Prologue
Avertissements et remarques :
- ce texte ne comprend aucun contenu à caractère sexuel ou de grave violence mais évoque parfois des situations de détresse psychologique intense, peu adaptées à un lectorat sensible.
- les opinions politiques, philosophiques ou religieuses des personnages, même du protagoniste principal, ne sont que des opinions d'individus pleins de défauts qu'il convient de remettre dans leur contexte.
- les personnages appartiennent à différents peuples (Hommes, Géants, Hylves, Dragons...). Du point de vue des majuscules, ces noms prennent des majuscules comme pour une nationalité. Cela distingue un individu masculin quelque soit son peuple (homme) d'un homme du peuple des Hommes (Homme). La même distincuion s'opère entre une femme (par exemple une Hylve) et une Femme.
Bonne lecture !
Prologue
Bang, bang, bang !
Ernie enfouit sa tête dans l’épaule de Maman. Peine perdue : le tonnerre de coups de marteau était à peine étouffé.
Bang, bang !
Au moins, il n’entendait plus les clous pénétrer le bois du cercueil… mais à leur place, il sentait les hoquets qui secouaient la poitrine de Maman.
Bang ! Bang, bang, bang, bang…
Combien y avait-il de clous ? Ne pouvait-on pas au moins faire les choses plus doucement ? Papa ne reviendrait jamais de toute manière, pourquoi l’enfermer comme un criminel ?
…bang, bang !
Enfin, le martellement s’arrêta. Maman caressa la joue d’Ernie et chuchota des mots doux à son oreille. Alors il redressa la tête et vit les yeux de Maman penchés sur lui, encore plus humides et rouges qu’avant. Derrière ses cheveux blond foncé, c’était tout son visage qui était assombri et creusé.
Ernie regarda autour de lui pour changer de paysage. Papa était toujours là, derrière les planches. A perte de vue, les champs ondoyaient sous la lumière dorée du soleil couchant et, toute proche, la ville attendait que les Hommes regagnent leurs maisons communes pour la nuit. Mais au plus près d’Ernie, de tristes croix sortaient de terre et de tristes gens prenaient racine à force de rester debout immobiles. Ces gens étaient tête et pieds nus pour montrer leur deuil et même quand ils se mirent à marcher à la queue-leu-leu, ils le firent dans un silence lugubre.
L’un après l’autre, ils passaient devant le cercueil, prenaient le truc métallique (le goupillon, dit Maman) et aspergeaient (bénissaient, expliqua-t-elle encore) la boîte de Papa. Ensuite, toujours en file indienne, ils s’arrêtaient pour embrasser Maman et lui chuchoter des choses. Ils parlaient vraiment tout bas, et leur voix blanche donnait envie de mourir. Pourtant, ils semblaient tout pleins de bonne volonté et Ernie était sûr qu’ils désiraient seulement consoler Maman.
Enfin, ils le voyaient lui, sur les genoux de Maman, et ils changeaient d’attitude. Certains ne savaient plus où se mettre et, lui tapotant la tête, passaient leur chemin. D’autres devenaient encore plus tristes qu’avant, lui promettaient d’être toujours là pour lui et lui souhaitaient du courage. Et puis il y en avait d’autres qui lui faisaient un vrai sourire, le regardaient droit dans les yeux. Ils disaient alors que Papa avait été vraiment gentil avant et qu’ils étaient sûrs que lui aussi serait très gentil quand il serait grand.
Quand tous les gens eurent aspergé (non : béni) le cercueil, Maman dit qu’il fallait faire pareil. Elle avança vers Papa en gardant Ernie dans ses bras pour qu’il prenne l’objet au drôle de nom que tendait le prêtre. C’était lourd, froid et bizarre : une tige en fer terminée par une boule trempée d’eau. Maman serra la main d’Ernie dans la sienne et, tous les deux, ils firent le Signe que Papa avait appris à Ernie pour prier : le Signe-Qui-Sauve.
La cérémonie n’avait que trop duré mais personne ne partait. Du fond, les quatre hommes qui avaient déplacé Papa à travers la ville revinrent. Cette fois, ils firent seulement quelques pas, jusqu’à un trou béant qu’Ernie n’avait pas remarqué jusque-là. Son cœur se serra quand il comprit. Voilà donc pourquoi on parlait d’enterrement.
On descendit Papa avec des cordes doucement, tout doucement, et on reboucha le trou. Au loin, le soleil s’était couché, comme Papa. Alors Ernie s’endormit.
***
Corine sentit ses pensées noires revenir. Quelle mère abominable elle faisait. Ernie allait mourir à cause d’elle maintenant. Il avait perdu son père et voilà qu’elle était incapable de l’empêcher de sombrer à son tour. Elle allait perdre son fils chéri. Raph aurait su quoi faire, lui qui était un si bon père et un si bon mari.
Le baquet se renversa. Encore. L’eau savonneuse éclaboussa la robe de Corine et il roula sur quelques pas en vacillant avant de tomber sur le côté. Corine le regarda sans bouger. Depuis plus d’une semaine, elle gardait le front haut mais cette fois, elle était à bout, complètement vidée.
C’en était trop, elle ne survivrait jamais à un deuxième deuil. Si elle ne voyait pas son fils chéri grandir, si elle ne l’entendait pas rire à nouveau, si elle ne sentait pas ses petits bras se serrer dans son dos tandis qu’il l’embrasserait de toutes ses forces, elle en mourrait.
Corine fixait toujours le baquet. Que lui voulait-il ? Qu’elle le ramasse, qu’elle le remplisse à nouveau et qu’elle se remette au travail ? Et si elle restait là plutôt ? Juste une minute ou juste une heure… Un triste calme tomba sur la buanderie et, un moment, la vie de Corine s’arrêta. Un an serait passé qu’elle ne s’en serait pas aperçue.
Tout-à-coup, la porte de la buanderie s’ouvrit en grand et ramena Corine devant un Géant de deux fois sa taille. Les cheveux sombres coupés aussi courts que la barbe, les yeux d’un marron très clair et les traits encore jeunes, il s’agissait de Monsieur Perto, l’apprenti du bibliothécaire. Il n’avait pas parlé à Corine plus de quatre fois depuis qu’il était arrivé mais elle savait par ouï-dire qu’il était strict (comme tous les Géants) et, plus grave, extrêmement observateur. On le croyait capable de dire si une poule avait oublié de pondre son œuf du matin rien qu’en observant sa démarche.
« Corine ? Mais qu’est-ce que tu fais ? »
Le ménage ! Quoi d’autre ? Heureusement pour elle, Corine retrouva ses esprits assez tôt pour s’empêcher de répondre du tac au tac.
« J’ai posé une question, dit encore Monsieur Perto. Pourquoi toises-tu ta barrique comme une perdue alors que tu n’as pas fini ton travail ?
— Si, si, répondit-elle, j’ai fini ce que j’avais à faire pour aujourd’hui. »
Ce n’était pas tout à fait la vérité mais Corine pensait bien être la seule à le savoir.
« Ne me mens pas, la reprit pourtant le Géant en avançant d’un pas. Je sais bien que c’est le jour où tu nettoies les carreaux. D’ailleurs, tu as préparé ta pile de torchons et ton baquet. »
La rumeur disait donc vrai : Monsieur Perto était pointilleux. Corine réfléchit aussi vite que possible. Il était hors de question qu’elle dise ce qu’elle avait sur le cœur à un Géant, son honneur de Femme l’en empêchait. Elle passa alors en revue toutes les excuses qu’elle pouvait imaginer. Elle choisit la moins invraisemblable, construisit une phrase à la syntaxe correcte, ouvrit la bouche pour débiter son mensonge... Monsieur Perto se frappa le front.
« Quel idiot ! Comment n’ai-je pas fait le rapprochement ? C’est ton mari qui est mort dans l’orage de la semaine dernière, écrasé par un arbre ? »
Les derniers mots résonnèrent dans la tête de Corine. Percée à jour, elle se sentait bête, vulnérable, le cœur à nu et surtout furieuse. Comment ce Géant osait-il souiller la mémoire de son mari ? Au diable les Géants et leurs règles ! Sur un ton acide et en veillant à prononcer tous les mots, elle corrigea Monsieur Perto :
« Raph n’est pas mort "écrasé par un arbre", Monsieur, il est mort héroïquement, très héroïquement. Il a sauvé des gosses, mon Raph. Il a donné sa vie pour les gosses des autres, mon mari ! Il… »
Et, violemment, l’immense chagrin de Corine lui revint, lui noua la gorge et l’estomac, lui brouilla la vue, la jeta à genoux au-dessus du baquet et, elle eut beau lutter, la transforma en fontaine.
Elle sentit immédiatement que l’apprenti bibliothécaire n’avait pas bougé, qu’il la fixait de toute sa hauteur et qu’il la jugeait. Elle avait perdu son mari, elle n’avait pas su consoler son fils et désormais, elle se ridiculisait, elle qui était une Femme, devant un Géant. Dans la tombe, seule la honte l’accompagnerait.
Soudain, elle entendit Monsieur Perto s’accroupir à côté d’elle et demander :
« Il ne surmonte pas son chagrin, ton fils, c’est ça ? »
Comment il savait pour Ernie, Corine n’en avait aucune idée. Elle reconnaissait malgré tout un sentiment particulier dans la voix du Géant, un sentiment qu’il fallait avoir un cœur pour comprendre et pour éprouver : de la compassion. Comment était-ce possible ? Un Géant avec un cœur ? Pas sûre d’elle pour un sou, Corine redressa la tête et essuya ses joues dans le torchon que lui tendait le si grand homme. Elle répondit sans oser lever les yeux :
— C’est ben pire que du chagrin, M’sieur Perto. C’est devenu un fantôme, mon fils. Il a tellement pleuré que ses yeux y sont tout délavés ! Ils étaient tellement beaux avant… Raph disait que c’étaient ses p’tits bluets. Et maintenant il mange plus rien, mon p’tit Ernie. Il se lève avec le soleil, il descend devant son bol, il attend l’heure de l’école. Et il parle pas.
— Je présume que l’école n’arrange rien.
— Rien du tout même ! Quand il rentre, il attend dans notre chambre et il pleure. Tout seul. »
Monsieur Perto se releva pour faire les cent pas. Corine préférait toujours fixer son bac, affolée de s’être confiée à un Géant et d’imaginer ce que pourraient en dire les autres Hommes s’ils l’apprenaient. Et en même temps, à cause de la délicatesse insoupçonnée de Monsieur Perto et de son gigantisme si protecteur, elle se surprit à espérer de nouveau. Comment un homme aussi fort et attentionné aurait-il pu ne pas trouver de solution ?
« Que dirais-tu qu’il attende ici, à la buanderie, après l’école ? proposa brusquement le Géant. La nouveauté pourrait lui changer les idées et il te verrait beaucoup plus. »
Corine secoua la tête.
« M’sieur Biblion refusera, objecta-t-elle en pensant au visage sévère du vieux bibliothécaire.
— Seulement si on lui demande la permission. »
Les yeux de Monsieur Perto brillaient de malice quand il dit ces derniers mots et, à son plus grand soulagement, Corine comprit qu’il ne plaisantait pas.
Ernie passa dès lors toutes ses fins d’après-midi à la bibliothèque et Perto prit l’habitude, quand il avait un peu de temps, de lui lire des histoires. Mystérieusement, ce fut le seul remède qui fit ses preuves si bien que, les mois se transformant en années, Ernie apprit à lire et à écrire. Il se mit même à raconter à ses petits camarades toutes les histoires de la bibliothèque.
Quant au Géant, il gagna auprès des Hommes le surnom de L’Exception-Qui-Confirme-La-Règle.
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