Chapitre 3 : Hors-la-loi
Rapidement, Ernie prit confiance dans le surnom qu’on allait lui donner car il observa que sa mère avait rarement été aussi loquace que pendant les jours qui précédèrent son anniversaire. Or, cela signifiait forcément qu’elle était au septième ciel et donc que le surnom était loin d’être horrible. Il fut rassuré de la même manière pour le cadeau qu’on lui avait préparé. Seule l’inquiétait l’anxiété que Perto semblait vouloir lui dissimuler. De jour en jour, le Géant avait des cernes de plus en plus impressionnants et il devenait de plus en plus irascible. Ernie ne voyait qu’une explication possible : la grand-mère du Géant, seule parente encore en vie qu’Ernie lui connût, devait être en mauvaise santé.
Le point d’orgue du malaise de Perto s’exprima de manière évidente le jour même de l’anniversaire d’Ernie. Non seulement il ne le lui souhaita qu’à la fin de la journée, mais encore l’accompagna-t-il de recommandations étranges sinon suspectes :
« Ernie, profite bien : chez vous, le passage à l’âge adulte est un grand jour alors vis-le jusque dans tes tripes. Et prends bien soin de ton cadeau.
— Tu sais quel est mon cadeau ? s’étonna Ernie.
— Oui, et tu es un Homme très chanceux. File, tu vas être en retard ! »
Malgré ses propos enthousiastes, Perto n’avait pas souri une seule fois. Ernie en déduisit que sa théorie à propos de la grand-mère du Géant se confirmait. Le soir même, il prierait pour son ami et pour le salut de la vieille femme. Il n’y avait rien d’autre à faire de toute manière et, vu le manque de foi des Géants, il ne valait mieux pas compter sur eux pour y penser.
Lorsqu’il entra dans la salle commune, Ernie fut accueilli par un tonnerre d’applaudissements. Enfin, son moment. Tous les habitants de la maison étaient rassemblés, même les quelques-uns auxquels il n’adressait la parole que trois fois l’an. La salle commune avait été illégalement décorée avec les guirlandes pas encore livrées et, pour l’occasion, on avait allumé toutes les chandelles.
Marie-Marguerite s’avança du milieu des Hommes, une main vissée sur sa canne et une feuille de papier dans l’autre. La feuille ne pouvait contenir aucun discours puisque la doyenne ne savait pas lire. Pouvait-il s’agir du cadeau ? Ce n’était pas dans les habitudes d’offrir des bouts de papier : on préférait habituellement une petite construction décorative fabriquée par les amis les plus proches ou une représentation éphémère au cours de laquelle on disait du bien de l’« anniversifié ».
La vieille femme se râcla la gorge et entama le triple éloge qui rappelait les qualités et les hauts faits de la mère d’Ernie, de son père et de lui-même. C’était la première fois qu’il entendait le récit de l’irruption inattendue de son père à Témor-la-Petite puis de sa mort héroïque par une autre bouche que celle de sa mère et il fut étonné de s’apercevoir que cette version était très proche : sa mère n’avait pas tellement enjolivé ni dramatisé la réalité.
Après de nouveaux applaudissements, Marie-Marguerite lui offrit le papier. Un peu chiffonné et taché à plus d’un endroit, il était couvert d’écritures maladroites, en majuscules scriptes (ou capitales-bâtons comme disait Perto). Ernie n’en revenait pas : les autres avaient écrit ! Ils lui avaient tous laissé un mot différent, personnel. Pour y parvenir, ils s’étaient forcément fait aider par Perto, L’Exception-Qui-Confirme-La-Règle, ce qui représentait un énorme effort d’humilité de leur part. Un groupe d’Hommes qui demandait de l’aide à un Géant, du jamais-vu !
Ernie essaya de calmer ses émotions et sa voix pour articuler un merci.
« Tu les liras tout à l’heure, dit Marie-Marguerite avec une douce autorité, il va bientôt être l’heure de manger et je ne t’ai pas dit quel était ton surnom. » A nouveau, la doyenne procéda à de longues explications sur le pourquoi du comment avant d’aborder le cœur de la question :
« …Ainsi, parce que tu te lèves en même temps que le soleil et que tes gentilles attentions comme tes nombreuses histoires nous font rayonner dans les journées sombres, Ernald Thiry, fils de Corine et Raphaël Thiry, dit Ernie, tu seras désormais connu pour le restant de tes jours – puisse le Seigneur t’en accorder de beaux et nombreux – sous le nom d’Allume-Soleil. »
Ernie fut comblé.
Julien et deux ou trois de ses amis sifflèrent entre leurs doigts tandis que les autres applaudissaient encore et que sa mère lui sautait au cou comme après vingt ans d’absence.
Puis, on passa à table et, pendant le repas, Ernie découvrit les mots un à un et prit soin de remercier chacun personnellement, du moins quand il y avait une signature ou que l’identité de l’auteur ne faisait aucun doute. La soirée s’écoula sans même qu’il s’en aperçût.
Quand il se coucha, il glissa la feuille de papier sous sa paillasse, faute de pouvoir la mettre sous un quelconque oreiller. A l’ordinaire, Ernie s’endormait peu après Julien et bien avant sa mère. Pourtant, cette nuit-là, il resta éveillé pendant des heures, allongé sur le dos dans l’obscurité la plus totale.
Les mots qu’on lui avait écrits lui revenaient en tête sans arrêt. Certains étaient assez drôles sans que l’auteur l’ait voulu (Pierrot avait ainsi écrit un très philosophique et personnel « Dix-sept ans, c’est pas tous les jours »), d’autres étaient extrêmement émouvants (« Fier d’avoir un frère comme toi », que Julien n’aurait jamais prononcé à voix haute) et d’autres encore étaient très obscurs et révélaient le profond désemparement de ceux qui avaient dû se retrouver devant Perto sans savoir quoi lui dicter. Le plus souvent, ces messages étaient de vieux dictons qui pouvaient toujours faire l’affaire (à l’image du célèbre « pour qu’les gosses braillent pas, un bon papa suffit pas » que Véronique avait laissé à Ernie sans qu’il ait la moindre idée de l’enseignement à en retirer).
Et puis, il y avait le surnom ! Ernie se le répétait en silence : Allume-Soleil, Allume-Soleil… Douze ans après, il avait réussi. Toutes ces choses qu’on lui avait dites à l’enterrement de son père, voilà qu’il les avait réalisées. Il était digne de lui, digne d’être appelé son fils. Et les Hommes l’avaient reconnu en lui donnant un surnom si proche de celui de Raphaël Thiry, Soleil-d’Ailleurs. Enfin, cerise sur le gâteau : il avait réussi à se démarquer suffisamment de la trace de son père en exerçant des fonctions jusque-là inexistantes chez les Hommes : conteur de travail joyeux et bibliothécaire.
Il était donc très tard quand Ernie s’endormit, un coin de la bouche solidement fixé à chaque oreille.
La chute du lendemain n’en fut que plus dure. Ernie commença à la pressentir au moment où il arriva en haut des marches de la bibliothèque, quand il vit un écriteau sur la porte : FERMETURE EXCEPTIONNELLE. RÉOUVERTURE PROCHAINE. Par acquit de conscience, Ernie poussa le panneau de chêne de toutes ses forces. Il ne bougea pas.
« Allume-Soleil ! » le héla alors une voix derrière lui. Dans la bouche de Perto, le surnom avait soudain l’air pompeux mais Ernie ne s’en inquiéta pas : un Homme ne se faisait que très rarement appeler par son surnom. Plus inquiétante en revanche était la mine pâle et fripée du Géant qu’on aurait cru sorti d’un caveau. Ernie se mordit la lèvre : il avait absolument oublié de prier pour la grand-mère de son ami.
« Tu prends des congés ? demanda-t-il en songeant que le terme de vacances n’était sans doute pas le plus approprié.
— Non, pourquoi ? Je suis juste passé à la mairie régler une broutille, excuse-moi pour le retard.
— Et l’écriteau alors ? C’est pour faire fuir les clients ?
— Non, les Biblo ! »
Monsieur Biblo était l’ancien bibliothécaire, un Géant qui avait déjà les cheveux gris quand Ernie avait quatre ou cinq ans et dont il avait toujours eu une peur panique. A l’époque, il s’appelait encore Monsieur Biblion, si Ernie se souvenait bien. Mais il ne voyait toujours pas le lien avec l’écriteau. Perto s’expliqua :
« Je fais mon inventaire aujourd’hui et si je l’indique sur la porte, Biblo va insister pour m’aider toute la journée. Et son aide, je préfère encore m’en passer.
— Et tu ne m’as rien dit hier ?
— J’ai dû oublier… »
Pendant que le Géant le faisait entrer dans la bibliothèque, Ernie commençait à sérieusement se demander quelle mouche avait piqué son ami. Qu’il lui mente une fois par-ci, une fois par-là, quoi de plus normal puisque les Hommes devaient ignorer tant de choses ? Mais qu’il dissimule la raison pour laquelle il avait pondu l’idée d’inventorier sa bibliothèque du jour au lendemain… cela devenait très étrange.
« Ah, j’ai aussi une bonne nouvelle pour toi ! lança Perto du fond de la bibliothèque. Le Livre des Droits a été rendu hier soir ! Je crois qu’il est par ici… »
Curieux de voir à quoi ressemblait le fameux ouvrage, Ernie rejoignit le Géant et découvrit un beau livre en cuir marron, haut et large pour s’adapter aux grandes paluches des Géants mais étonnamment mince.
« C’est très court, commenta-t-il en faisant tourner les quelques pages du si bel ouvrage. Je me demande si les autres vont être contents. »
Là-dessus, Ernie referma le livre et le déposa dans un coin bien en évidence où il le reprendrait pour aller déjeuner dans sa maison commune à midi.
« Attends ! l’interrompit Perto, il faut que tu lises le début pour savoir s’il est à ton goût.
— Non, refusa poliment Ernie que le Livre des droits intéressait beaucoup moins que les aventures de Chilpéric. Je le découvrirai en même temps que les autres.
— J’insiste. »
Le ton du Géant ne souffrait pas réplique. Et en voyant ses muscles tout contractés, Ernie commença à penser que sa grand-mère avait moins à voir avec son anxiété que le Livre des Droits. Il reprit donc l’ouvrage joliment relié entre ses mains et lui jeta un regard soupçonneux. Que contenait-il de si important ?
« Si tu veux que je lise quelque chose tout de suite, dis-le-moi plutôt que de tourner autour du pot !
— Page 7, dit Perto avec amertume, après le Préambule, l’article premier.
— Tu es sûr de toi ? Si c’est quelque chose que les Hommes ne doivent pas lire, on peut arrêter et reprendre tranquillement comme avant. Les autres comprendront très bien, ajouta Ernie en réfléchissant à ce qu’il pourrait leur dire pour ne pas les décevoir.
— On ne peut plus faire marche arrière, Ernie. Maintenant que tu sais lire et que tu as demandé à lire ce fichu bouquin, il n’y a plus d’autre choix que d’aller au bout. Les Géants ne peuvent pas prendre le risque que tu tombes sur la vérité par inadvertance.
— Tu sais que tu me fais peur…
— J’aurais vraiment voulu que ça se passe autrement mais essaie de me faire confiance. »
Ernie hésita. Il aurait confié sa vie à Perto sans réfléchir et pourtant, à ce moment-là, rien ne lui semblait plus imprudent que d’obéir. Connaître quelque chose d’interdit pour un Homme était passible de mort. Mais désobéir à un ordre direct d’un Géant, si stupide fût-il, était également passible de mort. C’était évidemment la peine la moins dure chez les Hommes mais cela n’empêchait pas Ernie de craindre la mort au plus haut point.
A bien y réfléchir, si Ernie devait mourir, il préférait y passer en connaissant la vérité plutôt que d’être pendu sans savoir pourquoi. Il ouvrit donc le livre si mince à la page 7. Ses doigts tremblaient et Perto n’osait pas le regarder.
« Vraiment…
— Lis !
— Article premier… trad. -1092 ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— C’est l’année de traduction, pas important.
— Aucun des Neuf peuples ne pourra être asservi ou dominé par un ou plusieurs autres peuples ou par le Suprême Conseil. Cette disposition, d’ordre public, peut être invoquée devant le Suprême Conseil ou tout autre organe juridictionnel international. »
Ernie ne demanda pas ce qu’étaient le Suprême Conseil ou l’ordre public. Il avait trop bien compris que ce n’était pas l’important. Ce qui comptait, c’était de savoir si le peuple des Hommes faisait partie des « Neuf ». Il lut l’alinéa suivant :
« Ces Neuf Peuples sont, sans hiérarchie entre eux : les Hommes, les Dragons, les Floralfées, les Géants, les Magivers, les Homrochs, les Aquilles, les Hylves et les Escureuils.
Ernie n’avait pas besoin d’être fin juriste pour comprendre la principale implication des deux phrases qu’il lues : les Géants n’avaient pas le droit d’opprimer les Hommes. L’esclavage des Hommes était interdit. Comment se pouvait-il que personne ne s’en offusque ? Parmi ces Neuf Peuples, n’y en avait-il pas un ou deux qui ne soient pas d’accord avec cette violation du droit ? Et les Géants eux-mêmes ? Il fallait leur dire que… Vu le peu de scrupule des administrateurs, Ernie comprit que leur signaler l’illégalité de la situation ne servirait à rien sauf à abréger sa vie à lui.
— Tu comprends le problème ? »
Il acquiesça. Plus que sur le problème, il s’interrogeait sur les solutions. Il demanda :
« Et il y a un truc juridictionnel à Témor ? ou un Suprême Conseil ?
— Non, et il faut sortir pour l’instant.
— Sortir d’où ? s’exclama Ernie. Tu ne veux quand même pas me faire évader ? Tu sais que c’est la division immédiate, une tentative d’évasion ! Réussie ou pas.
— Ne t’inquiète pas, il ne s’agit pas d’une évasion. C’est plutôt… bref, il va quand même falloir faire les choses discrètement. Tiens, grimpe là-dedans. »
Joignant le geste à la parole, Perto lui désigna une grande hotte en osier qu’Ernie n’avait jamais vue.
« Mais on va savoir que je suis parti ! Évasion, division ! s’affola Ernie en répétant ce que la maîtresse serinait aux petits écoliers dès le plus jeune âge.
— La ville ne sera pas divisée, Ernie, fais-moi confiance ! Maintenant monte dans le panier et tais-toi.
— Mais je ne veux pas risquer une division ! » s’entêta Ernie qui, comme tous les Hommes, était terrifié à l’idée qu’on sépare définitivement les hommes et les femmes de sa ville pour empêcher toute procréation et ainsi éradiquer une partie de son espèce. La division constituait en effet la deuxième et dernière peine du système pénal en vigueur et elle était considérée comme la plus lourde.
Ernie, emporté par une peur cultivée dès le plus jeune âge prit donc ses jambes à son cou et traversa la bibliothèque. Il savait qu’il n’avait aucune chance en passant par la porte qui était bien trop lourde pour lui alors il avisa la fenêtre heureusement ouverte et se prépara à sauter aussi haut que possible pour atteindre l’ouverture. Mais alors qu’il commençait à s’élever, son corps s’arrêta, retenu par le col de sa chemise.
Ernie retomba en arrière, la pomme d’Adam enfoncée dans la gorge. Il toussa comme un perdu, sûr de savoir ce que pouvait ressentir un chien sur la laisse duquel on tire violemment. Perto le souleva et l’enfourna dans la hotte sans mot dire. Puis il la mit sur son dos et dit :
« Il n’y aura pas de division, Ernie. Mais si tu cours dans la rue et que l’administration a un doute sur ce que tu as pu dire à tes petits copains, là, tu peux être sur que vous y passerez tous. »
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