Le poids de la différence.
Loan se réveille avec un poids sur le cœur qu'il ne peut expliquer.
Ce matin-là, tout lui paraît flou, comme si un voile de honte s'était posé sur ses pensées.
Il ressent une culpabilité étouffante.
Il a honte. Tellement. Car il sait par l'éducation qu'il a reçu, qu'il a mal agit.
Son zizi, ses fesses, tout cela appartient à un monde défendu. On le lui a assez fait comprendre.
Alors, ce qu'il s'est abandonné à laisser faire l'a couvert d'une honte si vive qu'il ne serait plus jamais le même.
Ce caractère est d'autant plus pesant qu'il s'est abandonné à un copain du même sexe, ce qui aggrave les faits d'une manière accablante.
Le souvenir de la nuit dernière, bien qu’incompréhensible pour lui, est là, dans sa tête, un écho persistant qu’il ne sait pas comment chasser.
Le matin, à la table du petit déjeuner, il fait profil bas et ne parle presque pas pour tenter d'être transparent. Lorsque la maman de Yann demande s'il a bien dormi, il est gêné et ne sait que répondre :
— Alors les garçons, la nuit a été bonne ?
— Oui maman, très bonne, répond Yann avec une assurance déconcertante.
— Et, toi Loan, bien dormi ?
— Euh … oui … madame… merci, répond, hésitant, Loan.
— Hé, fais pas ton timide, on s'est bien amusé et ensuite on a bien dormi, renchérit Yann.
Pour Loan, c'est incompréhensible, il a même l'impression que Yann va raconter tout ce qu'ils ont fait, comme si c'était normal… alors il coupe court.
— Je prendrais bien un peu de miel s'il vous plait, dit-il en essayant de contrôler son émoi, ce léger rougissement qui commence à s'inscrire sur son visage.
Et oui, un esprit aussi pur n'est pas préparé à cela. Il doit apprendre à mentir, à taire, à cacher, il va devoir vivre dans l'idée qu'il a péché, qu'il n'est pas si parfait qu'on l'avait amené à penser jusque là.
Il se sent salaud, comme on lui a appris à voir les gens comme lui. Ces mots – pédé, tantouze – résonnent dans son esprit. Il ne comprend pas pourquoi il pense ainsi de lui-même, mais la culpabilité, elle, est bien réelle.
Je suis ce que la société qualifie de pédé, se dit-il, j’éprouve du plaisir au-delà de l’amitié, du plaisir à jouer avec le corps d’un autre garçon. Je suis un être abject, et pour cela, j’ai tellement honte.
Ce sentiment d'être déluré, cette sensation qu'il a franchi une limite qu'on lui a toujours dite interdite, le hante. Mais pourquoi ? Il ne l’a pas cherché. C’était comme un jeu, une exploration innocente, mais maintenant, il se sent irrémédiablement changé, marqué par quelque chose qu’il ne peut effacer.
Il se sent sale, vraiment dégoutant.
Par contre, il est incroyablement étonné par la décontraction de Yann qui tranche avec son attitude. Son copain n'a pas évolué d'un iota, il semble tout à fait clair avec cela et ne montre aucun signe de honte ou de malaise. Il lui parle comme si de rien était, il n'esquisse même pas le plus petit début d'un trouble tandis qu'en Loan, c'est un raz de marée qui balaye tout ce qu'il pensait savoir jusque là.
Il sentait bien qu'il était différent des autres, sa sensibilité hors norme l'amenait à s'interroger sur lui, sur les rapports humains, mais il avait enfoui profondément cette idée.
Alors quand Yann l'a fait surgir de ses entrailles, Loan en a ressenti de la honte.
Il n'y était pas préparé, c'était trop tôt, bien trop tôt. Il avait l'impression que Yann avait tatoué son front des mots : je suis dégueulasse. Du haut de ces neuf ans, il n'était pas prêt, cette nuit là son innocence lui fût voler par celui qu'il aimait le plus, son meilleur copain Yann.
Loan se torture l'esprit, il ne peut occulter l'idée qu'il est ce que la société qualifie de « pédé », de « tantouze ». Son amitié envers Yann s'est révélée plus profonde, plus intime. Aucun doute n'est permis : il est cet être abjecte et pour cela il ressent de la honte comme jamais. Il éprouve du dégoût envers lui, envers ce plaisir qu'il a eu avec Yann cette nuit, envers cette envie de pouvoir recommencer qui l'obsède pourtant déjà.
Il est si mal dans sa peau, cette révélation forcée de son homosexualité, il la vit si difficilement, à qui peut il se confier ? À personne, le seul aurait été Yann, mais il est trop impliqué alors impossible de lui en parler.
Ce poids, cette honte, ce viol, il devra les porter seul.
Alors quand vient le moment de repartir chez lui, il ressent que le pire va arriver. Et il ne se trompe pas.
À table, lorsque sa mère, avec son naturel habituel, lui demande de raconter son week-end, Loan se fige. Lui qui a toujours habitué ses parents à des récits débordant de détails — ses retours de camps scouts, de colonies, ses journées d’école ou même ses simples sorties au parc avec ses copains — se contente cette fois d’un échange d’une banalité déroutante.
— Alors, comment s’est passé ton week-end ? Raconte-nous !
— Bien, ça s’est bien passé.
Sa réponse est sèche, presque mécanique. Sa mère insiste, intriguée.
— C’est tout ? Tu n’as rien d’autre à ajouter ? Dis-nous un peu, c’était comment chez lui ? C’était bien ?
— Oui, répond-il d’un ton las et vaguement agacé.
Sa mère ne lâche pas.
— Oh, mais tu n’as pas bien dormi ou quoi ? Je ne te reconnais pas, qu’y a-t-il, chéri ? Dis-moi.
— Rien, il n’y a rien ! Pourquoi vous avez toujours besoin de poser mille questions ? Fichez-moi la paix, bon sang !
Le silence tombe lourdement autour de la table. Loan n’a aucune envie de parler. Il se braque. Il veut disparaître, fuir cette conversation qui met en lumière ce qu’il ressent profondément, un malaise qu’il est incapable de verbaliser. Il retient ses larmes. Il comprend qu'il a perdu ce lien si fort, si important avec ses parents adorés.
— Bien… ça s’est bien passé…, murmure-t-il encore, sa voix faiblissant comme s’il cherchait à étouffer ce tourbillon d’émotions qui l’assaille. Derrière ces mots anodins, un chaos intérieur s’agite, mais Loan préfère le taire.
Les parents se regardent, désarmés, stupéfaits, désemparés. Le Loan qu’ils ont devant eux semble être un autre, un étranger qu’ils ne reconnaissent pas. L’inquiétude les gagne, mais face à son irritabilité à fleur de peau, ils choisissent de ne pas insister. Est-ce la bonne décision ? Ils l’ignorent, et peut-être ne le sauront-ils jamais. Pourtant l’avenir finira par leur apporter une réponse… tard … bien trop tard.
La honte le ronge, ce sentiment d’être sale, de ne pas mériter l’amour et l’attention de ses parents. « Je suis dégoûtant », pense-t-il.
Loan repousse même ses parents, qui ne peuvent que constater, impuissants, que leur fils a brusquement changé, sans raison apparente.
Mais lui, agit ainsi parce qu’il ne se sent plus digne de leur amour. Il se perçoit comme sale, et malgré lui, il rejette toute affection. Ce jour-là, quelque chose s’est irrémédiablement brisé en lui.
La fin du repas, il l'attendait comme une délivrance, l'espoir fragile de pouvoir enfin respirer. Mais ce mot sonne faux dès qu'il se jette sur son lit...
Il s'écroule et serre fort, très fort l'oreiller, essayant d'étouffer les gémissements qui veulent s'échapper de sa poitrine. Chaque sanglot retenu est une nouvelle vague de douleur. Il essaie de retenir ses larmes, sentant ses yeux brûler comme quand il a du savon dedans.
Il doit cacher sa peine, sinon ses parents vont s'inquiéter et il devra de nouveau affronter le supplice de leurs inquiétudes...
À neuf ans à peine, on devrait pouvoir laisser couler les larmes quand le chagrin est trop lourd, trouver un câlin pour sécher ses joues. Mais lui, il n'a plus ce droit. La douleur le tord de l'intérieur, une brûlure qu'il doit cacher derrière un visage impassible. Il avale ses sanglots, ces secrets amers qui lui serrent la gorge. À cet âge où les peines devraient s'envoler comme des bulles de savon, la sienne s'accroche, lourde et solitaire. Il rêve d'un réconfort, d'une main sur son épaule, mais il sait qu'il doit faire semblant. Alors, seul avec son cœur qui hurle en silence, il porte le poids terrible de sa tristesse, une injustice immense pour un si petit garçon.
À seulement neuf ans, Loan est devenu un adolescent presque un adulte. Les idées tourbillonnent dans sa tête. « Qu'ai-je fait ? Mes parents, mes chers parents, je n'arrive même plus… Yann que m'as tu fait ? Ce plaisir n'en valait pas la peine… Je suis mort… je n'arrive plus à apprécier quoi que ce soit… j'ai mal … pourquoi j'ai si mal ? Je n'ai fait que te suivre… Comment fais-tu pour le vivre si bien ? Pourquoi je n'y arrive pas moi ? ... J'ai besoin de te revoir, j'ai envie de te revoir… Est-ce si mal ? En tout cas ça me fait mal … trop mal... »
Il est tiraillé entre une honte et un dégoût de lui-même sans précédent, et l'envie irrésistible de retrouver Yann chaque nuit pour revivre ces sensations enivrantes qu’il lui avait fait découvrir. Il ne le réalise pas encore, mais ce qu'il cherche désespérément, c'est la joie et le besoin de retrouver un plaisir qui lui manquent tant dans son quotidien devenu si pénible.
Dès ce moment, Loan n’a plus été capable de prononcer deux mots pourtant si simples dans une famille : Maman et Papa.
Il se punit lui-même, écrasé par le poids du jugement de la société et des valeurs inculquées par la religion qui l'ont façonnée. Il se voit comme un pervers. Il ne veut pas que la honte qu’il porte entache ceux qu’il aime le plus au monde : sa famille, ses parents.
Alors, Loan prend une décision unilatérale : il n’est plus leur enfant. Il ne mérite pas ce rôle. Il réduit ses interactions avec eux au strict minimum, détruisant peu à peu tout ce qu’ils avaient construit ensemble.
Chaque jour, il s’éloigne davantage, devenant un être timide, introverti, profondément malheureux à l'extérieur, et un monstre, un enfant agressif, repoussant toute forme d'affection dans le cocon familial qui n'en a plus que le nom.
C'est pire encore. Il voit le mal qu'il leur fait et cela l'accable même si les apparences tendent à démontrer le contraire.
Il se perd dans des pensées de rejet, d’isolement, se convaincant qu’il doit être seul, à l'écart, pour ne pas contaminer ceux qu'il aime. Il se met à imaginer des histoires, des mondes lointains où il pourrait disparaître. Il voudrait tant pouvoir disparaître pour échapper à ce fardeau, s'en aller loin de la honte et du désespoir qui l’écrasent.
Des extraterrestres scrutent la Terre à la recherche de cobayes, et Loan est persuadé qu’ils vont l’emmener. Cette idée l’effraie terriblement. Perdu dans ses pensées, convaincu d’être devenu un sale type obsédé par une seule chose — le sexe avec un autre garçon —, il s’imagine que ces êtres venus d’ailleurs traquent des gens comme lui pour débarrasser la Terre de ses habitants les plus immoraux.
Dans son imagination débordante, ces extraterrestres ont besoin de l’étudier, et cela se passe aux toilettes, là où ses atouts masculins sont à découvert. Un rituel étrange et angoissant se met alors en place. Chaque fois qu’il se rend aux toilettes, Loan pleure de peur, seul, les doigts crispés sur l’interrupteur, convaincu que c’est son dernier rempart contre leur surveillance.
Il s’invente des scénarios, tous plus tordus les uns que les autres. Si la lumière reste allumée, les extraterrestres peuvent le voir et le capturer. Mais s’il l’éteint, ils perdent momentanément sa trace. Alors, il joue un jeu frénétique avec l’interrupteur : éteindre pour leur échapper, rallumer pour les éblouir, les piéger dans leur supposée vision nocturne. Il a l’impression de ressentir précisément le moment où il faut agir, comme si un instinct intérieur le guidait dans cette lutte imaginaire.
À chaque sortie des toilettes, c’est une victoire. Loan est rescapé, une fois de plus. « Ils ne me voient pas, je suis encore là, je ne suis pas encore découvert », se dit-il, mais au fond, il sait que le pire est déjà là : dans son esprit, dans son cœur. Il a échappé mais pourquoi ? Pourquoi ne les a-t-il pas laissé l'emmener ?
Chaque fois c'est la même chose, le même dégoût qui lui revient. Dans le silence, ses pensées s’emballent : « Je suis devenu un pervers. La honte, la peur de ce que je suis… je ne peux être ce pédé, je ne veux pas. » Il se sent pris au piège dans un corps qui, à ses yeux, porte une culpabilité qu’il ne sait pas comment gérer. Cette révélation forcée de son identité, qu’il ne comprend pas, est un fardeau insupportable qu’il doit porter seul, parce qu’il n’a personne à qui en parler.
Heureusement pour lui, à neuf ans, il n'avait encore pas été confronté à des évènements tragiques. Il n'a pas idée de ce qu'est un suicide. Sinon, je n'ose y penser...
Loan, pauvre petit être si fragile et si sensible. Qu'est-il advenu de toi ? C'est horrible et tellement injuste.
À seulement neuf ans, tu n'étais pas armé pour affronter seul des questions si existentielles.
Loan n'aurait pas dû éprouver une telle honte, une telle culpabilité. Il n'a rien fait de mal.
Mais le poids des normes, tel un manteau bien trop lourd pour ses jeunes épaules, s'est abattu sur ce pauvre Loan. Il l'a enveloppé d'une tristesse froide, lui murmurant à l'oreille qu'il n'était pas comme il fallait. Ces règles invisibles, comme des liens serrés autour de son petit cou, l'ont empêché de respirer librement et ont sali son innocence.
Il ne s'agit pas d'une simple règle, mais d'une gangue étouffante qui a emprisonné sa joie, sa spontanéité et même les larmes qui auraient pu le soulager, les transformant en une douleur sourde dans son petit cœur immaculé.
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