Et, ça continue...
Un jour, Cédric, un gars de sa classe, vient trouver Loan dans la cour, le visage fermé et les poings serrés.
— Alors, c’est toi qui m’a traité de gros patapouf ? lâche-t-il, sa voix résonnant au milieu des élèves. Loan reste interdit. Lui, se moquer de Cédric ? Jamais. Chaque jour, il encaisse assez d’insultes pour savoir à quel point elles peuvent blesser. Mais les rires autour d’eux l’écrasent. Thierry, à quelques pas, arbore un sourire carnassier. Loan comprend : c’est encore une de ses manipulations.
Cédric, poussé par la pression du groupe, insiste :
— Tu crois que je vais laisser passer ça ? Rendez-vous à la sortie, on règle ça en face à face.
Loan hésite. S’il refuse, ce sera pire. Il entend déjà les ricanements, les voix moqueuses : « Poule mouillée », « Dégonflé ». Mais s’il accepte… il devra affronter Cédric, un camarade qu’il ne veut pas blesser et qu’il n’a jamais voulu offenser.
La sonnerie retentit. Le cœur lourd, Loan se rend à la sortie, où une foule d’élèves s’amasse, avide de spectacle. Thierry s’improvise arbitre avec une arrogance insupportable.
— Allez, reculez-vous là-bas, qu’on soit tranquilles ! ordonne Thierry en désignant un coin à l’écart.
Loan, résigné, se dirige vers le lieu désigné. Avant qu’il ne puisse dire un mot, Cédric le frappe violemment dans le dos, sans prévenir. Loan chancelle, son sac tombe à terre. Il se retourne vivement, les poings serrés, le regard brûlant de colère. Cédric recule instinctivement. Mais Loan inspire profondément.
Il se redresse, relâche ses poings, et une étrange sérénité l’envahit. Thierry, frustré, commence à haranguer les deux garçons.
— Qu’est-ce que t’attends, Loan ? Vas-y, défends-toi ! Fais pas ta lopette ! Et toi, Cédric, profite pour le mettre à terre.
Loan ferme les yeux une fraction de seconde. La petite voix de son catéchisme lui revient : Si on te frappe la joue gauche, tends la droite.
Il reste immobile. Cédric, galvanisé par les encouragements de Thierry et des autres, le frappe de toutes ses forces au visage. Loan vacille, mais il ne bronche pas. Il se laisse frapper encore et encore, sans répliquer, sans protester. Les coups pleuvent, mais Loan est ailleurs, imperméable à la douleur physique.
Thierry s’approche, hurlant :
— Défends-toi, espèce de minable ! Il te met une raclée, t’as pas honte ?!
Loan ne répond pas. Il n’a rien contre Cédric. Il sait que tout cela est orchestré par Thierry, que Cédric n’est qu’un pion manipulé par la cruauté de l’autre. Alors il endure, le regard fixe, attendant que cela se termine.
Les rires autour de lui sont plus cinglants que les coups. Ils l’écrasent. C’est leur jugement qui lui fait le plus mal, ces moqueries qui le hanteront encore demain. Les coups, eux, ne sont rien. Il ne les sent même pas.
Quand enfin Cédric s’épuise, Loan ramasse son sac sans un mot et s’éloigne, les épaules lourdes. Le pire reste à venir : le poids des regards, des murmures, des sourires narquois qu’il affrontera encore le lendemain.
Un autre jour, Alex, avec la complicité de Thierry et Antoine, met en place un code de langage qu’ils utilisent pour s’isoler de Loan tout en l’humiliant. Le code est simple mais diaboliquement efficace : il suffit d’intercaler entre chaque syllabe le son f, suivi de la voyelle précédente. « Regarde l’autre imbécile qui se sent exclu » devient alors : refegarfadefe l’aufotrefe imfinbéfécifilefe quifi sefe sentfent exfèclufu.
Avec un entraînement assidu, ils maîtrisent bientôt ce langage secret. Ils l’utilisent avec une fluidité déconcertante, leurs phrases déformées fusant à toute vitesse comme une seconde langue qu’eux seuls comprennent.
Loan, lui, se tient au milieu, perdu. Un sentiment d'inconfort le gagne. Il ne sait comment réagir. Il entend leurs rires, leurs regards complices échappant à tout décryptage. Chaque mot est une barrière de plus qui l’exclut. Ce langage, pensé pour qu’il ne puisse jamais en faire partie, devient l’arme ultime. Loan se tait, les poings serrés dans ses poches, trop fier pour leur demander de traduire, trop blessé pour faire semblant que cela ne l’atteint pas. Il cherche désespérément comment quitter le groupe sans perdre la face, alors il reste et se décompose à l'intérieur de plus en plus. Les sourires laissent placent à de léger rictus, et, une fois de plus les larmes sont retenues de justesse.
C’est lourd, terriblement lourd pour un adolescent de onze ans. Ces garçons, ses amis d’hier, s’amusent maintenant à inventer chaque jour une nouvelle façon de l’exclure, une nouvelle manière de piétiner ce qu’il reste de sa dignité.
Il observe Alex, Antoine et Thierry rire ensemble, se renvoyant des phrases codées qu’il ne comprendra jamais. Ce qu’il entend n’est pas qu’un charabia incompréhensible ; c’est la preuve que ce groupe auquel il appartenait, ce lien qu’il croyait incassable, lui échappe. Pire : il se retourne contre lui.
Loan sent sa gorge gratter puis se nouer. Cette haine renouvelée chaque jour, ces humiliations déguisées en jeux, ces rituels cruels qui semblent ne jamais s’épuiser… Tout cela pèse sur ses épaules d’enfant. Il finit par baisser les yeux, une boule au ventre, et se demande ce qu’il a fait pour mériter ça.
Un lundi matin, alors que Loan traîne son sac dans la cour du collège, Alex s’approche de lui avec un sourire feint, emprunt d’une fausse camaraderie.
— Salut Loan ! commence-t-il, le ton léger. Tu sais pas ce que t’as raté ce week-end…
Loan relève les yeux, surpris par cet élan soudain. Mais il comprend vite. Alex commence à décrire en détails le week-end passé avec Antoine et Thierry, dans la grande maison de campagne d’Antoine.
— Franchement, c’était génial. Y’avait un lac juste à côté, on a fait du canoë, et puis samedi soir, Antoine a sorti sa console… On s’est éclatés comme des fous !
Loan reste silencieux, mais chaque mot de cette description lui transperce le cœur. Autrefois, il aurait fait partie de ce voyage. Il aurait ri avec eux, partagé ces moments. Ces souvenirs qu’Alex évoque auraient pu être les siens... auraient pu...
Mais Alex n’en reste pas là. Il en rajoute, avec un sadisme calculé.
— Dommage qu’Antoine ne t’ait pas invité…
Puis un peu plus loin :
— Si tu n’étais pas en froid avec nous, t’aurais sûrement pu venir.
Ces mots frappent Loan de plein fouet, comme autant de coups invisibles. Il détourne le regard, incapable de répondre, ses doigts se crispant autour de la lanière de son sac.
Alex continue, implacable, détaillant les anecdotes du week-end avec une exagération presque théâtrale. Chaque ricanement, chaque souvenir partagé agit comme une lame, tournant dans la plaie béante de l’exclusion de Loan.
Loan encaisse, immobile, le visage figé dans une expression neutre qu’il s’efforce de maintenir. Mais à l’intérieur, tout s’effondre. Il aurait tellement aimé être là, retrouver un peu de cette complicité qu’il pensait autrefois indestructible.
Et pourtant, Loan comprend. Cette scène n’est qu’un nouveau jeu cruel, une pièce minutieusement orchestrée par Alex pour blesser. Il ne raconte pas tout cela par envie de partager, mais pour enfoncer davantage le couteau dans la plaie. Pour rappeler à Loan, une fois de plus, qu’il est dehors, qu’il n’appartient plus à leur monde.
— Oh, tiens, voilà mes potes qui arrivent ! lance Alex avec une légèreté feinte, un sourire moqueur étirant ses lèvres. Puis, avec un regard appuyé qui transperce Loan :
— Désolé, hein. Moi, je vais les retrouver.
Ces derniers mots, volontairement accentués, tombent comme un couperet. Loan n’a pas besoin d’une autre claque pour sentir l’écart béant qui s’est creusé entre eux.
Alex s’éloigne sans se retourner, rejoignant Antoine et Thierry dans un éclat de rires complices. Loan reste là, seul, figé au milieu de la cour. Ses épaules s’affaissent légèrement sous le poids d’une humiliation qui, bien que subtile, est dévastatrice.
Il inspire profondément, luttant pour refouler les larmes qui embuent déjà ses yeux. Son cœur est lourd, battant douloureusement dans sa poitrine. Il serre les dents, relève le menton, et s’efforce de marcher droit, même si chaque pas lui semble peser une tonne.
Mais à l’intérieur, il vacille. Au fond de lui, une certitude cruelle s’installe : il ne se remettra jamais de cette trahison.
Alex ne se contente pas de cette seule scène. Il répète ce cruel rituel, chaque fois avec plus de zèle, comme s’il cherchait à creuser un peu plus la solitude de Loan. Il raconte les après-midis d’anniversaire où Loan n’est jamais invité, les activités de scoutisme auxquelles ce dernier a dû renoncer à contrecœur pour échapper à la méchanceté d’Alex – méchanceté qu’il endure déjà bien assez au collège. Il évoque les sorties au cinéma, les après-midis à la piscine, les moments de camaraderie qu’ils partagent, en insistant sur l’absence de Loan. Tout ce qui peut raviver sa douleur semble devenir une source de plaisir malsain pour Alex.
Le plus cruel, c’est que Loan ne sait même pas pourquoi. Qu’a-t-il fait pour mériter un tel rejet ? Que lui reprochent-ils ? La réponse reste un mystère, et cette ignorance est une torture supplémentaire. Comment peut-il réparer ce qu’il ignore ?
Mais au fond de lui, Loan pressent une vérité plus sombre : tout a changé depuis Yann. Ce que Yann lui a volé l’a forcé à grandir trop vite, à porter un fardeau que personne ne devrait avoir à porter. Cette fracture en lui, invisible aux yeux des autres, semble pourtant être un aimant pour leur cruauté. Ses camarades, instinctivement, sentent cette faille. Ils ne comprennent pas son origine, mais ils perçoivent sa fragilité. Et dans leur monde cruel et sans pitié, Loan devient une proie facile.
Il ne demande jamais d’aide, ni aux adultes de la communauté éducative, ni à ses parents. Il reste seul avec sa souffrance, encaissant les coups – physiques et psychologiques – sans jamais riposter. Comment tient-il ? Cette question, même Loan ne peut y répondre. Mais lorsqu’on prend le temps d’y réfléchir, cela semble impensable. Combien auraient pu tenir aussi longtemps ?
Peu importe la réponse. Ce qui compte, c’est une autre question, bien plus essentielle et accablante : pourquoi tant de jeunes innocents, inoffensifs, si gentils, si humains, deviennent-ils des cibles ? Pourquoi tant d’êtres si fragiles et vulnérables sont-ils réduits à souffrir en silence, sous les coups répétés de leurs bourreaux ? Et surtout, pourquoi ceux qui sont censés protéger se font parfois complices, à l’image de ce monsieur Andrer, qui au lieu de tendre la main, enfonce encore davantage ?
Annotations
Versions