Emma

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Cinq heures, j’ai soif, j’étais dans un vaste désert de sable, les dunes s’étendaient vers ce paysage infini sans âme qui vive et aucun point d’eau à l’horizon. S’en était de trop pour mon inconscient qui m’a subitement réveillé pour fuir ce cauchemar. Alors, je cherche la bouteille d’eau à côté de moi, je tâtonne mais ne sens rien, je l’ai oublié hier soir dans ma kitchenette, et bien évidemment qui c’est qui va encore se lever pour la rapporter c’est moi, ce n’est pas elle. Ma moitié roupille profondément à mes côtés pendant que moi je suis partagée entre le réveil et le sommeil et me lève pour m’hydrater le corps et l’esprit sans doute. Je me dirige tel un zombi jusqu’au mini-frigo, toujours les yeux pleins de sables et ouvre ce petit ventre bien frais avec une bouteille de lait, d’eau, deux sandwiches et un camembert presque achevé. Je récupère machinalement la bouteille et la ramène dans la chambre, je bois presque la moitié, l’eau me remplit le corps, elle revigore mon âme. Puis, je me couche à nouveau mais ne trouve plus le sommeil, mais je vois que je l’ai réveillé, elle s’éveille tout doucement et me regarde avec ses beaux yeux noisette à moitié ouvert car encore ensommeillés, puis ses cheveux bruns bouclés, en bataille, qui lui recouvrent tout son petit visage. Elle ne comprend pas pourquoi je suis déjà réveillée.

« J’ai eu soif, alors je me suis levée pour aller chercher à boire mais là je n’arrive plus à dormir, à chaque fois c’est pareil dès que je réactive mon cerveau, il ne parvient plus à se remettre en sommeil et vive l’insomnie !

- As-tu pris tes somnifères avant de t’endormir hier soir ?

- Bien-sûr ! Mais maintenant ça ne fait plus effet.

- Il faut que tu te recouches, ton cours ne commence qu’à 11h, et ce n’est pas comme si t’avais besoin de te préparer en avance pour te déplacer.

- Je voudrais bien, mais je n’y arrive pas, je pense à pleins de trucs…

- Tu penses à quoi ? »

J’aime beaucoup me confier à ma belle Emma, quel joli prénom n’empêche, il paraît que mes parents avaient hésité à m’appeler ainsi, mais finalement il fait office de second, la première place revient à Justine. Etymologie rapide de Justine, vient du latin « Justus » signifiant « qui respecte le droit », là-dessus mes parents ont visé juste car je respecte tout ce qui est dicté, ordonné et imposé. Notre cher président nous a dit « couvre-feu à 18h », depuis avec Emma nous faisons toujours nos courses en amont, vérifions tous les jours qu’il y a ce qu’il faut dans le frigo. Nous n’avons enfreint en aucun cas cette règle d’être cloîtré chez soi comme des animaux en cage de 18h jusqu’à 6h du mat’.

Et puis, mis à part enfreindre la loi pour de malheureuses courses je n’aurais aucune autre occasion d’être hors la loi puisque mes amis de la fac sont rentrés chez eux, ceux du lycée vivent à 3h de chez moi, ou même plus, et puis mes parents n’ont eu comme meilleure idée que d’aller faire un petit séjour à L.A pour une promo du livre de ma mère que je n’ai même pas lu, et bien sûr ils ne rentreront pas de sitôt. Emma ne rencontre pas ce type problème puisqu’elle n’est plus en étude, elle travaille, donc elle continue de voir ses collègues et amis. Quelle chance ! Malheureusement, tout le monde est parti car en plus d’être enfermés nous sommes interdits de séjour dans les locaux de l’enseignement supérieur, les cours se font tous à distance, sans aucune exception, donc à part des coucous à la caméra la vie sociale n’est plus vraiment d’actualité. Je suis la seule à être restée bien sagement sur le Havre en attendant que les choses bougent, mais la maladie ne partira pas comme ça, c’est un parasite qui dévore toute forme de vie sur cette planète dont on ne sait pas véritablement sa provenance, juste des rumeurs beaucoup de rumeurs. Au départ, je ne cessais de m’interroger sur comment nous avions pu en arriver à là, maintenant après un an de pandémie mondiale à alterner entre joie et dépression je ne me pose plus la question. Quand est-ce que l’on va pouvoir revivre ? C’est bien de ça qu’il est question, je me sens morte au plus profond de moi-même, mon corps fonctionne toujours je mange, je bois, je marche jusqu’à 18h, j’écoute, je note, je parle, mais je ne vis pas. Mon âme est morte, elle est foutue depuis que l’on m’a privé de danser, de chanter, d’aller rire devant une représentation théâtrale, de critiquer un film au cinéma, de partager tout cela avec les autres. Emma me fait de gros yeux lorsque je lui dis ça et me rappelle qu’on est tout de même au XXIe siècle, les appels vidéo ça existe, Netflix est devenu notre meilleur ami, et que l’on peut toujours danser et chanter à la maison comme des folles et rire aux éclats. Ce sont de bons moments je l’admets, mais ce sont de courts instants de bonheur qui s’évaporent lorsque tout redevient calme et ennuyant, lorsque la solitude repointe le bout de son nez.

« Bon, je vois que tu n’as plus du tout envie de dormir, je te propose un truc, on se mate la nouvelle série qui est sortie, tu sais la « Chronique de » je ne sais plus quoi ?

- Bridgerton ?

- Oui c’est ça ! On s’installe et on regarde ok ?

- OK ! »

Elle est tellement attentionnée envers moi, elle se soucis beaucoup de moi, me réconforte quand je suis au plus bas et trouve toujours des solutions à mes problèmes, pendant que moi je ne parviens plus à raisonner et préfère me lamenter des heures entières sur ma personne. Alors, je lance le « tou-doum » et m’installe auprès de ma tendre Emma.

Je suis au comble du désespoir, notre professeur a décrété qu’il serait bon aujourd’hui de rendre les notes du devoir maison d’histoire médiévale, c’était un commentaire composé qui traitait un document de notre fascicule du semestre, le sujet était sur l’un des nombreux capitulaires de notre bon vieux Charlemagne. Finalement, toutes ces fois où j’ai pu dire que je me sentais vidée de mon âme, agissant comme un automate, je n’ai jamais su réellement ce qui m’avais achevé à ce point. Et bien c’est le devoir, trois jours de ma misérable vie à passer en revue le texte, internet, le manuel, puis de nouveau le texte et internet. J’y ai laissé ma peau à faire ce foutu devoir sur un roi mort depuis des siècles et dont on a eu l’audace de dire qu’il a inventé l’école alors qu’il a juste demandé à établir des institutions pour apprendre à être un meilleur chrétien. Les noms et les notes défilent, je suis la dernière de la liste, non pas parce que mon nom de famille commence par un -Z mais plutôt la secrétaire a oublié, je dirais même omis de mettre mon nom sur la liste. Je patiente, et je patiente. Ah ! Le prof va bientôt arriver à mon nom. Plus qu’un. Mais… il m’a oublié !

« Monsieur ?

- Oui ?

- Vous m’avez oublié.

- Ah ! Quel est votre nom ?

- Lemaître Justine.

- Lemaître Justine… Ah oui ! Vous avez eu 6.

- D’accord, merci. »

Tant de travail pour un vieux 6/20, un chiffre que je déteste par-dessus tout et qui résume le travail monstrueux que j’ai fourni. Je ne peux pas y croire. Dorénavant, j’entends vaguement ce qu’il raconte, je m’en fiche ça ne m’intéresse plus, de toute manière je n’y arrive pas. Je suis nulle, une incapable qui pensais avoir fourni un travail en béton avec beaucoup d’arguments et d’exemples, mais en vérité je dis n’importe quoi, des âneries à gogo, sept pages de conneries. Je coupe le son de la visioconférence Zoom et attrape automatiquement le seul objet qui est ma portée, mon téléphone. Alors je surf sur les réseaux et voit des snaps de mes amis qui ont cours ou qui se réunissent puisqu’ils ne sont pas loin respectivement et peuvent ainsi s’amuser et partager leur joie et leurs fous rires. Je repose mon téléphone une nouvelle fois atteinte en plein cœur, je suis nulle et en plus de cela seule. J’entends la clé tourner dans la porte et relève ma tête du trou que je venais tout juste de creuser.

« Salut Juju !

- Salut !

Elle vient à moi et découvre mon état.

- Ça ne va pas juju ?

- Non pas trop, j’ai eu 6 à mon devoir maison d’histoire.

- Oh non ! Tu t’étais donné tant de mal à le faire ! Je suis dégoûtée pour toi.

Elle lâche toutes ses affaires, manteau, écharpe, sac à main, et vient s’asseoir délicatement à mes côtés.

- Moi aussi, je suis vraiment nulle.

- N’importe quoi ne dis pas ça ! Il t’a dit ce qui n’allait pas ?

- Non, il m’avait même oublié il est très vite passé à autre chose. Je suis insignifiante.

- Non tu n’es pas insignifiante, lui, c’est un blaireau qui explique mal ses cours, qui vous donne un sujet dont vous n’avez même pas la moitié du cours, il n’explique rien du tout. C’est juste un être antipathique qui récite un cours, note aléatoirement ses copies et ensuite balance les notes pour qu’il n’y ait pas à chaque cours un étudiant qui lui demande « monsieur vous avez corrigé le devoir maison ? » »

Je ris à son imitation, elle n’a pas tort, ses remarques sont justes, et de delà on se met à se moquer ensemble du prof, de son allure, de certains étudiants, surtout ceux qui mettent leur caméra, des fois je me demande si certains sont au courant qu’ils sont à la vue de 40 étudiants dont le blaireau. Avec Emma on décide de manger, il n’y a plus grand-chose dans le frigo à part deux sandwiches, il faudra retourner aux courses demain, ce soir des pâtes feront l’affaire. Aujourd’hui nous n’avons pas le temps, j’ai un second cours suite à celui-là et j’ai à regarder une pièce de théâtre conseillée par l’une de mes professeurs sur le replay de France TV, et puis Emma repart travailler jusqu’à ce soir.

« Dis-moi t’a eu des nouvelles de l’atelier d’écriture de demain ?

- Non pas encore, mais normalement c’est demain matin.

- Ça va te faire du bien de bouger un peu, voir du monde, et écrire surtout.

- Oui, bouger je le fais pour aller aux courses mais c’est vrai que voir du monde tout en écrivant c’est plaisant. »

L’écriture est une échappatoire pour moi, notamment la lecture, mais l’écriture est le moyen pour moi d’inventer une vie autre que la mienne, m’évader un petit instant de la pandémie et de la misère pour écrire une histoire sur des fées, ou un bon thriller bien flippant pour alléger ma conscience et me dire qu’il y a toujours pire que moi dans la vie. Une fille se faisant tuer dans le coin dans la rue, des parents dont on leur a arraché leur progéniture, des histoires qui me rassurent sur ma vie actuelle. Je pourrais écrire en ces jours où nous passons la majeure partie de notre temps chez soi, mais je n’en ai pas l’envie, car l’écriture ne devrait pas être une obligation puisqu’on a que ça à faire, mais plutôt un passe-temps agréable lorsque vous avez passé une journée bien remplie et que vous souhaitez enfin vous reposer. Il faut, pour écrire, voir le monde qui vous entoure et qui vit autour de vous, vivre certains événements qu’ils soient agréables ou compromettants pour remplir votre petite boîte à idée et créer un monde artisanal où tout est construit pièce par pièce par l’artisan que vous êtes. Et puisqu’en ce moment il n’y a rien qui se passe autour de moi, alors mon atelier est vide. Emma m’a déjà conseillé d’écrire des petites histoires, j’ai essayé au début mais à chaque fois je reste coincée sur une phrase, un détail et puis ça m’énerve donc je supprime. Alors, quand il y a eu la proposition à venir participer à un atelier d’écriture en petit groupe, une dizaine, Emma m’a ordonné de m’inscrire, je n’ai pas réfléchi un seul instant, même si elle ne m’avait rien dit je l’aurais fait automatiquement sans même y penser.

Je vais dans ma messagerie activer le lien qu’aurait dû nous envoyer notre professeur de littérature du XVIIe siècle mais il n’y en a aucun, juste un court message disant que le cours est annulé. Super ! Je vais faire quoi maintenant, sûrement pas des courses, je n’ai pas envie de m’habiller, si je regarde la pièce tout de suite je m’ennuierai d’autant plus puisqu’on aura avancé dans la journée et rechercherai vainement des occupations. En plus, je n’ai envie de rien, j’ai des devoirs mais j’ai beaucoup trop la flemmardise de me plonger dedans, je fais ce que je fais de mieux, je procrastine.

« Tu devrais tout de même regarder la pièce si tu ne veux vraiment rien faire tout de suite, après tu auras peut-être des envies, par exemple écrire ? »

Emma a raison, finalement je suis mieux à m’installer sur mon canapé et regarder la pièce, s’il y a bien une chose qui nous sauve la vie en ces temps c’est la télévision. Après ses mots ma douceur repart travailler. Je circule alors sur le replay de France TV et me rends dans la rubrique conseillée, en vérité il n’y a pas de pièce à proprement dîtes à regarder, mais juste des orientations sur nos choix et des avis sur certaines pièces bonnes ou non à mater. Mon choix se porte rapidement sur une représentation avec à l’affiche Line Renaud, Très chère Mathilde, notre professeur en a donné un avis très favorable et caractérise cette pièce de touchante. J’aime beaucoup le décor choisi, l’intrigue se passe dans un appartement alors des meubles y ont été installé et de faux murs donnant l’impression d’être dans la salle à manger. C’est une scène avec pour fond une projection de décor où l’on peut apercevoir les ombres des comédiens, avec une bande-son très douce qui a pour effet chez moi de m’apaiser l’esprit. Dès que les projecteurs sont dirigés sur Line Renaud il y a un tonnerre d’applaudissements, j’aurais applaudi aussi si j’avais été présente mais derrière mon écran je n’en vois pas l’intérêt. L’entrée en scène de l’américain m’a fait douter de mes capacités auditives, j’ai cru un instant que j’avais un bouchon à l’oreille tellement que je comprenais vaguement ce qu’il racontait et ce n’est qu’ensuite que j’ai compris qu’il avait un accent. Les répliques sont tellement drôles, je me retrouve à rire toute seule sur mon canapé. Tiens ! Ais-je réellement un problème d’audition ou quelqu’un a frappé ? Toc toc toc. Ah oui !

J’ouvre la porte et tombe fatalement sur mon voisin du dessous, je devrais peut-être refermer la porte, à clé, me réinstaller et mettre le son à fond pour ne plus entendre mes soucis extérieurs.

« Bonjour.

Trop tard.

- Bonjour.

- Ecoutez, je ne vais pas passer par quatre chemins, je suis déjà venu l’autre jour pour vous dire que c’était plutôt dérangeant de vous entendre chanter à 3h du mat’ alors que je me lève à 5h. Et là, je me dérange à nouveau pour cette-fois vous demander d’arrêter de sauter, ou de danser je ne sais trop ce que vous faîtes là-dedans parce que vous me dérangez à nouveau et en plus de cela vous réveillez ma gosse.

- Je suis désolée si je vous ai à nouveau dérangé mais c’est-à-dire que ça m’arrive de faire du sport et comme on ne peut plus vraiment faire grand-chose et bien j’en fais chez moi.

- Drôles d’horaires pour faire du sport. Donc à 00h vous faîtes du sport ? Vous avez toute la journée pour en pratiquer, puisque comme vous dîtes vous n’avez rien à faire.

- La journée j’ai mes cours.

- Ah oui ! Je vous entends bien jaqueter pour quelqu’un qui bosse.

- Normal je suis en visioconférence.

- Même tard la nuit ?

- Non, mais…

- J’ignore ce que vous pouvez raconter durant des heures mais arrêtez parce que ça me dérange et ma famille par la même occasion et si ce n’est toujours pas claire on en parlera avec le proprio.

- Ce n’est pas la peine d’en arriver jusque-là.

- S’il le faut, je le ferais. Sur ce, bonne journée à vous.

- A vous aussi. »

Mon dieu, Justine, tu vas d’échec en échec. Il n’y a décidément rien de bon en ce moment dans ma vie. Je suis de nouveau vidée en refermant cette porte, je n’ai même plus le cœur à regarder cette pièce, pourtant j’étais bien parti pour deux heures de spectacle vivant mais ce n’est que de la télé. Il règne un silence de mort chez moi que j’ai besoin de combler en appelant quelqu’un. Mon choix se porte sur ma mère, nous n’avons pas toujours eu une relation fusionnelle entre mère et fille, malgré que je sois sa fille unique, ma mère a toujours été une femme ambitieuse, une « hardworking woman », mettant au premier plan ses projets professionnels. Je ne suis pas sa priorité, je le sais, mon père, quant à lui, suit constamment ma mère dans ses déplacements alors que ça ne le concerne pas véritablement, c’est sûrement l’amour qui gère à sa façon ce lourd travail. Je décide de joindre ma génitrice car évidemment en toute femme fatale qui se respecte c’est elle qui a le téléphone. Ça sonne, j’attends la tête enfouie dans mes mains telle une dépressive qui se résout à appeler son psy. Parfait, elle ne répond pas. Je retente, toujours pas, alors je lui laisse un message lui demandant de me rappeler car j’ai juste envie de papoter. Et c’est là que je me rends compte en raccrochant qu’il est 15H30 chez moi, mais pas chez elle, à L.A il est 6H30. Le coup de fil n’est pas pour tout de suite. Je retiens ma tête qui me semble de plus en plus lourde à supporter, un mal de crâne me foudroie subitement, ça me tape frontalement et je commence même à vaciller et tombe à la renverse sur mon canapé, toujours le téléphone en main. C’est là que je décide de surfer à nouveau sur les réseaux en quête d’oreilles à qui je peux me confier, et là je me retrouve face à une photo de groupe de mes amis, c’est Alice, Charles et Antoine qui sont chez Clara, je reconnais son salon, car moi aussi je fais partie de la bande. J’envoie un message à Clara, puisque c’est elle qui a posté la photo, pour leur dire qu’ils sont « Tous frais », et reçois très vite une réponse de sa part, la joie des notifications, elle me remercie. C’est tout, elle ne dit rien de plus, alors je tente de relancer la conversation en lançant le message bateau « ça va ? », et elle me répond tout bêtement « oui et toi ? », je lui dis que oui mais là je n’ai pas grand-chose à faire, que le voisin a débarqué en trombe chez moi et que j’aimerais tellement être avec eux. A cela, elle ne trouve qu’à dire que ce n’est pas de bol, mais que je ne devrais pas être aussi pessimiste puisque je suis dans une grande ville alors je pourrais faire les magasins par exemple. C’est vrai, mais comme je lui ai si bien fait comprendre, je ne connais personne sur le Havre, tous ceux que je connaissais de la fac sont repartis et je suis seule. Son « Ah ! » qui suit signifie « Oui tu as raison, mais je ne peux rien faire pour toi. », mon « Oui… » a mis fin à cette brève conversation.

Je gamberge, j’ai besoin de parler à quelqu’un, j’en ai absolument besoin, je ne lâche plus mon téléphone il est croché à ma main, soudé à ma paume, plus rien ne compte, je me fiche du spectacle, de l’écriture, des livres, sur les réseaux sociaux tout le monde s’éclate sauf moi, même les gens qui ont cours s’amusent plus. Je me sens si seule. C’est là que je décide de poster ceci « Vous faîtes quoi de beau ? » publiquement sur deux réseaux différents, comme ça il y a forcément quelqu’un qui aura cinq minutes à perdre et me répondra. Alors, j’attends, pendant ce temps je vais dans mes fils d’actualités, sur les comptes humoristiques d’Instagram qui me font à moitié rire, je descends et je descends encore la page d’accueil, m’arrête peu sur les vidéos, juste je m’occupe à observer les publications des instagrameurs, qu’ils sont bien dans leurs belles villas, au soleil à profiter de la vie. Je garde toujours un œil sur ma publication pour voir qui l’a vu et procéder par élimination, pour le moment deux-trois personnes à qui je ne parle plus trop l’ont vu et Clara. Je file ensuite sur Twitter, cette-fois pour être au cœur de l’actualité, des scandales et des « clash » sur le réseau du petit oiseau bleu. Je reviens rapidement sur Snapchat, car c’est là aussi que j’ai publié et voit que Charles, Antoine et Alice ont vu tout comme Clara, je suis déçue mais au fond je m’y attendais, et puis je ne vois pas pourquoi ils me répondraient. Tiens, un message de ma mère, j’ouvre et lis : « J’ai écouté ton message, je ne peux pas te rappeler tout de suite, toute la matinée je suis en rendez-vous, je te rappelle dans l’après-midi, enfin ce qui sera la soirée pour toi, bye. », ma mère aime toujours mettre « bye » à la fin de chacune de ses phrases, et même les textos, elle se la joue américaine. Je ne lui réponds pas, le jeu n’en vaut pas la chandelle, elle ne le lira même pas, donc je poursuis ce que j’étais pleinement en train de faire, c’est-à-dire parcourir mon téléphone.

Je vais et je viens, je jongle entre chaque réseau de mon téléphone dans l’attente d’une quelconque réponse, et chaque fois que je retourne sur la publication, dédoublée, je vois que le nombre de vu augmentent, mais les messages se font prier, mon téléphone est vide de conversation. Des amis de fac ont vu, ils pourraient tout de même me répondre, surtout ceux qui ont les mêmes cours que moi, honnêtement ils ont quoi de plus à faire à part travailler. Le travail c’est la santé ? Non pas forcément, papoter avec ses amis c’est une bonne activité aussi. Penser aux autres qu’à soi-même est-ce envisageable ? Je ne me suis jamais sentie autant abandonnée, ma mère qui se comporte en tout sauf en une mère, mes amis de toujours qui m’ignorent dès que nous n’habitons plus la même ville, et puis pour couronner le tout un voisin qui vous pourri la journée. Je me lève, j’en ai assez d’être assise, et c’est en levant la tête que je vois qu’il est 17H30, je viens de passer deux heures non-stop sur mon téléphone. Je vais me chercher un cachet pour la tête, car mon mal s’est amplifié, dans la chambre, je rumine, je suis énervée, agacée de toute cette accumulation de mauvaises nouvelles, de déception, je baisse les bras, je n’arrive plus à supporter.

Un mail ? J’allume l’écran qui m’aveugle les yeux, je les plisse tellement qu’il est difficile de fixer cette lumière qui se dégage. Un mail de l’atelier d’écriture, sûrement pour nous donner le numéro de la salle. Annulé. Mon visage se fige, ma tension redescend, elle qui était montée à pic, je pose mon téléphone sur le lit et me regarde dans le miroir. J’y vois une jeune étudiante fatiguée, des cernes, non plutôt des valises lui recouvrant la moitié du visage, des yeux vitreux à cause des écrans. Mes cheveux sont tellement ternes, eux qui étaient d’un blond éclatant, ils sont fourchus, pas coiffés, je porte un ensemble en jogging réutilisés depuis trois jours. Mon visage ne montre aucune expression, je suis morte. A cette pensée, je fonds en larmes, je pleure tout en me regardant, je me fais de la peine, je suis si triste pour moi. Et alors que je sanglote :

« Bonsoir !

Emma.

- Il y a quelqu’un ? Justine ? Oh mon dieu Justine ! Qu’est-ce qui se passe ?

- Regarde-moi Emma, je ne ressemble plus à rien.

- Justine que s’est-il passé ?

- Tu veux savoir ? Le voisin a sonné pour me dire que je faisais encore trop de bruits et que si ça continuait il contacterait le proprio.

- Mais…

Je lève la main lui faisant signe de se taire.

- Il m’a arraché l’envie de regarder ma pièce, ma mère n’est pas capable de rappeler sa fille même cinq minutes, et pour couronner le tout j’ai des amitiés aussi solides que du papier mâché. Conclusion, je suis la personne dont on se fiche le plus sur cette planète. Ah ! Et aussi, mon atelier de demain est annulé.

- Ok, déjà pour le voisin on s’en fiche, on fera moins de bruits. Ta mère, tu la connais, elle a toujours été comme ça, et tes amis Justine ils font leur vie et sont heureux parce qu’ils sont tous à côtés et juste ils ne peuvent pas comprendre ta situation.

- Mais Emma, je demandais juste à parler avec quelqu’un, et personne, je dis bien, personne ne m’a répondu à ma publication, j’ai passé deux heures à attendre bêtement.

- Pourquoi tu t’attardes sur des nullités pareilles, toi qui disais n’avoir rien à faire tu as préféré gâcher ton temps à épier les réseaux et à attendre que quelqu’un qui n’a rien à faire vienne te parler !

- Mais parce que j’avais besoin de parler Emma !

- Tu ne pouvais pas écrire à la place ? Ton atelier est annulé mais ce n’est pas la fin du monde.

- Je n’ai pas l’envie d’écrire, je me sens seule tu comprends ? Je n’ai plus envie de rien, je suis vidée à l’intérieur et mon atelier comme tu dis c’est la goutte. Le problème c’est que je suis seule.

- Mais tu m’as moi.

La colère grandit en moi, et elle croît tellement vite qu’elle explose, je franchis la limite.

- Non Emma c’est faux ! Va-t’en ! »

A cette clameur, je ferme instantanément les yeux, je me retrouve dans le noir complet, le vide intersidéral, mon corps pivote peu à peu de nouveau vers le miroir. Lorsque j’ouvre les yeux, je me vois toujours aussi pathétique. Mais Emma a disparu, elle s’est envolée comme un vieux souvenir. Je suis seule, et la lutte que j’engage depuis maintenant un mois vient de s’achever.

J’ai perdu.

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