Le Poids du Silence – L'isolement de Loan.
Il devient invisible. À l’école, il évite les regards, se fait discret. Mais Alex, qui l’a toujours observé avec jalousie, n’a pas manqué de remarquer ce changement. Loan est soudain une proie facile. Les insultes commencent, des paroles crues qui s’abattent sur lui. Loan, pensant mériter toute cette haine, se ferme mais ne se rebelle pas. Il n’ose rien dire, parce qu’au fond, il sent que ce déferlement de colère n'est que le reflet de ce qu'il pense de lui-même. Abjecte. Sale. Un être détestable.
Les railleries, les coups, les crachats s’intensifient. Loan encaisse tout en silence. Il aurait pu réagir, mais il n’est plus capable de se défendre. Chaque jour devient un défi insurmontable. Le soir, il rentre chez lui, se débarrassant de son sac d’école avec violence, le jetant avec rage au sol, comme pour se débarrasser de cette journée qui ne veut pas se terminer. Mais ce n’est pas si simple. Une fois dans sa chambre, il se réfugie dans les toilettes, seul avec ses larmes. Le silence de la pièce, l’isolement sont les seules choses qui apaisent un peu la douleur.
Il se répète à lui-même que tout cela fait partie de son épreuve, qu’il doit être fort, qu’il doit endurer. « C’est mon chemin de croix. Dieu met à l’épreuve les âmes comme la mienne. » Il s’accroche à cette idée comme à une bouée de sauvetage, pensant que peut-être, un jour, les choses s’amélioreront.
Au sein du scoutisme, un autre domaine de sa vie qu’il aime tant, il choisit finalement de partir. Alex et sa cruauté ne le laisseront jamais tranquille. Ses encadrants, inquiets, ont remarqué son changement. Ils ont tenté de lui tendre une main, de lui offrir une oreille attentive. Mais Loan a érigé un mur. Il ne veut rien dire. Il est à quelques cheveux de craquer, de révéler son mal-être mais c'est la fin du rendez-vous et les moniteurs n'ont pas réussi à sentir qu'il fallait encore insister pour lui offrir la délivrance qu'il mérite pourtant.
Même le prêtre, qui l’avait toujours guidé avec bienveillance, avait perçu sa souffrance. Il propose à Loan d'entrer au séminaire, pensant peut-être qu’une séparation de la société, une vie plus spirituelle, pourrait l’aider. Mais tout ce qu’il obtient en retour est le silence. Loan ne veut plus de cette aide et s'obstine à porter seul son lourd secret.
Ils ont tous vu juste, tous compris que Loan est en souffrance, qu'il est une âme en peine et qu'il mérite de l'aide mais sans comprendre vraiment son mal-être profond. Face à son refus et son silence, beaucoup ont pourtant fini par l'abandonner. Il est impossible à la plupart des hommes de tendre éternellement la main à celui qui ne veut la saisir…
Quant au prêtre, qui lui n'aurait pas lâché, car c'est son rôle, son sacerdoce, c'est Dieu qui l'a rappelé auprès de lui… Quelques semaines après, alors que le prêtre persistait à vouloir lui apporter une forme de soutien, Loan reçoit une nouvelle qui fait basculer encore plus sa vie. Le prêtre décède subitement, laissant derrière lui un vide irréparable. Loan, déjà noyé dans ses tourments, se retrouve sans même cette dernière ancre d'espoir. Alors Loan est désormais seul, seul face à son dilemme, face à ses démons, enfermé dans son propre mal-être, avec ses pensées qui tournent en boucle. Il n’a plus aucun espoir de trouver une oreille à qui se confier. Il a perdu la capacité de se défendre, la capacité d’espérer. Son avenir semble de plus en plus incertain, et les rêves d’un jour retrouver la paix se dissipent à mesure que les jours passent.
Loan se sent perdu, englouti par un tourbillon de pensées et d'émotions qu'il n'est pas en mesure de comprendre ni de contrôler. L'innocence qu'il avait autrefois, cet éclat de vie qui le faisait rayonner, semble désormais appartenir à un autre lui, un autre temps. À neuf ans, il est déjà accablé par une honte trop lourde à porter pour un enfant, une honte qui le ronge chaque jour un peu plus. Tout ce qui lui semblait simple, naturel, est devenu un fardeau qu'il porte sans pouvoir l'alléger. Il se voit changé, il ne reconnaît plus cet enfant joyeux qu'il était. Il est devenu une ombre de lui-même, une silhouette floue, presque invisible dans son propre corps. Il est si perdu, et pourtant il attend toujours, espère un signe, une forme de délivrance qui ne vient jamais. Chaque jour, c’est la même souffrance, un cycle incessant de malaise et de confusion. Mais la nuit, c’est différent. La nuit, il s’échappe dans ses rêves, là où il pourrait enfin exister pleinement, là où il serait libre d’être lui-même, près de Yann, l’unique personne qui occupe toutes ses pensées nocturnes. Il l’aime en secret, il ne peut le dire à personne, mais dans ses rêves, tout est possible.
Loan reverra Yann à deux reprises.
Yann viendra dormir chez lui, un geste presque formel, comme pour rendre l’invitation de Loan. Pour Loan, chaque instant devient lourd de sens, chaque regard, chaque geste, chaque parole, tout semble si significatif. La question qui le ronge est simple : « Yann partage-t-il mes sentiments ? Ma différence ? » Il attend, espère un geste, un signe qui lui dirait que ce qu’il ressent n’est pas une erreur, qu’il n’est pas seul dans ce tourbillon d’émotions qui le dévore. Mais jusqu’au coucher, rien, rien n’indique que Yann puisse voir les choses autrement. Loan se retrouve à espérer que la nuit, comme chez Yann, sera la complice de son désir. Il espère que dans l’intimité de l’obscurité, leur connexion se manifestera, qu’il pourra enfin partager cette communion de corps et d’âmes qu’il cherche désespérément. Il fait des sous-entendus, comme une invitation à franchir cette frontière invisible, mais Yann ne semble pas perturbé. Au contraire, avec une confiance qui semble si naturelle, Yann répond à ses attentes, sans hésitation. Comblé, Loan s'endort prêt de son ami, le seul qui peut le comprendre. Pourtant encore une fois, le jeu a dû être le prétexte comme s'il ne pouvait pas simplement en être ainsi, comme si il fallait masqué ce péché pour ne pas s'y brûler. Il est là, avec Yann, le seul qui puisse le comprendre, mais même dans cet instant de paix, la culpabilité s’installe. Ce geste, cette complicité, il les cache, comme un secret qu’il n’ose avouer.
Le matin suivant, tout reprend comme avant. Yann semble faire comme si rien n’avait changé, comme si cette nuit n’avait été qu’un épisode parmi tant d’autres. Il ne montre aucun signe de gêne, pas la moindre trace de culpabilité, rien qui trahisse ce qu’ils ont partagé. Et pour Loan, c’est comme un coup de poignard. Une fois de plus, il est confronté à sa propre honte. Qu’il se réveille d'une nuit passée près de Yann, que ce soit dans ses rêves ou dans la réalité, la culpabilité est toujours là, insidieuse. La honte le happe, l’accable, il ne peut se débarrasser de ce poids qui l’écrase. Ce qu’il a vécu avec Yann, ce qu’il ressent, tout cela le dégoûte, mais il ne sait pas comment se défaire de ces désirs qu’il porte en lui. Il se sent prisonnier de son propre corps, de ses émotions, comme un étranger à lui-même, enfermé dans un monde où il ne peut être libre d’aimer. La culpabilité et le dégoût, l’un comme l’autre, l’assaillent sans relâche.
La dernière fois qu’il verra Yann, ce sera chez la grand-mère de ce dernier. Tout se passe comme d’habitude, sauf qu’à onze ans, les choses changent. L’adolescence approche, et avec elle, les premiers signes de la puberté. Les corps se transforment, et le besoin d’un flirt, d’un contact plus profond, devient irrépressible. Loan ressent ce besoin, cette soif de connexion, mais pas celle d’un simple jeu d’enfant. Il veut plus. Il veut que Yann lui parle vraiment, qu’il lui montre qu’il est capable de voir au-delà des apparences. Il veut que Yann partage cette complicité sincère, cet amour qu’il garde enfermé en lui.
Mais, maladroitement, Loan gâchera tout. Il mettra un terme à la légèreté de leur relation, vexant Yann sans le vouloir.
Ce dernier recommence à parler de jeu, alors Loan agacé, se met à faire le bruit de la mouche avec sa bouche :
— Bzzzzt, bzzzzt, ...
— Arrête, putain tu m'énerves là !
— Tu parles aux mouches toi maintenant ?
— T'es vraiment pas marrant, arrête où je me barre.
— Bzzzzt, Bzzzzt, ...
Yann, déstabilisé, ira dormir dans le canapé du salon, laissant Loan dans l’attente, seul avec ses pensées. Il attendra le retour de l’être aimé, espérant encore une reconnaissance de ce qu’il ressent au fond de lui. Mais Yann ne reviendra pas. Et Loan, conscient d'avoir été trop loin, n'ose pas aller le retrouver.
Loan, épuisé, finira par s’endormir, une fois de plus seul, définitivement seul. Ce sera la dernière fois qu’ils se verront, la fin d’un chapitre douloureux et le début d'un autre encore plus insupportable.
Le collège marquera un tournant dans la vie de Loan, celui de l’apothéose de son harcèlement. Alex, devenu un persécuteur acharné, ne cessera de le traquer. Il réussira à retourner chaque camarade de Loan contre lui, les manipulant habilement pour qu’ils participent à son jeu cruel.
Loan, impuissant, encaissera les insultes, les moqueries, et les coups sans broncher.
Yann est loin désormais, et Loan, abandonné à sa solitude, se réfugie dans ses rêveries secrètes, tombant amoureux en silence de chaque garçon qu’il trouve mignon. Mais il garde tout pour lui, il ne peut pas briser le tabou. C’est interdit, et il ne pourrait jamais assumer ce qu’il ressent. Cette vérité le maintient dans un état de confusion permanente, une lutte entre ses désirs et la réalité de ce qu’il perçoit comme un interdit absolu.
La nuit, inlassablement, Loan s'invente des histoires, mille et une façon de reconquérir Yann. Il imagine lui faire parvenir une lettre de ravisseurs chez sa grand-mère. Dans cette lettre, ils lui ordonnent de descendre dans le local à vélos de l'immeuble au sous-sol. Là, Loan se serait lier les pieds et les mains sur une chaise, où il attendrait, presque nus, l'arrivée de Yann pour le délivrer. Mais à ces côtés une autre lettre à son attention serait posée sur Loan. Dans cette lettre, des menaces sur leurs vies lui indiquant qu'il est surveillé, qu'il doit exécuter chaque consigne de la lettre pour se sauver, lui et son ami… La lettre lui impose de commencer par un baiser. Loan fait semblant d'être terrorisé et lui dit :
— Vas-y, fais le. On n'a pas le choix. Ces gars ne rigole pas.
— Désolé, Loan, je n'ai pas le choix…
Il l'embrasse, Loan prend un plaisir immense dans l'instant. Quand Yann se recule, il feint le dégoût pour jouer subtilement son rôle de victime. Alors Yann, lis la consigne suivante, il doit se dévêtir, complètement et s'offrir à son ami…
Loan fantasme ainsi, chaque nuit, il ne vit plus qu'à travers ses rêves, les journées sont une horreur à vivre, une douleur insupportable l'habite jusqu'à son coucher où il reprend une autre histoire, un autre stratagème pour ramener Yann dans ses bras. Il n'en peut plus, vivre ainsi par procuration ne suffit pas à remplir l'âme d'un adolescent.
Il a besoin de réalité, il a besoin d'éprouver ses sentiments, de sentir qu'il vit. Mais la vie le lui refuse, il se l'interdit. Il ne sait même pas où habite Yann, ni même dans quelle bahut privé il apprend...
Le harcèlement qu’il subit semble parfois léger, presque secondaire, comparé à ce qu’il garde enfoui au fond de lui. On se moque de lui pour sa bonne performance à l’école, pour ses cheveux roux, pour sa grande taille, pour le fait qu'il a passé ses journées d'été à l'ombre d'une passoire. Il est l’objet de railleries sur des aspects superficiels de sa personnalité et de son apparence, des choses qu’il peut endurer sans se briser totalement.
Ces attaques, bien que cruelles, ne touchent pas ce qu’il y a de plus profond en lui.
Elles représentent un poids, un fardeau qui l’accompagne jour après jour, et qui l’empêche de vivre pleinement ce qu’il ressent au fond de son cœur. Il sait que si jamais les attaques dérivaient sur ce sujet, il ne pourrait plus supporter. Il traverse cette période avec la résilience d’un enfant qui sait qu’il n’a d’autre choix que d’encaisser. Et au fond de lui, quelque chose de précieux se brise à chaque insulte, à chaque regard haineux. Il avance, mais à quel prix ?
Loan est tiraillé par une souffrance qu’il n’a même pas les mots pour décrire.
Tandis que ses camarades s’aventurent dans des relations adolescentes avec leurs copines, lui, spectateur silencieux, ne peut que nourrir une frustration immense. Ce qu’il ressent pour un autre garçon est bien plus complexe que tout ce qu’il a vu autour de lui. Il le sait : oser franchir ce seuil, risquer de montrer ses sentiments, pourrait signifier pour lui une humiliation sans fin. S’il se faisait rejeter, ce ne serait pas simplement le rejet de ses performances, mais un rejet plus cruel, plus vicieux, un harcèlement encore plus féroce, plus insidieux, qui l’achèverait à coup sûr.
Alors Loan se protège. Il se cache, se contente de vivre dans l’ombre de ses désirs, étouffant ses envies d’amour dans une cage invisible. Plus il se cache, plus la douleur grandit en lui. C’est une souffrance qui le ronge lentement, qu’il doit apprendre à dissimuler, à dissimuler même à lui-même.
Parfois, l’envie de tout quitter devient irrésistible, de fuir dans un autre monde, un endroit où il pourrait enfin être accepté tel qu’il est, sans honte ni peur. Un monde où il pourrait vivre librement ses émotions, où il pourrait tenir la main de celui qu’il aime, sans risquer de perdre sa place parmi ses camarades.
Oui mais voilà, ce monde n'existe pas. Soit il trouve la force de lutter dans ce monde cruel à ses yeux, soit il le quitte sans aucun espoir de retour pour mettre un terme définitif à ses souffrances.
Et c’est cette vérité qui le frappe chaque matin, au réveil, lorsqu’il quitte l’univers onirique où il est libre d'être et où tout est si simple. Là-bas, dans ses rêves, il est quelqu’un d’autre : quelqu’un de désiré, d’aimé, sans la peur constante du rejet. Mais ce monde n’est qu’un mirage, et chaque réveil devient une chute brutale dans la réalité, une réalité qu’il sait impossible à fuir.
Soit il accepte de l’affronter, soit il disparaît. Ce dilemme le hante. Chaque jour, il se pose cette question : rester ou partir. Quand il pèse dans la balance de son cœur les arguments pour l’une ou l’autre des options, le constat est alarmant : tout le pousse à partir, seul la peine infligée à ses parents le retient.
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