Chapitre 1-3

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Ses paroles, proclamées d’un ton sans appel, elle frissonna, se frictionna le bras de sa main libre et retourna à grands pas vers la place. Perdu dans ses pensées, Elouan la regarda s’éloigner. En dépit de son apparente insouciance, cette jeune fille parvenait toujours à adoucir le tempérament sauvage du garçon. Olva et sa famille étaient des gens charmants avec le cœur sur la main. Ils lui parlaient toujours avec franchise et n’avaient aucun à priori le concernant. Discuter avec eux le changeait des conversations qu’il avait avec son oncle et sa tante. Dellwina s’inquiétait toujours, à l’excès, à son sujet. Elle n’avait cessé de lui donner une foule d’interdits depuis qu’il vivait avec eux. ‘Ne chante pas, ne joue pas de la flûte, ne sors pas de la maison, vas dans ta chambre quand il y a du monde…’ Il ne comptait plus le nombre de fois où il avait fait répéter à sa tante ses ordres. A six ans, séparés de ses parents, il ne souhaitait qu’une chose : les retrouver. Alors que Dellwina ne savait pas comment s’y prendre avec lui, Hoel avait usé de toute sa patience pour lui faire admettre que ses parents ne reviendraient jamais. Cette patience lui avait fait défaut quand Elouan avait cherché, plus tard à savoir pourquoi ses parents étaient morts. Agacé par ses questions incessantes, l’homme lui avait révélé, sans ambages, que les Wynersids en étaient responsables.

Elouan se joignit à Olva. Une pensée le fit sourire malgré lui : une sœur aînée telle qu’Olva ne lui aurait pas déplue !

La plupart des marchands avaient déjà remballé leurs affaires et la place s’était graduellement vidée. Les auberges, quant à elles, se remplissaient au fils des heures. Marchands itinérants, colporteurs et voyageurs les animaient de leurs discussions autour d’un repas chaud. Dans la boutique d’huiles et d’essences aromatiques, Olva récupéra sa cape grise dans la remise et, après avoir éteint tous les feux, elle verrouilla sa porte soigneusement, et glissa la grosse clef dans la bourse suspendue à sa ceinture. Elouan observait la place du marché silencieusement. Il n’en restait, à présent, plus aucune trace. Le contraste, avec la foule animée un peu plus tôt dans la journée était saisissant. Mordez ne se départait pas de sa réputation. Le jeune tanneur avait pu constater que le marché était toujours aussi opulent. En le voyant, on avait peine à croire que le sud connaissait des évènements troublants.

- Je m’inquiétais un peu de l’état de la ville avant d’arriver, souffla-t-il, mais je vois que les affaires tournent toujours aussi bien.

- Que t’imaginais-tu ? Cette ville et son commerce ne sont pas des choses que l’on ébranle si facilement, affirma-t-elle fièrement.

Elle rabattit sur sa tête le capuchon de la cape pour se protéger du vent et lança au garçon un regard oblique.

- Cela dit, si tu fais référence au sud… ce qui s’y passe est en effet bien préoccupant.

Sa lanterne à la main, elle fixa la flamme et poursuivit sur le ton de la confidence.

- On dit qu’à présent le Fendeur des Eaux ne descend plus au-delà de Ternoc.

De surprise, Elouan la dévisagea. Le Fendeur des Eaux était le plus grand bateau marchand des Terres Fluviales. Il sillonnait tous les fleuves de cette partie de la Tobrea pour le commerce. Il était synonyme de prospérité car tous les ports qui accueillaient ce navire comptaient à son bord de nobles et riches marchands, potentiels futurs clients. Il faisait également la fierté de chaque tobreen vivant dans les Terre Fluviales. Savoir qu’il ne descendait plus aussi bas n’augurait rien de bon.

Olva s’éloigna de la boutique en compagnie du garçon.

- As-tu des informations sur ce qui se passe là-bas ? Questionna-t-il. Ilesa, qu’en est-il d’Ilesa ?

- C’est vrai que tu as vécu dans cette ville. J’ai du mal à t’imaginer, toi un tanneur, dans une ville portuaire.

- C’était il y a cinq ans, précisa-t-il. On était installé à l’extérieur de la ville, nous vivions de la pêche et de la vente de laine des moutons à cette époque.

- Cinq ans… On peut dire que vous avez quitté Ilesa au bon moment. Cette ville n’est plus que cendre. Tous les pêcheurs sont partis vers l’est, Tileda pour la plupart. Il a d’abord été question d’ombres dans le ciel, de… de nuages habités, comme ils disaient. La pêche devenait de plus en plus mauvaise et rapidement les gens ont parlé de démon qui hante les côtes. Beaucoup ne prenait pas cela au sérieux.

Elle eut un rire gêné pour elle-même tandis que sa voix devenait cassante. Le jeune tanneur resta stupéfait. Ilesa était partie en fumée ! Il avait vécu là-bas quatre ans avec son oncle et sa tante. Il n’en avait pas forcément de bons souvenirs, mais c’était la première ville qu’il avait connue après avoir quitté les montagnes.

- Des monstres dans les nuages… Les gens ont commencé à s’inquiéter quand ils ont eu vent de phénomènes identiques au pied des falaises du Yohal, pas très loin de la forêt de Maoge. Ça semblait s’étendre à toute la côte ouest. C’est alors qu’une ville a été dévorée par les flammes, puis une autre et encore une autre. Il y a eu beaucoup de morts.

Après ces mots, un silence pesant s’établit entre eux. Elouan remarqua que sa main était crispée sur sa lanterne. Malgré tout, au bout d’un moment, elle reprit son récit d’une voix tremblante.

- On dit… on dit que ce sont des monstres qui ont causé ces incendies et tué les habitants de ces villes. Les gens des Terres Fluviales sont des gens pacifiques. Ils ne savent pas se défendre. Nous vivons du commerce et des récoltes, même les seigneurs locaux n’ont pas d’armées. Alors, avant que cette calamité atteigne Ilesa, beaucoup sont parti. Ceux qui sont restés ont pris les armes et se sont préparés, comme ils l’ont pu, à l’arrivée de ces démons. C’était il y a à peu près six mois. Au début de l’été, ils les attendaient et ils sont venus.

Elle frissonna en enfonçant sa tête dans les épaules. Elouan était suspendu à ses lèvres.

- Ça a été un massacre. Je ne sais pas si c’est parce qu’ils ne s’attendaient pas à rencontrer une telle résistance, mais quelques survivants ont décrit, dans les détails, les atrocités commises. Cette fois-ci, ils ne se sont pas contentés de brûler les maisons et de tuer. Comme pour leur faire regretter leur insoumission, ils ont tout détruit. Ils ont tué le bétail, incendié les champs. Ils se sont acharnés sur les corps et les ont… ils les ont dévorés, souffla-t-elle dans un rictus d’horreur.

Elle plaqua sa main sur sa bouche. La lueur jaune qui émanait de sa lanterne accentuait, sous son capuchon, les traits de son visage, déformés par l’aversion que lui avaient inspiré ses derniers mots. Le garçon détourna son attention de la marchande pour fixer le sol. C’était encore pire que ce qu’on pouvait imaginer. Il est vrai qu’il avait entendu des rumeurs d’ombres ravageant les villes, mais pour lui, ce n’étaient que racontars, des récits rendus avec exagération. Était-ce encore le cas ?

- Les gens n’aiment pas parler de ça. Mais, certains disent qu’ils pourraient être de retour.

Elouan se figea, craignant de comprendre de qui elle parlait au travers de ce ‘ils’.

- On dit qu’il y en a encore un petit nombre dans les Pleines Blanches, et si c’étaient des espions ? S’ils revenaient en grand nombre, ils prendraient leur revanche après cent cinquante ans !

Comme un poids, il sentit les yeux noisette de la jeune fille peser sur lui. Mal à l’aise, il fit un écart pour échapper à son regard.

- Tu n’y penses pas sérieusement ? lança-t-il en riant. Laisse-les donc où ils sont, de l’autre côté du Yohal. Terrés en Seltare, peut-être ont-ils même oublié notre existence depuis tout ce temps.

Non, par le Trône des Rois, elle a raison… ça pourrait très bien être eux. Refusant de se laisser aller à la peur, il tenta de se raisonner. Les falaises du Yohal étaient infranchissables. Vraisemblablement, le seul moyen de quitter la Seltare était de les contourner et de passer par la mer Primitive au sud, car même le Gouffre du Dragon n’était pas navigable. Non, ce n’était pas exact. Il existait un passage, ou plutôt, un couloir au nord des Plaines Blanches près d’Ordali. Certes, ce couloir avait été condamné par la construction du Grand rempart après la Grande Guerre. Mais il se disait que des Wynersids avaient participé à la construction de ce rempart, avec l’accord du seigneur d’Ordali et du roi des Pleines Blanches, et que, de ce fait, les Wynersids connaissaient un moyen de le franchir. Jamais personne ne l’avait pris pour passer de l’autre côté. Pourtant, dans la mémoire collective, ce passage existait bel et bien. Dans ce cas, pourquoi contourner les falaises et passer par la mer pour attaquer le sud et non le nord ? Le sud était de toute évidence plus vulnérable que les Pleines Blanches. Était-ce une déclaration de guerre et pourquoi agir maintenant… ? Non, c’était forcément une erreur. Ce n’était tout simplement pas eux. Après tout, il y avait bien d’autres terres de l’autre côté de la mer Primitive, sans doute…

Ses pensées furent interrompues par l’arrivée de deux hommes. De l’un d’eux émanait une forte odeur d’alcool. Il braillait et vociférait depuis qu’ils avaient quitté la taverne, à l’angle de la rue.

- J’te le dis, moi ! Qu’c’est moi qui danserai sur leur cadavre c’te fois ! Ils vont tâter d’ma lame ! Rugit-il en levant maladroitement le poing. Ces satanés Wynersids !

En crachant ces mots, il bouscula Elouan et un frisson glacé parcourut le garçon. L’homme aux yeux gris bleu rétablit difficilement son équilibre.

- R’garde où tu marches !

Il empestait l’alcool et Elouan dut se retenir de protéger son visage de ses relents. L’homme le dévisagea avec insistance, plissant les yeux et grimaçant et le garçon détourna son regard.

- Démon, souffla-t-il.

Enfin, il se redressa et s’écarta des deux jeunes gens.

- Tous des démons… continua-t-il en reprenant sa route d’une démarche mal assurée.

Quand ils furent suffisamment loin, Elouan se retourna. L’homme ivre portait un manteau en laine, avec des passements d’or au bas des manches et au col. Le vêtement lui-même était de très bonne facture avec des finitions soignées. Une ceinture en cuir travaillée venait compléter sa tenue qui lui aurait donné plus de prestance si l’homme n’était pas avachi sur son compagnon. Une épée pendait à son côté dans un fourreau également en cuir incrustée d’or. Son allure était dérangeante. L’homme était chaussé de bottes en cuir montant jusqu’aux genoux. Elles aussi semblaient de bonne qualité et avaient droit à leurs boucles en or, comme le fourreau. Hélas l’œuvre du cordonnier était entachée par une boue qui ne datait pas d’hier. Continuant de détailler l’inconnu, il remarqua que le tissu de son pantalon était râpé par endroit, son manteau brun avait des taches plus sombres sur une des manches ainsi que sur une grande partie du col et de l’épaule. Prenant conscience de cela, il comprit que ce n’était pas de la boue, mais du sang séché.

- Iwan de la maison de Loanger, murmura Olva.

Elouan reporta son attention sur la jeune fille.

- Le grand aux yeux gris bleu et aux cheveux blond est le fils du seigneur de Loanger, seigneur d’Ilesa. Enfin, à présent, il n’est plus seigneur de quoi que ce soit, prononça-t-elle avec regret. Il est arrivé en ville il y a deux mois. Je ne l’ai jamais vu une seule fois sans son manteau. C’est un des survivants de… de l’attaque des démons. Il passe ses journées à boire. Je n’ose même pas imaginer ce qu’il tente de noyer dans la boisson.

Elle secoua la tête tout en continuant d’avancer.

- Non, je ne le veux pas, insista-t-elle. J’ai déjà entendu trop de chose sur cette histoire.

Une bourrasque souleva leur cape. La voix d’Iwan avait disparu quand ils bifurquèrent dans une autre rue. Elouan n’avait jamais, auparavant, rencontré le seigneur d’Ilesa ou sa famille et n’avait jamais pensé voir son fils dans de telles circonstances.

- Je ne serais pas contre le fait de changer de sujet, annonça Elouan.

Étant du même avis, la marchande lui adressa un sourire forcé. Ils poursuivirent leur route en silence. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Elouan se dit que c’était peut-être la dernière fois qu’il venait à Mordez. Il suffisait d’une personne pour ranimer la peur en chacun à propos des Wynersids. Avec la peur viendraient forcément la méfiance et les accusations. Une fois de plus, sa vie se trouvait perturbée par eux. Cette ville avait, d’ores et déjà, été atteinte par la gangrène. Depuis le temps, il ne devrait plus s’émouvoir quand ses plans d’avenir s’effondraient. Et pourtant, la haine qu’il éprouvait à l’encontre des Wynersids ne cessait de grandir.

Ce soir-là, Elouan ne fut pas de bonne compagnie. Le récit de la jeune fille lui laissait comme un goût amer dans la bouche. Les parents d’Olva lui prêtèrent la chambre de leur fils. Le couple était également marchand. La boutique d’huiles appartenait à son père, Medar. Tous les trois vivaient aisément dans une maison située dans le quartier ouest, proche de la résidence du seigneur de Mordez. En entrant chez eux, le jeune tanneur fut immédiatement envahi par le fumé délicat d’un rôti tout juste sorti du four et trônant sur une table bien garnie. Pommes de terre cuites au four et pain farci aux légumes se disputaient la place au milieu de plateaux de légumes cuits et de fromages. Il en eut l’eau à la bouche. Rien à voir avec le repas –si on pouvait appeler cela ainsi- servi la veille Aux quatre chemins. Une douce chaleur provenant de la somptueuse cheminée dans la pièce de vie irradiait les lieux. Devant, des tapis recouvraient le sol et Elouan aurait apprécié de s’y prélasser quelques instants pour contempler les flammes. Après avoir passé six jours dans le froid avec un vent glacial, l’hospitalité des parents d’Olva apparaissait comme une bénédiction.

Medar et sa femme, Bluem n’avaient jamais quitté Mordez. Tous deux attribuaient les caractéristiques physiques d’Elouan aux gens du sud et c’était, précisément, dans ces moments-là, qu’il louait son abondante chevelure, avec juste ce qu’il fallait pour dissimuler la forme singulière de ces oreilles. Ainsi, il était à l’abri de tout regard inquisiteur et dispensé de se justifier constamment.

Pendant le repas, Medar lui rappela l’heure de départ de la caravane. Il profitait également du voyage pour expédier à Doanac les huiles qui lui avaient été commandées. Cette nuit-là, le garçon eut du mal à trouver le sommeil. Il ne cessait de ressasser les paroles d’Olva. Malgré tous les dires, il refusait d’admettre que c’étaient eux les responsables des attaques. Cette éventualité l’effrayait trop pour qu’il l’accepte. Allongé sur le lit mis à sa disposition, Elouan se retourna une fois de plus. Le clair de lune qui inondait le sol et les murs de la pièce créait des ombres lugubres et inquiétantes. Vidée des effets personnels de son ancien occupant, il ne restait que le lit, une petite armoire, une table de toilette avec miroir et une chaise. Elouan se tourna de l’autre côté pour faire face au mur. La question ne l’aurait pas autant tourmenté s’il ne savait pas les Wynersids capables de tels actes et s’il avait été en mesure d’affirmer qu’aucun Wynersid n’était en Tobrea. Il remonta la couverture par-dessus son épaule. Dès demain, il lui faudrait se procurer une carte du continent. S’il ne pouvait plus aller dans le sud, il devrait repenser tous ses parcours.

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