Chapitre 2 : Les Livres Fondateurs
Comme tous les matins, Ernie et le soleil se réveillèrent en même temps. Seulement, ils n’étaient pas dans le même état d’esprit. Ernie le savait car il n’avait jamais été aussi excité de sa vie tandis que le soleil ne brillait pas même un tantinet plus qu’à l’ordinaire. En fait, il y avait quelques années qu’Ernie le soupçonnait d’être blasé.
Pendant le petit-déjeuner, il ne s’aperçut pas qu’il parlait sans cesse jusqu’à ce que sa mère lui dise :
« Tu veux pas te taire un peu et manger tes tartines ? Parc’ que là, tu vas arriver en retard et le ventre vide. »
Et enfin elle put en placer une, et même deux. Il faut dire qu’elle avait discuté de politique avec Julien la veille au soir, peu avant le couvre-feu, et l’un comme l’autre voulaient en découdre à nouveau. Ce n’était pas un sujet qui passionnait Ernie pour une raison toute simple : le prochain vote d’Amendement, qui allégerait un peu les conditions de détention des Hommes, aurait lieu au nouvel an 250 et, à ce moment-là, Ernie n’aurait que dix-sept ans. Il serait donc majeur selon les traditions des Hommes mais pas selon les directives des Géants. Quant à l’Amendement suivant, ce ne serait pas un Grand Amendement et il faudrait l’attendre vingt-cinq années supplémentaires. C’était bien trop loin pour qu’Ernie s’en soucie le moins du monde. Il but donc son lait de gre-chèvre et mangea ses tartines pomme-potiron sans vraiment écouter les dilemmes insolubles de sa mère et de son frère.
Quand Ernie arriva devant la bibliothèque, un édifice en pierre de taille à la mesure des Géants, Perto l’attendait en haut des marches. En douze ans, il avait vieilli, pris un peu de poids et laissé pousser sa barbe et ses cheveux mais Ernie ne s’en rendait pas compte car il n’avait jamais passé une semaine sans le voir. Ce jour-là, Perto brillait de satisfaction quand il cria de loin :
« Alors gamin ! Prêt à travailler comme un Géant ? »
Ayant appris qu’un Homme vit plus longtemps s’il ne hurle pas en pleine rue, Ernie attendit de s’être rapproché pour répondre à Perto.
« Je travaillais déjà comme un Géant quand j’étais aux champs.
— Pff ! fit Perto.
— N’essaie pas de me faire croire que les Géants ne cultivent pas leurs champs au-dehors du Département.
— Qui te dit qu’il y a des Géants à l’extérieur ? »
Encore une preuve qu’Hommes et Géants ne se connaissaient pas. Perto, si perspicace qu’il fût, croyait encore que les Hommes avaient un doute sur l’existence de Géants au-delà de la frontière !
« Si ce n’est pas le cas, explique-moi où sont vos enfants et vos vieillards. » dit Ernie.
Le Géant se tut. Ernie savait qu’il n’admettrait jamais quoi que ce soit devant lui s’il n’en avait pas l’autorisation administrative.
Comme pour changer de sujet, Perto emmena Ernie au fond de la bibliothèque et commença son enseignement. Il parlait vite et ne s’arrêtait que pour vérifier qu’Ernie avait bien compris ou pour se rendre utile à un client. Les explications du Géant étaient claires et Ernie reconnaissait facilement les gestes qu’il avait vu faire des centaines de fois. Il mettait cependant beaucoup plus de temps à les mettre en pratique correctement ; être bibliothécaire, cela ne s’inventait pas.
Tout au long de la journée, qui passa plus vite qu’une buse en rase-motte, Ernie vit mieux que jamais tout l’amour que Perto avait pour les livres. Non seulement il les bichonnait pour ne pas les abîmer (et s’emportait contre les emprunteurs qui n’en prenaient pas soin), mais encore il les connaissait individuellement, à croire qu’il les avait tous lus, même les ouvrages scientifiques, poétiques, techniques ou spirituels.
Cet amour des livres, le Géant l’avait transmis à Ernie le premier jour où ils s’étaient rencontrés. (Et la mère d’Ernie ne manquait jamais une occasion de dire que c’étaient les histoires de Perto qui avaient sauvé son fils.) Naturellement, Ernie avait aussi hérité des goûts éclectiques du Géant qui choisissait ses lectures, à une grosse différence près : il ne supportait pas les romans dans lesquels le héros mourait à la fin. Alors que Perto prétendait que les histoires les plus tristes sont les plus profondes, il était convaincu de l’inverse et détestait voir disparaître un protagoniste auquel il s’était attaché pendant trois cents pages.
Malgré tout, il demeurait un gros hiatus qui avait questionné Ernie depuis ses dix ou douze ans sur la possibilité même qu’il devienne bibliothécaire : en tant qu’Homme, il n’avait pas le droit de connaître bien des choses, notamment historiques et politiques. Or, les livres étaient par essence des sources de connaissance. Quand il demanda à Perto s’il existait des directives sur cette question épineuse, le Géant répondit :
« Pour la période d’apprentissage, tu ne pourras lire que ce que je permettrai et, si tu fais tes preuves, tu jureras de garder le silence sur les choses interdites et tu auras accès à tout ce que tu voudras.
— Comme les religieux ? » demanda Ernie en pensant à ceux du peuple des Hommes qui, ayant une vocation religieuse, recevaient un enseignement adapté sous réserve d’avoir juré le silence auparavant.
Décidément, devenir bibliothécaire ressemblait de plus en plus à entrer dans les ordres.
« Ce sera un peu la même chose, à part que tu jureras devant l’administration, pas devant un Dieu. Mais pour l’instant, prends le temps de la réflexion et dis-moi quels livres tu voudrais emprunter. »
Pour Ernie, c’était tout réfléchi : il emprunterait la suite des aventures de Chilpéric. Mais il ne pouvait pas prendre cette décision seul car, depuis toujours, il lisait autant pour lui-même que pour sa communauté. Avec l’âge, il avait changé de public en passant de la cour de récréation aux « séances de travail joyeux » mais, l’un dans l’autre, il n’avait jamais cessé d’être conteur pour les Hommes illettrés. Il adorait ces moments et avec le temps, il avait appris à faire les voix, moduler son débit de paroles et inventer des péripéties quand venait le couvre-feu. (A l’arrivée, ses histoires n’avaient qu’un vague rapport avec celles qu’il lisait mais cela, il était le seul à le savoir.)
Évidemment, le concept de « séance de travail joyeux » avait été inventé par les Géants mais ensuite les Hommes se l’étaient approprié, trouvant effectivement ces séances de travail beaucoup plus légères que les corvées quotidiennes, grâce à la convivialité qui régnait autour des tables ces soirs-là (lundis, mercredis et vendredis). De plus, les travaux qu’on y réalisait étaient constitués de petites choses, répétitives certes, mais qui laissaient de la place à la créativité de chacun : il s’agissait de peinturlurer des vases, d’apprêter des plumes à écrire, etc.
Ce mercredi-là donc, Ernie ne reprit pas l’histoire qu’il avait commencée depuis un mois déjà (les premières aventures de Chilpéric) et demanda leur avis à ses auditeurs. S’ensuivit un tohu-bohu duquel Ernie ne put extraire aucune consigne claire. Certains voulaient des histoires romantiques, d’autres de grands mythes chevaleresques, d’autres encore préféraient une histoire à chute… Une voix pincharde se fit entendre tout à coup au-dessus des autres :
« Les Livres fondateurs ! »
Les yeux se tournèrent alors vers la petite fille qui avait crié. Il s’agissait de Virginie, une fillette qui était en train de jouer mais qui avait entendu de quoi parlaient les grands.
« La maîtresse elle a parlé des Livres fondateurs hier ! C’est eux qui faut qu’t’empruntes, Ernie ! »
Les Livres fondateurs. Cela rappelait effectivement quelque chose à Ernie. A sa classe aussi, la maîtresse géante en avait touché deux mots avant de passer à des sujets plus sérieux que la littérature. Il avait presque oublié cet épisode mais en y pensant bien, il se souvint que sur le coup, il avait eu envie de poser des questions avant de se rappeler que poser des questions à des Géants n’était du tout une bonne idée ; d’autant plus que l’école n’était pas un lieu adapté pour parler de livres ou de lecture. Finalement, il avait interrogé Perto qui avait consciencieusement noyé le poisson.
Une femme d’une trentaine d’années, la collègue de Corine Thiry depuis qu’elle avait été transférée à la mairie, intervint pour préciser :
« Si j’me souviens bien, il y en a trois.
— Oui, confirma un vieil homme, à notre époque, on nous avait aussi parlé des Livres Fondateurs. Il y avait l’Enclopydécie ou quelque chose comme ça et deux autres que je me rappelle plus les noms.
— C’était pas l’Encolpécyclie ? demanda un troisième.
— Y avait aussi l’Histoire commune. Mais çui-là à mon avis, c’est cuit. Les Géants veulent jamais rien nous dire sur le passé.
— Moi j’crois que l’troisième parlait des gauchers.
— Mais non, c’était rapport avec la droite au contraire !
— Le droit, les droits même plutôt, intervint Julien, pas la droite !
— Donc, pour faire court, Ernie, faudrait qu’tu voies lequel des trois tu pourrais emprunter, conclut Bertrand. Si on nous en a tous parlé alors qu’on sait pas lire, c’est qu’y doit y avoir une raison. »
Ernie acquiesça. Il aurait préféré des livres plus drôles mais la voix de la majorité avait parlé et, parmi les Hommes, rien n’avait autant de poids que la volonté du plus grand nombre. (Sinon la volonté des Géants bien sûr, mais ce n’était pas vraiment un choix de société.)
« D’accord, je demanderai des précisions à Perto demain matin. En attendant, je crois que nous avons laissé Chilpéric attaché à la queue d’un dragon vendredi soir… » Et Ernie reprit son histoire de dragon tout en enfilant des feuilles mortes sur une ficelle pour faire des guirlandes que les Géants utiliseraient à leurs fêtes. Mais il avait à peine eu le temps de sortir Chilpéric de sa situation périlleuse qu’il fut interrompu par Marie-Marguerite, la doyenne de quatre-vingt-sept ans et demi :
« Mon jeune Ernie, je trouve que tu as une mauvaise mine ce soir, tu ne veux pas aller te coucher ? »
La voix chevrotante de Marie-Marguerite était extrêmement calme, elle ne se souciait pas du tout de la santé d’Ernie. Les quelques mots qu’elle avait prononcés correspondaient à un rituel capital : la communauté allait préparer les dix-sept ans d’Ernie et donc choisir son surnom. Et pour que la délibération se déroule convenablement, il fallait que l’intéressé n’y soit pas présent.
Ernie arrêta donc son histoire en plein milieu, lâcha sa guirlande, et se leva poliment, son cœur battant à tout rompre. Julien lui fit un clin d’œil et sa mère l’embrassa quand il passa derrière elle. Tous les deux allaient participer aux échanges et il leur faisait confiance pour peser dans la balance et lui donner le meilleur surnom possible.
Depuis que Marie-Marguerite était doyenne, les surnoms avaient été plutôt bienveillants, mais cela n’excluait pas qu’Ernie écope d’un vieux tromblon. Il en craignait plusieurs, à commencer par « Le Gringalet », « La Brindille » ou « L’Intello » et il en imaginait difficilement un qui pourrait lui plaire. Pourtant, il en aurait un, à vie, et il le connaîtrait quand il serait majeur, c’est-à-dire sous très peu de jours.
Le lendemain, ce problème de surnom lui trotta dans la tête terriblement, d’autant plus que Julien avait eu l’excellente idée de lui faire entendre que le choix de la majorité avait été une catastrophe. Il s’en fallut de peu pour qu’il oublie de mentionner à Perto son option pour les Livres fondateurs.
« Les Livres fondateurs ? répéta le Géant avec un air soudain plus sombre. Mais pourquoi ?
— Parce qu’on s’est dit que ça devait être important puisque ce sont les seuls livres dont on nous a parlé à l’école.
— On ? C’est qui "on" ?
— Tous ceux à qui je raconte les histoires que je lis ici : les gens de la maison. » répondit Ernie sur le ton de l’évidence.
Perto soupira longuement.
« Tu comptes leur lire les livres que tu vas emprunter ?
— Oui, mais je m’arrangerai quand même pour les rendre plus intéressants comme je le fais déjà. Et puis, je…
— Ernie, coupa le Géant, je sais que chez vous la communauté est très importante mais ce n’est peut-être pas une bonne idée de leur lire les livres directement. Lire un roman et le raconter sont des exercices très différents. Et surtout, tu devrais choisir tes livres toi-même. On lit avant tout pour soi.
— De toute manière, j’aurais choisi les Livres fondateurs. » mentit Ernie pour éviter d’avoir à argumenter plus longtemps.
Perto soupira encore plus longuement.
« Est-ce que tu… Ou plutôt : est-ce que vous savez au moins de quoi il s’agit ?
— Je crois qu’ils sont trois, dit Ernie fièrement. L’Histoire commune, le Livre de droit et L’Emplodycélie. Pour le dernier, nous ne sommes plus très sûrs du nom.
— Seulement pour le dernier ? railla le Géant. Il s’agit de La Grande Histoire Commune, du Livre des droits et de L’Encyclopédie. En-cy-clo-pé-die. »
Perto fit une pause et reprit :
« L’Encyclopédie et La Grande Histoire Commune font partie des livres interdits pour les Hommes. Quant au Livre des droits, il est emprunté en ce moment. Enfin, je crois… je te dirai quand on me le rendra. En attendant, nous avons du pain sur la planche. Va au premier étage, j’ai quelque chose à te montrer. J’arrive dans deux minutes. »
Ernie obéit sans rien ajouter : il savait bien que Perto n’avait pas plus de pouvoir sur les livres interdits et que sur le retour des livres empruntés. Ernie attendrait et ses compagnons aussi. De toute manière, il avait deux ou trois histoires d’avance à leu raconter parmi ses lectures précédentes.
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