Au bout du bout...
La vie de Loan au collège est donc une succession de batailles, toutes perdues.
Trouver sa place dans une société où le rejet des homosexuels est omniprésent, s’accepter dans un environnement si chargé de haine, échapper à la vindicte publique et aux persécutions de ses bourreaux…
Il tente de maintenir un équilibre précaire, non pas pour lui, mais pour ses parents.
Parfois, quand l’idée de se jeter sous les roues des camions qui filent à vive allure sur les boulevards s’impose à son esprit, Loan écrit une lettre. Dans cette lettre, Loan s’adresse à ses parents avec une sincérité brute, chaque mot chargé d’un poids qu’il n’a jamais pu partager.
« Papa, Maman,
Je suis désolé. Désolé de ne pas avoir été le fils que vous auriez voulu, que vous auriez dû avoir. Vous m’avez donné tellement d’amour, et moi, je n’ai su que vous mentir, vous cacher ma douleur. Je voulais être fort, mais je suis faible… tellement faible. »
Les mots tremblent sous sa plume, tachés par les larmes qui coulent sans retenue.
« Je n’ai jamais eu le courage de venir vous parler. Je voulais tellement vous dire ce que j’endure, mais à chaque fois, la honte m’étouffe. Ce que Yann m’a fait… je ne peux même pas trouver les mots pour le décrire. Ça m’a brisé, maman. Papa, je ne suis plus moi. Je me sens sale, abîmé, cassé. »
Ses mains tremblent alors qu’il poursuit, laissant jaillir tout ce qu’il a retenu trop longtemps.
« Alex, Antoine et Thierry… Vous vous souvenez d’eux ? Mes amis, mes frères d’avant… Aujourd’hui, ce sont eux qui m’écrasent. Chaque jour. Chaque couloir du collège est un piège tendu par leurs rires. "Asperge", "grand con", "tronche de carotte", "chouchou des profs", ils n’arrêtent jamais. Ils disent que je suis moche, que je n’ai pas d’amis parce que je suis un intello prétentieux, parce que je suis nul. »
Il s’arrête un instant, revoyant leurs regards pleins de mépris, et le rire cruel qui résonne encore dans ses oreilles.
« L’autre jour, Antoine a piétiné mes affaires juste pour me voir les ramasser. Et Alex… il m’a tendu un piège. Derrière le collège, ils m’attendaient, cinq garçons que je croyais connaître. Ils m’ont frappé, papa. Ils m’ont jeté à terre et craché dessus pendant que je pleurais. Et Thierry… Thierry passe son temps à inventer des histoires sur moi, à me faire passer pour un menteur, un traître. Hier, une fille de troisième m’a giflé devant tout le monde parce qu’il lui avait dit que je parlais sur elle. Et ils riaient tous… Maman, papa, leurs rires, je les entends encore... »
Il se mord la lèvre, incapable d’effacer ces images, ces blessures invisibles qui saignent en silence.
« J’aimerais me défendre, mais je n’y arrive pas. Je suis seul. Ils sont partout. Je vis avec cette peur, tout le temps. Et je rentre à la maison avec des bleus que je cache sous mes vêtements, mais les pires sont ceux qu’on ne voit pas. Ceux-là, maman… papa… ils me détruisent. »
Le papier se froisse sous ses doigts, mais il continue, ses larmes tachant parfois l’encre.
« Chaque matin, je me lève en me demandant si je vais tenir encore une journée. Mais je n’en peux plus. Je me brise un peu plus chaque soir, et je suis désolé. Désolé de vous infliger ça. Désolé de ne pas avoir la force de continuer. J’aimerais être fort, mais je ne peux pas. Je n’ai plus d’espoir. »
Il termine avec ces mots, lourds d’amour et de désespoir :
« Je vous aime. Tellement. Mais je ne sais plus comment vivre. Ce n’est pas votre faute, ce n’est pas votre échec. Vous avez tout fait pour moi. Mais moi… je suis cassé. Alors s’il vous plaît, ne regrettez rien. Ce n’est pas de votre faute. Ce n’est la faute de personne… »
Après avoir déposé cette lettre, Loan quitte la maison avec la ferme intention de ne jamais revenir. Il s’assoit sur un banc, face au boulevard, et observe les véhicules qui défilent à toute vitesse, sans toutefois les voir. Les larmes coulent librement sur son visage, reflet du chaos qui l’habite. Seul, écrasé par l’intensité de ses émotions, Loan hurle sa douleur. Ses cris se perdent dans le vacarme du trafic, comme si la ville, indifférente, refusait de l’entendre. Mais cette fois, il ne peut plus se contenir. Les mots jaillissent, bruts, désordonnés, empreints d’une souffrance si vive qu’elle semble transpercer l’air.
— Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? crie-t-il, la voix tremblante, brisée par les sanglots.
Ses poings s’abattent sur ses cuisses, impuissants.
— Je voulais juste être comme tout le monde ! Juste qu’on me laisse vivre !
Il se redresse, les yeux rougis levés vers le ciel.
— J’ai jamais demandé ça… jamais ! Pourquoi ça fait si mal ? Pourquoi vous me faites ça ?
Sa gorge se serre, mais les mots continuent de sortir, comme s’ils étaient la seule façon de survivre à l’instant.
— J’en peux plus… Je veux que ça s’arrête… Je vous en supplie !
Sa voix se brise, et il murmure presque, comme un enfant perdu :
— Ça fait trop mal… trop…
Il enfouit son visage dans ses mains, mais soudain, il relève la tête, ses yeux cherchant quelque chose, n’importe quoi, au-delà des nuages.
— Laissez-moi partir ! Je vous en supplie… laissez-moi vous rejoindre ! implore-t-il, son appel se mélangeant au bruit des moteurs.
— Si je suis si sale, si je suis si indigne… pourquoi vous me gardez ici ? Pourquoi vous ne m’aidez pas ?
Sa voix s’élève à nouveau, chargée de désespoir et de colère :
— Répondez-moi ! Pourquoi ? Pourquoi vous me faites ça ? J’ai rien fait de mal ! Rien !
Il s’effondre, son corps secoué de sanglots incontrôlables. Chaque larme, chaque mot semble vider un peu plus de lui, comme si son âme - enfin ce qu'il en reste - se brisait sous le poids de son fardeau.
— Si je dois partir… alors aidez-moi… Aidez-moi, je vous en supplie… murmure-t-il enfin, sa voix n’étant plus qu’un souffle.
Il finit par se lever, hésitant, et avance jusqu’au bord du trottoir. Fermant les yeux, il murmure à voix basse, avec une haine viscérale pour lui-même :
— Alors, tu te dégonfles ? T’as pas le cran. T’es comme ils disent, une fiotte, un pédé, même pas foutu d’aller jusqu’au bout.
Ces mots, emprunts de mépris, résonnent dans son esprit. Mais lorsqu’il sent le vide si proche, son cœur s’affole. Terrifié, il recule d’un pas et s’effondre à nouveau sur le banc. Il cache son visage dans ses mains, brisé, suppliant silencieusement qu’on lui donne la force d’en finir. Il ne trouve aucun plaisir dans cette vie. Pourtant, l’image de ses parents, effondrés par la perte de leur enfant, le hante et le pétrifie. Cette pensée le retient, encore et encore. Pas aujourd’hui. Pas encore.
Loan se lève, submergé par une angoisse soudaine :
Et si quelqu’un trouvait ma lettre ?
Il rentre chez lui en hâte. Et les fois suivantes – car il y en aura d’autres – il gardera cette lettre sur lui. Il tentera encore, depuis un pont ou en s’étouffant avec un sac plastique.
Chaque tentative sera avortée, et toujours il continuera à lutter.
Chaque jour, il survit, accroché à ce qu’il refuse de reconnaître : l’amour de ses parents. Même perçu comme distant et inaccessible, cet amour est la seule chose qui l’empêche de leur infliger davantage de souffrance.
Loan se trouve faible. Il s’accable de reproches, se juge lâche. Pourtant, il fait preuve d’une force et d’une résilience extraordinaires. Seul, sans personne à qui parler, il supporte les insultes, les coups, les crachats. Chaque humiliation est une blessure de plus, mais il tient. Contre tout et contre tous, il tient.
Une question, cependant, le tourmente sans répit :
Est-il préférable pour des parents de pleurer la perte de leur enfant ou de subir son rejet ?
S’il trouvait une réponse à cette question, il partirait. Mais il ne sait pas. Alors il reste. Et malgré tout, un espoir, infime et intangible, persiste en lui. Il n’arrive pas à l’imaginer, pas à l’identifier, mais il s’y accroche. Il se convainc qu’un jour, peut-être, il pourra expliquer son comportement, demander pardon, reconstruire quelque chose avec ses parents. Peut-être. Un jour. Et à cet espoir, il s’attache, comme à une bouée au milieu d’un océan de désespoir...
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