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Claudio

Longtemps sur ce banc je pleurais. Les larmes amères dévalaient mes joues, se perdaient dans mon cou, mouillaient le col de mon sweat. Je pleurais, je pleurais, que pleurais-je exactement ?

Je n’en savais rien, ou plutôt si, je pleurnichais sur mon sort bien entendu, comme tous les hommes quand ils ont mal à leur petit coeur tout mou. Même ceux qui disent ne jamais brailler parce qu’ un homme viril ça ne se laisse pas glisser dans le chagrin larmoyaient quelques fois, seuls, dans un coin.

Quand enfin mon âme fut sèche, je me mis à parler, tout y passa, mon divorce, mon départ précipité, ma fuite, mes désillusions. Sans que je m’en rende compte, le petit chat, ma gentille collègue de bureau qui longuement m’avait laissé inonder l’univers, s’était collé contre moi. Les mots coulaient de ma bouche, comme les larmes tout à l’heure, elle ne m’interrompit à aucun moment. Elle me souriait, c’était tout. Un ange, blond s’était installée sur mon banc, aussi léger qu’une plume .

Quelle patience avait ma voisine buvard pour assimiler tout ça sans barguigner. Mais au moment de clore mon histoire, par l’épisode très récent de l’inconnue à la veste bleu marine du supermarché, je me tus soudainement en rougissant. Si Françoise était toujours là, ses jolis yeux accrochés a mes lèvres, ce ne devait pas être pas pour entendre ça. Je ne sais pas trop ce qu’elle attendait, enfin si, je m’en doutais un peu. Mais en avais-je envie, je ne savais pas, je ne savais plus. Je me retournais un peu brusquement, tournant la tête à droite, sans le vouloir j’effleurais sa joue, que comprit-elle à ce moment-là ?

Soudainement elle m’embrassa, elle avait compris ce qu’elle voulait comprendre. Mon corps d’abord mou se laissa faire, avant de se révolter, en cherchant à me dégager de son étreinte. En essayant de me détourner d’elle je m’offrais encore plus à ses bras pieuvres. Je ne savais pas, je ne savais plus, perdu, dans le brouillard, le noir le plus absolu, je sombrais, je me noyais. Elle me sauvait, m’aidait à rejoindre la rive ou m’attirait vers le large. Dans un effort surhumain, je réussis à me défaire de mon rapégon*. Je me redressais vivement, trop vivement, car elle s’en effraya, me regardant de son air vert d’eau,la bouche ouverte, les lèvres rouges. Elle avait vraiment un petit quelque chose de :

  • J’ai oublié ma veste chez toi, me laisses-tu rentrer prendre un dernier verre ?

On le sait tous , ce qu’il se passera après ça !

Et il n’y eut aucune surprise, je n’avais pas le coeur à être inhumain… la fin de mon histoire, je la raconterais plus tard ou je la tairais, mais la aussi, on le sait, souvent, très souvent, une histoire comme ça,"paf ", explose, et de préférence au moment où on s’y attend le moins. Mais c’est une autre histoire, revenons à nos moutons.

Je lui demandais alors, essoufflé comme si j’avais couru dans la course de ma vie, si elle avait faim, lui faisant remarquer qu’il était bientôt quatorze heures. Elle répondit par l’affirmative me montra le marchand de glaces à trois pas de là. Cette journée automnale étant encore fort belle, l’été indien faisait de la résistance.

L’été indien, cette allusion à cette saison qui n’existait qu’en Amérique du Nord me fit encore penser à la chanson de Joe Dassin. Malgré moi je me mis à marmonner.

  • Ba,ba,ba… je pense à toi, où est-tu, que fais-tu, est-ce que j’existe encore pour toi…

une autre voix s’était mêlée à la mienne et récitait plus qu’elle ne chantonnait d’une voix suave

  • Je regarde cette vague qui n’atteindra jamais la dune, comme elle je reviens en arrière, comme elle je me couche sur le sable et je me souviens

Puis sans transition, elle se leva, sourit et dit

  • On se la mange cette glace, on ne se mangerait pas avant une pizza ou un Calzonne… comme une conne ?

Alors que je levais un sourcil , elle continua :

  • Ah ! Il n’a pas la réf, Les Chevaliers du Fiel, dans ta Simca Mille, à Narbonne… ça y est, tu as la ref, c’est moins relevé que l’Été indien, mais ça le fait, non ? Ce n’est ni du Baudelaire ni du Maupassant, c’est sans doute pour cela, mon beau François René de Chateaubriand que tu n’avais pas la référence. C’est ce qui m’a plu chez toi, depuis le début, ton air perdu de faux poète maudit, ton apparence sépia, d’écrivain romantique d’un autre âge.

Et elle continua, déclamant A Lydie, une main sur son sein, debout sur le banc, les yeux au loin :

Lydie, es-tu sincère ? Excuse mes alarmes :
Tu t’embellis en accroissant mes feux ;
Et le même moment qui t’apporte des charmes
Ride mon front et blanchis mes cheveux.

Au matin de tes ans, de la foule chérie
Tout est pour toi joie, espérance, amour ;
Et moi, vieux voyageur, sur ta route fleurie
Je marche seul et vois finir le jour.

Ainsi qu’un doux rayon quand ton regard humide
Pénétré au fond de mon coeur ranimé,
J’ose à peine effleurer d’une lèvre timide
De ton beau front le voile parfumé

Descendue de son banc, agenouillée devant moi, cette fille, que dis-je cette femme, belle rouée et maligne comme pas deux, avait du faire du théâtre. J’en avais presque oublié ma torride journée de la veille. Elle susurra, les mains ouvertes, les lèvres encore plus rouges que tout à l’heure tendues comme pour un baiser :

  • Appelle moi : Charlotte, la jolie fille du pasteur anglais, surnomme moi Nathalie de Noaille , Claire de Kersaint ou mieux ; Cordélia de Castellane, mais ne me nomme jamais Céleste Buisson de la vigne, j’ai déjà joué ce rôle dans ma vie, je l'ai déjà trop joué .

À tout cela je ne sus que répondre, je me contentais d’un banal

  • Victor Hugo avait dit, je veux être Chateaubriand ou rien .

C’était bien là le minimum syndical que je puisse lui servir, tant j’étais ignorant de ce grand homme dont je ne connaissais pas grand-chose, à part qu’il fut royaliste, qu’il avait fui la France sous Robespierre et qu’il reposait à Saint-Malo. Mais ça du lui suffire à la belle, elle m’enferma à nouveau dans ses bras soyeux, m’entrainant dans le dédale des rues piétonnes à la recherche d’une pizzéria ouverte.

  • Mais, conclut-elle. Ensuite, on reviendra ici, manger une glace, les meilleures de la ville, nous retournerons nous asseoir dans la roseraie du jardin de ville, c’est trop romantique comme spot ! Ah oui, ce soir ce sera chinois ou chez moi .

Avant de rire à gorge déployée, super content de son trait d’humour. À moins que ce ne soit pas cela qui ait déclenché son hilarité. Tout ce que je ne savais, c’était que j’avais envie, maintenant, de rire avec elle, de tout, de rien… La belle auburn du carrefour minable, celle que j’avais surnommée Clélia, Louise de Rénal, elle était déjà oubliée… enfin, jusqu’à son futur texto !

*Rapégon, rapegon « fruit de la bardane ». (Prov.) Personne collante, importun. « Il m’a parlé pendant au moins une heure. Mistral donne toute une série de mots rapega ou rampega qui ont les deux sens « s’accrocher » et « se coller ».

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