La palette de la solitude
C’est lorsque je lève le bout de mon nez pointu vers la fenêtre, que je détache mes yeux de ma concentration intense, que je perds pied sur mon activité, et contemple la beauté des couleurs qui peint notre monde et apporte cette force à la nature. En dessinant, j’apporte tous les tons possibles, seulement ceux que les crayons peuvent fournir, et tente au mieux de reproduire ceux de la Mère. Mais imiter n’est pas reproduire à la perfection, rien ne peut égaler le modèle, mon dessin d’océan avec ses dauphins bondissant d’un élan majestueux, parcourant les contrés des flots, n’est que le brouillon de la réalité. Je gribouille ce que je perçois à l’écran, les reportages et les documentaires nous font visionner à travers la boîte à image les nuances infinies de notre planète, mais les pigments que je vois ne sont pas le message naturel transmis par ma rétine ; ils ne sont que le produit des leds correspondant à ma télé. Tout à coup, une lueur me parvient jusqu’aux paupières, c’est un automatisme, je m’endors quand la pénombre a rempli toute la surface et m’éveille lorsqu’un éclaircit illumine à nouveau la vigueur de mon âme. Lorsque les rayons du soleil traversent mes carreaux encrassés et s’infiltrent dans mes volets gris clair à battant cramoisies, j’ouvre grand mes yeux kaki, même si le fléau de lumière se projette violemment sur moi, admirer la beauté du monde, c’est aussi combattre toute cette vie qui vous éclate à la figure. Mes pauvres yeux affrontent à eux-seuls la lumière de la sphère, mais, détourner mon regard de ce flot lumineux me permet de reprendre un souffle oculaire et habituer ma rétine de nouveau à l’embrasement, elle si longtemps endormie.
J’entends murmurer derrière moi, mes amis se sont éveillés au flamboiement, un orchestre de voix résonne dans cette chambre. Lapinou, ce petit lapin en peluche bien trop bavard et ayant absorber toute la gouache du soleil, drague encore Cajoline, cette petite oursonne aux couleurs et aux parfums de la lavande, il ne s’arrêtera donc jamais ce prédateur : « Mais Pauline si tu étais moins réservée, tu pourrais sûrement pêcher les garçons comme moi avec les filles. ». Toutefois, mon lapin, je ne suis pas aussi prétentieuse que ta personne pour me permettre de raconter des salades à tout bout de champ et conserver des relations amoureuses à durée limitée. Tiens, Ophélie est aussi réveillée, ses tentacules grises, enluminées, gigotent tels le petit être qui se réveille chaque matin redécouvrant chaque jour ce monde dans lequel il a atterri. Je la prends dans mes bras et la cajole, pendant que certains s’extasient devant cette petite chose et que d’autres la jalousent pensant que du jour au lendemain, je vais les oublier. Comment cela pourrait-il arriver ? Ils sont mes seuls amis, j’en ai eu qui me ressemblaient, mais ils ne sont jamais restés, la plupart sont partis ailleurs, vers l’inconnu, pendant que moi, je suis restée ici à contempler les mêmes tons sans pouvoir les comparer à d’autres. Pour moi, le fard est toujours le même, une chambre ornée d’un papier peint ocre, dont je n’aime pas la couleur, le jaune devrait être aussi éclatant que le soleil et apportée cette joie, cette illumination. Plusieurs fois, j’ai demandé à changer, mais les autres habitants sont bien trop occupés pour s’attarder sur mon environnement. Alors, je vis parmi ceux qui résident comme moi dans ces murs, eux non plus ne peuvent voir les autres teintes, ils se contentent de leur habitat et de la fenêtre, télescope privatif permettant d’observer le monde extérieur.
17h32. Il est bientôt l’heure de regarder une série, mais je sens le regard insistant et réprobateur derrière moi. En me détournant, je constate qu’Aurélie m’observe attentivement, Aurélie n’est pas un ours en peluche comme les autres, de son beige qui n’est peut-être pas éclatant à vos yeux, est au contraire un marron clair rayonnant, sa laine naturelle miroite avec son caractère ; de plus, elle détient un visage rond imposant, une taille moyenne, qui pour un ourson, ne fait pas d’elle quelqu’un de moindre. Non, sa couleur est très voyante, et vous savez quand elle souhaite donner lieu à une conversation puisqu’elle prend une clarté blanche, et les discussions avec Aurélie sont très importantes, elles font office d’état-major.
En effet, un événement inattendu, improbable me direz-vous m’est arrivé à la figure alors que je lisais, Les nuits de la Saint-Jean. J’ai reçu un message sur cet appareil reflétant ce que l’on nomme « une lumière bleue » s’illuminer sans mon aide vers 23h. Le plus choquant a été de voir le nom affiché, Baptiste.
« Alors, comptes-tu regarder s’il t’a répondu ?
- Nous avons le temps Aurélie, je dois d’abord finir ce dessin, et ensuite, vous laissez pour regarder ma série, puis faire l’inventaire de la journée.
- Cesse de fermer toutes les portes qui veuillent bien s’ouvrir à ton chemin, tu n’as absolument rien d’urgent à faire, ce message est là depuis hier soir, pour une fois s’il te plaît, sois plus courageuse.
Aurélie a sans cesse ce ton autoritaire. Cependant, elle a raison.
- Bien sûr que non ! Je ne me ferme pas des portes, mais je ne pouvais pas me lancer dans la rédaction d’un message sur le point de me bouleverser et peut-être m’empêcher de dormir.
- Qu’attends-tu à présent pour lire ce message ? Si tu craignais mal dormir, le problème est résolu, tu es réveillée depuis 10h.
- J’ai peur.
- Allume ce téléphone et ouvre ce message.
Je m’exécute, la lumière malveillante s’illumine à nouveau depuis son extinction à 23h hier soir. Je tape mon mot de passe et laisse mon meilleur ami se réveiller, lui qui s’avère être un imposteur pour le bien-être de l’humanité. Je regarde de nouveau Aurélie, me fixant de ses deux petites boules marron foncé reflétant dans leurs intérieures toutes les caractéristiques de la chambre. Je me résigne face à cette insistance à me rendre dans les messages et de lire le contenu : « Salut, tu vas bien ? Veux-tu venir à la soirée organisée chez moi demain soir ? ».
Cinq minutes, peut-être dix, inerte devant le court texte, je ne peux pas le laisser sans réponse, mais je ne parviens pas à écrire, il me propose à moi de sortir, ce mot, marqué d’un néon vert « EXIT », est totalement inconnu pour moi. Je pense tout d’abord à lui répondre : « Oui, et toi ? Je ne sais pas si je peux, je te redis ça. » sauf que je déteste ce type de réponse à un texto, c’est expédier un fichier gênant, un fardeau dont on veut se débarrasser et ne plus jamais revoir. Mais Baptiste n’est pas un fardeau, ses yeux sont émeraude, deux petites pierres précieuses quand elles vous fixent vous pétrifient instantanément. Un jeune homme blond cendré, emmagasinant une énergie corporelle égale à celle de la nature, il est basketteur et vit ce sport avec passion. Baptiste n’est pas un fardeau, car son énergie revigore celle des autres, il apporte joie et amour partout où il passe, oui, car il n’est pas insignifiant, il est même très écouté. Je ne peux répondre aussi fadement à cette force de la nature, mon échange doit être construit, et plein de volonté : « Oh, salut Baptiste, ça va très bien, et toi comment vas-tu ? Bonne question, je regarde dans mon agenda ! ». J’appuie… Non je n’y arrive pas, une phrase aussi exubérante n’est pas à l’image d’une fille comme moi. Si Baptiste est tout coloré et que ses chakras sont un arc-en-ciel, les miens sont bien dissimulés, mon âme est une boule de lumière, mais à la vue de tous, je n’ai aucune couleur, je suis même bien pire que ces films en noir et blanc muet, les gens ne prennent même pas le temps de m’observer comme ces chefs-d’œuvre. La nature et tout ce qui la compose sont bien plus distrayants qu’une jeune fille, menue, brune avec une coupe taillée au carré et à la parole limitée au « bonjour » ; la grandeur du monde est aux antipodes de mon être.
Tout cela Baptiste, il le sait, pour le peu qu’il me voit au lycée, je n’ai pas d’autres choix que de répondre à l’image de ce que je suis : « Salut, je vais bien et toi ? Je ne sais pas si je vais pouvoir. ». Envoyé. J’entends les ronchonnements d’Aurélie, elle attendait mieux en ce qui me concerne, comme d’habitude. Et peu à peu tout le monde se met aussi en colère, ils n’apprécient pas mon raisonnement, je me fais gronder de toute part.
Les voix me réprimandent et me font culpabiliser sur ce que je rate ; ardoise, bleuet, jaune d’or, fraise, corail, grenadine, feuillage, lavande, prune, réglisse, anthracite, et j’en passe, toute cette palette de couleur que je pourrais voir si je quittais ma grotte ocre. Aurélie, Lapinou, Cajoline et tous les autres ne comprennent pas mon refus, alors que je suis ici, tous les jours, à répéter un cycle sans fin, de semaine en semaine, de mois en mois, je m’obstine à rester cloîtrer dans ses murs, pendant qu’un vaste monde m’attend à l’extérieur. Pourtant, je n’ai jamais eu l’impression qu’on m’attendait véritablement dehors, que je n’étais bonne qu’à contempler les pavillons couleurs craies aux toitures châtaigne irrégulières ; je n’aurais guère songé un jour à faire un choix entre conserver mon confort et stagner dans mon univers ou bien passer la frontière et se diriger vers l’inconnu pour Baptiste.
Ma sonnerie retentit, je ne patiente pas cette fois, je déverrouille de suite mon écran : « Oui, nickel, ma soirée est prévue vers 19h, si tu veux venir t’es la bienvenue. ». Avec en bout de phrase un smiley qui sourit, me sourit à moi, ce n’est qu’un Smarties virtuel citronné, mais il me va droit au cœur. Un temps de consultation n’est pas envisagé puisque tous mes amis me clament haut et fort : « Vas-y ! » ; « Rends-toi à cette fête » ; « Va à la pêche ! » L’heure est venue de découvrir un nouvel horizon, d’inscrire dans ma palette des tons inconnus, comme celui de la rencontre, de la fête, et de la joie partagée. Alors, je range tout mon matériel, file dans ma garde-robe et commence à réfléchir sur ma tenue, les nuances que je vais lui apporter, peut-être du safran, ou bien du vermeil, pour marquer le coup. Je suis si excitée, au soleil couchant, la grotte n’a jamais été si illuminée, une joie débordante inonde la pièce. Toutefois, Aurélie, habituellement là pour rétablir l’ordre se charge de me rappeler qu’il faut que je prévienne les autres habitants de ma sortie.
Je m’y rends de ce pas, en passant la porte, j’entends la télévision, mais le son qui en sort est très fort, comme s’il fallait spécialement qu’à ce moment précis elle se fasse comprendre : « Je déclare l’état d’urgence face à cette épidémie, et instaure dès lors pour une durée de quatre semaines, un confinement national […] ». Je ne parviens pas à distinguer la suite du discours, le temps s’arrête, un bruit sourd prend la place des autres voix, un silence lourd me pèse tout à coup.
Un message : « Annulé. Désolé. ». Smiley déçu.
Mon habitat est charbonné, tout est noir.
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