Chapitre 1 : Nouvel An 249

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Douze ans, deux lunes et trois jours plus tard, le monde insouciant s’apprêtait à passer à l’année 249, comme si de rien n’était. Pourtant, Ernie savait que sa vie allait entrer en ébullition dès le premier septembre, Perto pressentait que l’ébullition se transformerait en un bouillonnement incontrôlable et Togor, affligé par le poids de sa couronne, craignait que le petit Homme ne mît bientôt le monde à feu et à sang.

Ernie se redressa lentement, courbaturé d’être resté penché au-dessus des pieds de gre-courgettes, c’est-à-dire de courgettes géantes, toute l’après-midi. En ce dernier jour d’été, il faisait plus chaud et plus lourd que jamais, la chemise d’Ernie collait de partout et ses cheveux ruisselaient sur sa nuque comme sur son front. Il contempla avec fierté les gre-courges qui brillaient de mille feux. La plupart de ces colosses émeraude étaient plus lourds que lui et il ne faisait aucun doute que la récolte de 248 serait à marquer d’une pierre blanche. Pour une fois, les Hommes cloueraient le bec aux Géants.

Aux alentours, les compagnons de travail d’Ernie arrivaient également au terme de leur désherbage. Cependant, bien disciplinés, ils attendaient le carillon de sept heures pour rentrer dans leurs salles communes respectives et discutaient à tue-tête, attachés à leur parcelle comme des chiens à leur niche. Ils parlaient gaiement des festivités du réveillon car, le dernier soir d’août, les Hommes avaient droit à une petite fête de fin d’année.

Ernie se joignit à eux en pariant qu’on servirait du poisson en plat de résistance et des tartes en dessert. C’était le pari qu’il faisait depuis des années et il n’en changeait jamais malgré ses échecs en série car, selon toute probabilité, il arriverait bien une année où il aurait raison.

Le clocher s’anima enfin : Berthe et Gaston, les deux cloches jumelles de l’église, sonnaient l’angélus que les Hommes priaient trois fois par jour. Ernie et les autres récitèrent les quelques phrases rituelles puis rassemblèrent leurs outils et se mirent en route. En rangeant son sarcloir, Ernie sentit sa bouche s’assécher. Plus jamais il ne reprendrait de sarcloir, du moins il l’espérait, car demain serait son grand jour. Il quitterait les champs pour la bibliothèque.

Cette perspective excitante rugissait en lui mais en même temps, la nostalgie, la peur, le doute le convainquaient de renoncer et de faire comme les autres. Stupide. Il était trop tard pour faire machine arrière, même si on décrétait qu’il fuyait un métier d’extérieur pour un métier d’intérieur, même si on en déduisait qu’il était à classer parmi les fainéants ou les faiblards, même si on le mettait au ban de la société pour toujours. De toute manière, Ernie avait fait son choix depuis trop longtemps, s’était battu contre l’administration depuis trop d’années pour ne pas être certain de sa vocation : il serait bibliothécaire ou il mourrait. Point.

Ernie avait beau être résolu, la montagne restait tout entière à gravir : il allait devoir annoncer la nouvelle désormais. Il avait prévenu Bertrand, le responsable des champs ouest de Témor-la-Petite mais quand il s’était agi de parler à sa mère, il avait toujours trouvé autre chose à dire ou à faire. Et pour cause, il savait exactement comment elle allait réagir, avec tout son amour, toute sa fierté et tous ses discours.

Quand Témor-la-Petite fut à quelques pas, Ernie s’aperçut qu’il avait pris du retard sur ses compagnons. Ils se séparaient déjà en petits groupes selon leurs maisons communes quand il les rattrapa. Ernie rentrait toujours avec Bertrand et deux autres hommes. Ils habitaient la douzième maison qui n’avait rien de particulier avec son profil allongé, ses murs en moellons jaunis et sa faible hauteur sous plafond, sinon qu’elle était placée entre la onzième et la treizième. En effet, chaque maison commune hébergeait cent vingt habitants selon la répartition administrative et aucune ne différait de sa voisine.

A l’intérieur, la salle commune était en effervescence. Tous étaient à table et taillaient la bavette en attendant de tailler une vraie pièce de viande. Ernie alla à sa place : en face de sa mère et à côté de Julien, un orphelin que l’administration avait fait adopter à sa mère une dizaine de mois après la mort du père d’Ernie et qui était ainsi devenu son frère aîné.

Ils avaient beau être une centaine de convives, aucun ne s’intéressa à Ernie lorsqu’il fit son annonce à sa mère et à son frère.

« Oh, Ernie… Oh, mon petit Ernie ! s’exclama cependant Corine Thiry.

— Félicitations ! dit Julien. Depuis le temps que…

— Oh Ernie, c’est incroyable ! Ah, mon fils… »

Et la mère d’Ernie ne s’arrêta plus car, quand elle était inondée par une émotion quelconque, elle évacuait le trop-plein par la bouche. Tirades dithyrambiques, envolées lyriques, épithètes élogieux… à la fin, on aurait cru qu’elle parlait du Sauveur lui-même. Elle conclut par le plus beau compliment qu’elle avait en réserve :

« Comme ton père, tu fais plier l’administration, Ernie ! Il avait attendu cinq ans pour avoir c’que personne n’avait eu avant lui ! Et les Géants l’ont laissé venir de Témor-la-Grande jusqu’ici pour que tous les deux on s’épouse ! Ah ça ! j’avais jamais désespéré et j’avais eu raison ! »

Sa mère faisait allusion à son refrain favori : la manière dont Raphaël Thiry avait bataillé ferme et quitté ses parents à tout jamais pour l’épouser, elle, devenant le premier Homme à obtenir l’autorisation de changer de ville. Ernie était toujours heureux quand elle le comparait à ce père mythique qu’on avait même surnommé Soleil-d’Ailleurs.

Une chose tout de même lui déplaisait : après le temps des noces, sa mère rappelait toujours combien elle avait bien fait, également, de ne pas désespérer d’avoir un enfant malgré les années que lui, Ernie, avait attendu avant de daigner pointer le bout de son nez. Heureusement, elle fut interrompue par un petit bout de femme qui accapara soudain toute l’attention. La cuisinière faisait une terre d’enterrement.

« Mes amis, commença-t-elle en prononçant tous les mots contrairement aux usages des Hommes, il faut que je vous avoue quelque chose… »

Elle se frottait les mains dans son tablier comme une enfant prise en faute et il semblait qu’elle n’osait pas regarder l’assistance pendue à ses lèvres.

« En fait… poursuivit-elle, cette année… je n’ai rien fait brûler ! »

Une joie immense parcourut le réfectoire. La cuisinière ne perdit pas pour autant son sérieux et reprit son discours :

« Cette année… (elle attendit pour faire durer le supplice de ses auditeurs, Ernie le premier) je vous ai cuisiné… (l’assemblé gronda d’impatience) un plat que je suis fière de vous présenter… J’ai nommé : des carottes grillées, des pommes d’esprit cuites à la vapeur et des poireaux en fondue pour accompagner… du gre-porc en sauce ! »

La foule explosa alors en vivats et un roulement de tambour remplit la salle quand les « vrais bonshommes » se mirent à frapper des poings sur la table. Quant à la cuisinière, elle crut être la vedette du spectacle et se mit à faire des courbettes de tous les côtés. Comprendrait-elle un jour, se demanda Ernie, que ce n’était pas tant elle que le gre-porc et les pommes d’esprit qu’on applaudissait ?

Pendant le repas, on parla peu et on mangea beaucoup. On passa au dessert presque sans s’en rendre compte si bien qu’en une demi-heure, tous les plats avaient disparu. Puis, les hommes s’empressèrent de ranger tables et chaises et de préparer les instruments pendant que les femmes se ruaient à la vaisselle. C’était ainsi à chaque réveillon et pourtant il y avait toujours la même urgence, comme s’il y avait un risque affreux de ne pas avoir fini à temps. Enfin, les femmes ressortirent de la cuisine et rouspétèrent contre la lenteur des hommes à tout mettre en place.

La musique pouvait commencer. Les instrumentistes (des deux sexes, pour une raison qu’on expliquait mal dans ce monde si cloisonné) se jetèrent donc sur les épinettes et les percussions pour faire danser les autres. Hommes, femmes et enfants participaient tous ensemble à cette première partie et l’on était tellement nombreux que tous se marchaient sur les pieds. Rondes, grivotes, passe-et-repasses, farandoles… On les faisait toujours dans le même ordre et même les plus jeunes les connaissaient par cœur.

La deuxième partie en revanche était celle des danses de couples auxquelles ne pouvaient participer que les adultes. Ernie s’assit donc dans un coin pour observer les danseurs plutôt que de se joindre aux marmots qui jouaient à des jeux trop juvéniles.

La mère d’Ernie dansait bien et il était rare qu’aucun homme ne l’invite. Pourtant, ce n’était pas elle qu’Ernie regarda valser mais Julien, car son frère était beaucoup moins doué pour la danse que pour le bras de fer si bien qu’il se passait rarement trois minutes avant que sa partenaire trouve un prétexte pour changer de cavalier. Ce spectacle n’était ni gracieux ni instructif mais extrêmement distrayant.

Quand Julien ne trouva plus personne qui acceptât de danser avec lui, il alla s’asseoir à côté d’Ernie :

« J’crois que c’est fini pour ce soir, lui dit-il dépité.

— Pourtant, c’était ta dernière chance, répliqua Ernie, parce qu’au prochain réveillon, je pourrai danser et les filles n’auront plus d’yeux que pour moi ! »

Julien lui donna une bourrade qui renversa presque Ernie de son tabouret.

« Vas-y doucement ! Tout le monde n’est pas bâti comme toi !

— Ah bon, tu viens pas de dire que ton corps de rêve faisait tourner la tête des filles ?

— Pas mon corps de rêve, corrigea Ernie sur un ton de pince-sans-rire, mon esprit subtil, mon humour délicat…

Il reçut une seconde bourrade. Julien changea de sujet :

« Maman nous a pas laissé beaucoup l’temps de parler tout à l’heure : alors comme ça l’admi’stration est enfin d’accord ?

— Oui, Perto me l’a dit au printemps.

— Et tu nous le dis maintenant ?

— Rien que d’imaginer la réaction de maman, j’avais envie de rester au travail ! Et je ne voulais pas lui faire de fausse joie non plus si jamais l’administration m’avait retiré mon autorisation au dernier moment.

— Je ne les aurais pas laissé faire ! s’écria Julien avec la même fougue que si l’administration était effectivement revenue sur sa parole. Donner, c’est donner ; reprendre, c’est voler !

— Calme-toi. On ne m’a rien repris.

— Oui, mais c’est une question de principe ! Il faut leur prouver que le peuple des Hommes ne se laisse pas marcher sur les pieds ! »

Ernie aurait arrêté là la conversation s’il n’avait pas eu une question de grande importance à poser à son frère.

« Dis-moi, demanda-t-il, à ton avis, comment les autres le prendront-ils ?

— Bof, pas trop mal. De toute manière, tu n’as jamais été très bon pour te servir d’une bêche. Un de plus un, un de moins, on verra pas la différence.

— Non, je ne te demande pas comment ils verront mon départ des champs mais plutôt le métier de bibliothécaire. »

Julien écarquilla les yeux et tendit le cou. Il ne comprenait pas le problème d’Ernie qui, se sentant rougir, baissa la voix pour continuer :

« Est-ce qu’il n’y a pas le risque qu’ils prennent ce métier pour un métier d’intérieur ? »

Le visage de Julien s’éclaira et il rit plus fort qu’Ernie n’aurait voulu.

« T’as peur qu’on te prenne pour une fille !

— Dit comme ça c’est bizarre, chuchota Ernie, mais oui… un peu.

— Ne t’inquiète pas, à mon avis ton métier n’est ni intérieur ni extérieur : c’est un métier d’intello, comme les prêtres et les bonnes sœurs. C’est mixté.

— Mixte, rectifia Ernie par réflexe. Tu es sûr ou c’est une supposition ?

— Je suis presque sûr. Par contre, tu ferais mieux de t’arranger pour avoir un peu plus de muscle au bras et de poil au menton !

— Comme mon frère, tu veux dire ?

— Je n’osais pas. » répondit Julien en se levant pour accoster une jeune fille à qui il n’avait toujours pas écrasé d’orteils.

Ernie suivit son frère des yeux avec une joie nouvelle : Julien avait raison, selon la stricte catégorisation des Hommes, le métier de bibliothécaire serait considéré comme intellectuel, d’autant plus que le premier à l’exercer serait un homme, ou plutôt un garçon puisqu’il s’agissait d’Ernie. Il n’avait jamais compris d’où venait le caractère sexué de presque toutes les activités chez les Hommes (si ce n’est que les Géants attribuaient depuis la nuit des temps des tâches différentes aux deux sexes) mais il savait qu’il y avait peu de sorts moins enviables que celui d’un Homme ou d’une Femme qui aurait été surpris à exercer une activité de l’autre sexe.

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