Chapitre 3 : Ce que la pluie ne peut oublier.

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 Trell tourna à gauche, puis à droite. Il monta. Descendit. Et recommença, dans des ordres différents. Il avançait dans ce dédale, ce labyrinthe délabré. Étrangement, même dans une noirceur absolue, il semblait suivre une lumière — celle d’un passé trop lointain pour être réel, mais trop vif pour être oublié.

 La dernière fois qu’il avait emprunté cette voie, c’était sous les bombardements de la milice, quand elle écrasait des citoyens révoltés. Mais cette fois-là, il était accompagné d’hommes, de femmes, d’enfants — souillés par une guerre qu’ils n’avaient pas demandée. Il les avait guidés dans ces tunnels sombres, tel un espoir en marche. Cette idée lui arracha un sourire… mais alourdit son coeur.

 Il dut s’arrêter un instant. Les yeux des survivants lui revenaient en mémoire. Ceux des enfants, surtout — remplis de gratitude, d’envie, d’admiration. Il se rappela les rires, les remerciements, le sentiment d’utilité et d’unicité...

 Mais cet instant de nostalgie s’assombrit. Comme pour punir son orgueil, son inconscient lui martela le crâne avec des flashs, des fragments de souvenir tranchants : Une ville en flammes. Une pile de cadavres. Un innocent au bout de sa lame. Un enfant qui pleure, le regardant avec terreur. Les cris. Les supplications. Les os qui craquent. L’odeur du fer dans l’air. Un goût métallique dans la bouche.

 Il ne pouvait plus penser au héros qu’il avait été. Il en avait perdu le droit. Il regarda ses mains — tachées d’un sang invisible. Un sang qu’aucune pluie ne lavera jamais.

Mais qu’est-ce qu’il m’arrive… Stop ! Arrête de penser ! Maintenant… Avance….

 Reprenant son chemin de foi, Trell regarda le garçon. L’avantage, c’était que de ses yeux fermés, il ne voyait ni admiration, ni dégoût. Une neutralité exutoire — et bordel, qu’est-ce que ça lui faisait du bien. Ne pas sentir le poids du monde sur ses épaules déjà fissurées. Ne pas croiser le reflet du monstre qu’il était devenu dans le miroir de leurs pupilles. Pendant cette courte accalmie, il se sentit vivant, vierge de toute interprétation, il se sentit presque… humain.

 Ils quittèrent les égouts secondaires pour déboucher sur les principaux. Un véritable réseau tissé dans la roche. Une infinité de connexions. Une toile ordonnée dans l’ombre d’une ville désordonnée. Ici, dans les entrailles de la cité, tout semblait mieux structuré que là-haut, où les hommes régnaient sur un monde qu’ils avaient cessé de comprendre. Pendant que les rats, eux, organisés, blessés et résolus, faisaient battre le coeur meurtri de cette cité détraquée, qui les avait depuis longtemps abandonnés.

 Fini les canalisations à taille humaine, il déboucha dans une halle immense, taillée dans la roche comme une canalisation cyclopéenne. Une chambre souterraine colossale, presque deux cents mètres de long, des dizaines de large, un plafond qui écrasait l'air sous son propre poids. Construite à l’époque des premières colonies, imaginée pour prévenir des inondations cataclysmiques… qui n’arrivèrent jamais. Pas même une petite flaque digne de ce nom.

 Des lampes mourantes jetaient des halos maladifs sur les ruines d’abris improvisés. Seringues rouillées, carcasses de lits, ossements disséminés — certains encore habillés. La ville fantôme suintait la misère d’un affrontement oubliée. Un effondrement pris dans une stase temporelle comme si la mémoire refusait que le temps l’efface. Enchaînée à ces lieux. Sans jamais lâcher prise.

 Cette zone avait été utilisée comme abri pendant la guerre, attaquée par des forces d’une autorité tyrannique voulant prendre le contrôle total de la ville. L’agent chimique utilisé avait rendu la zone hautement toxique, inhabitable. Les réfugiés, tels des rats acculés, s’étaient enfoncés plus bas encore, fuyant un poison ne laissant derrière lui que les murmures étouffés des oubliés.

Scan de l’environnement :

Température ambiante : 15°

Humidité ambiante : 88%

Présence de toxine : Modéré dans l’aire, très élevé dans l’eau

Thermo scan : Présence de rat, cafard, poissons plus ou moins naturelle et … à oui les voilà, les sentinelles. Toujours à l’affut.

Potentialité de danger imminent : 12%

Conclusion : On a connu pire mais restons concentré.

 Il traversa ce cimetière de fortune sans un bruit. Respectant la dernière demeure des naufragés noyés sous le poids du carnage. Il sentait la présence des sentinelles, tapies dans l’obscurité. Elles tentaient de rester discrètes, mais le silence ne faisait qu’amplifier le bruit de leurs maladresses.

 Trell sourit sous son casque. Ils étaient jeunes, inexpérimentés — et il le savait. Il trouva ça presque "mignon". Jouant le jeu, il poursuivit sans ralentir, sans leur accorder plus d’attention. Ils effectuaient leur travail. Lui, le sien.

 Il jeta un coup d’oeil à l’enfant dans ses bras, ce fragment d’innocence fissuré. Égoïstement, il vit en lui toutes les âmes sacrifiées — celles tombées par sa main, qu’on nomme pudiquement “dommages collatéraux”. Rassuré par la stabilisation de son état, il continua. Était-ce là un acte de gentillesse… ou juste une réponse tardive à sa propre culpabilité ?

 Il s’arrêta net.

 Une fraction de seconde plus tôt, il perçu le bruit sec de la détente avant même que le carreau n'ait quitté l’arbalète. Le projectile se planta dans le sol, juste devant ses bottes. Aucun mouvement. Aucune émotion. Trell resta là, droit, serein, silencieux.

 Une silhouette glissa hors de l’ombre, descendant d’une canalisation annexe suspendue. L’un des jeunes éclaireurs — non, le chef. Le leader des sentinelles. Il devait avoir 14 ou 15 ans, à tout casser, mais son regard le transperçait comme celui d’un adulte confiant… avec peut-être une pointe d’arrogance ou d’insouciance enfantine. Trell n’arriva pas à trancher.

« Halte-là ! » lança-t-il, le ton sec, autoritaire avant de se planter devant l’inconnu sans visage.

 Trell analysa le gosse orgueilleux. Il portait une armure de fortune, bricolée avec du système D — étrangement ingénieuse malgré sa gueule de bric-à-brac. Deux arbalètes artisanales étaient fixées à l’avant de chaque avant-bras. Sur sa tête, un casque fait de débris métalliques, visiblement solide, surmonté de deux épaisses lentilles rouges qui masquaient son regard. Sa posture était attentive mais non menaçante. Il ne représentait pas un danger immédiat.

 Trell resta silencieux. À l’écoute. Avec le respect qu’il accorderait à chacun de ses pairs.

« Je ne t’ai jamais vu par ici, et crois-moi, je connais tout le monde ! Que fais-tu dans ces lieux ? Comment en connais-tu l’entrée ? Tu viens causer des problèmes à ma cité ? »

« Si tu ne me connais pas, petit, c’est que tu n’étais pas encore né ou trop jeune pour t’en souvenir. Cet endroit me connais depuis des lustres. Nous avons besoin d’un refuge, d’une zone sûre, et d’un lieu de repos. »

« Comment ça “nous” ? »

 Trell découvrit le jeune endormi de son voile noir. L’oublié du monde éveillé. Il se pencha pour l’observer.

« Oooooooh, je vois… » dit-il, hésitant. « Très bien, suivez-moi, je vais vous y conduire. Je connais un raccourci ! Mais attention, si vous foutez le bordel, vous aurez affaire à moi et à ma troupe ! Ah, et en fait, enchanté ! Je m’appelle Nilo ! »

 Il lui tendit fièrement sa main. Une main que Trell n’hésita pas à serrer d’une poigne forte et respectueuse. Le jeune leader fit un geste rapide et concis. Les ombres comprirent et se dispersèrent, presque sans un bruit.

« Moi… je suis un Savedecar. Et lui, il a besoin de soins . C’est tout ce que tu peux savoir pour le moment. »

 Étonné et un peu déçu, le jeune homme acquiesça et s’engouffra avec entrain dans un petit conduit. Trell dut se pencher pour le suivre.

 Tel un chef d’orchestre, il les guida à travers la partition dissonante des égouts. Il la connaissait du bout des doigts.

 Ils débouchèrent sur une alcôve. Un capharnaüm. Des vis, des écrous, des planches, du métal tordu, des outils partout. Un foutoir pour n’importe qui. Mais dans ce chaos, Nilo voyait un plan, une mélodie. Et ça lui était suffisant.

— « Je vous présente ma chambre ! »

— « Tu vis dans ce foutoir ? »

— « Bon d’accord, je ne suis pas d’un naturel très maniaque… mais un peu de respect ! C’est peut-être un bordel, mais c’est MON bordel ! »

 Dit-il en poussant les bouts de tôle qui dissimulaient un petit lit encrassé de suie, d’huile, et d’éléments non identifiés.

— « Tu devais nous emmener à Velmir. »

— « Patience ! Justement, le raccourci est là ! On va emprunter mon ascenseur personnel ! »

 Trell soupira. L’énergie de ce feu follet devenait difficile à digérer pour un être taciturne comme lui. Mais malgré l’agacement, il ressentait au fond de lui une pointe d’un sentiment qu’il avait appris à ignorer… de la joie.

 Une joie réelle et viscérale. Assez brute pour réussir à érafler l’épaisse couche de cynisme qui s’était installée au fil des années.

 Ils se frayèrent un chemin, nageant jusqu’à l’ascenseur. Un grincement fit suer Trell. Nilo lui, confiant en sa construction le regarda en souriant. Il tira sur un levier rouillé. La machine fit un bruit sourd, les rouages ce mirent à chanter une mécanique bien huilée. Ils entamèrent la descente.

- « Détends toi l’ami, ton stress se ressent même à travers ton armure ! »

- « Je ne stress pas ! Je me prépare au éventualité.

- « Tu m’as dit que ces lieux te connaissaient, tu es déjà venu à Velmir ? »

- « Tu me demande si je suis déjà venu à Velmir ? » Cette question absurde fit ressortir un sourire nostalgique « J’ai posé les première pierre de Velmir, la ville des oubliés. »

- « Ah ouiai ? Rien que ça ? Et je dirais plus la cité des oubliés ! »

- « Comment ça, la cité ? »

 L’ascenseur passa à travers un large tuyau. À la sortie de ce dernier, le coeur de Trell s’arrêta et les mots de Nilo prirent sens : une cité. Une énorme cité souterraine, presque aussi grande que sa soeur à la surface.

 Velmir illuminait ! De ses néon fluoresçant, elle peignait de vert et de violet les parois ternes de la caverne. Une cité vivante, hurlant son désir de survivre ! Non ! Son désir de vivre !

 Elle bougeait, la masse de gens vadrouillant de rues en rues. Le plafond disparaissait dans l’ombre au profit de sa lumière aveuglante.

 Malgré la hauteur, Trell se sentit écrasé. Il ne reconnaissait plus la ville et la cité ne le reconnaitrai pas.

 La cité des oubliés. La cité des acharnés. La cité de ceux qui ne voulaient pas abandonner. Ils n’avaient plus rien sur terre ? Très bien, ils avaient rebâti sous terre !

 Sa dernière visite remontait à plusieurs décennies. Ce n’était alors qu’un hameau de plusieurs centaines de personnes. Des réfugiés de guerre, des exilés sans attache, des hommes et des femmes brûlés par la lumière.

 Lui et ses camarades les avaient accompagnés dans cet exode funeste. C’était l’époque où être Savedecar rimait encore avec humanitaire. L’époque où ses actions faisaient encore sens. L’époque où il se sentait encore humain.

 Voir cette ville lui donna un sentiment de vertige. Le sol semblait se dérober sous ses pieds. Pendant que ces hommes et ces femmes bâtissaient à partir des cendres de leur passé, lui ne faisait qu’en semer. Il eut cette impression d’avoir perdu. La cité, elle, avait gagné. Elle avançait, il reculait.

Ce gamin, puis cette ville. Pourquoi mon coeur se serre-t-il comme cela ? Je suis un Savedecard de la section Anasto. Né et entraîné à sauver des vies… et à les écourter. Je suis une ombre, une machine faite pour écouter et exécuter les ordres. Pas d’émotion émoussant ma seringue.

Alors pourquoi ai-je l’impression d’être propulsé dans une réalité qui ne m’appartient pas ? Suivre… c’est ne pas réfléchir, ne pas décider, seulement exécuter… et je viens de moi-même couper ce filet de protection.

Pourquoi mes jambes semblent-elles ne plus assumer le poids de mes pas ? Pourquoi ai-je l’impression que le monde s’effondre sous mes pieds ?

Est-ce… de la… peur ? Non ! Un Savedecar ne connais pas la peur. Ressaisis-toi.

 Trell souffla. Il pensa à celui qu’il avait juré de sauver. Reprit le contrôle de ses pensées. Il ne pouvait plus faire marche arrière, alors autant ne pas se retourner.

« Gamin. Connais-tu un certain Torhn ? »

« Alors déjà je ne suis pas un gamin et oui bien sûr, qui de Velmir ne connais pas Torhn ! C’est l’un des fondateurs ! Le pilier qui fait tenir un semblant de raison à cette ville dénué de sens ! »

« Pourriez-vous, ô grand sentinelle protecteur de Velmir, m’emmener le voir. »

« En faisant abstraction de ton sarcasme, oui je peux t’y emmener. Enfin si tu es prêt à encaisser les monologues d’un vieux bourru moralisateur. »

 Trell acquiesça. L’ascenseur atterrit. Ils sortirent, foulant la terre poussiéreuse. Il était de retour à Velmir. Pierre angulaire de son passé, engrenage de son futur, la cité l’avalait une nouvelle fois dans le voile de l’inconnu.

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