émit pas de commentaire. Iel fit un signe poli à Kajiki pour lui signifier qu’iel pouvait poursuivre.

Sans surprise, le Conseil vota pour à l’unanimité – sauf Joukwo qui n’était pas encore tout à fait remis et tremblait sur le sol. Nous nous accordâmes sur les conditions et le terrain. Le duel eût eu lieu autour et possiblement sur le lac gelé au-dessus de nos têtes. Kawoutsè eût eu le droit de se donner à fond et moi aussi. Si l’un de nous dépassait les limites du terrain en tombant du bord, perdait connaissance ou disparaissait, la victoire eût été pour l’adversaire. Évidemment, l’abandon était aussi une issue, mais aucun de nous deux n’y eût eu recours. Si je gagnais, le Conseil se fût plié à nos demandes, quand bien même il dut être dissout. Sinon, nous eussions dû abandonner purement et simplement.

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