Chapitre 4 : Les ordres du roi

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En y réfléchissant bien, Ernie avait été enlevé. Comme Chilpéric. Et l’auteur du rapt n’était autre que Perto. L’Exception-Qui-Confirme-La-Règle ? C’était plutôt L’Exception-De-Rien-Du-Tout ! Tout en se massant le cou, où apparaîtrait sans doute une marque rouge à la manière de celle laissée par la corde des pendus, Ernie pensa au Géant. Bêtement, il l’avait pris pour son ami, malgré la différence d’âge, malgré l’antagonisme entre leurs peuples, malgré l’avis de sa mère et des autres Hommes… Et voilà que Perto l’enlevait pour l’emmener hors du Département des Hommes. Autrement dit, il l’emmenait à la mort.

Et le Géant avait tout minutieusement préparé : l’autorisation de l’administration, le faux inventaire, l’emprunt du Livre des Droits en attendant… Ernie avait été piégé et il détestait cette sensation presque autant que de savoir que le coup venait de son meilleur ami.

Un doute s’immisça dans l’esprit d’Ernie : est-ce que Perto ne lui avait pas appris à lire uniquement pour qu’il découvre cet article premier du Livre des Droits ? Mais pourquoi ? Qu’espérait encore Perto ? Qu’avait-il prévu ? Emmener Ernie devant l’une de ces instances qui permettraient de libérer les Hommes ? Il pouvait plaider lui-même, il n’avait pas besoin d’Ernie pour cela, et encore moins de s’y prendre aussi violemment !

Dans la hotte, le temps passa lentement. Ernie n’osait pas tenter quoi que ce soit car il savait que les avertissements de Perto n’étaient pas des menaces en l’air. Il resta donc silencieux, avec une main toujours sous son nez pour atténuer l’odeur de renfermé. Au bout d’un certain temps, le Géant expliqua à Ernie qu’ils s’étaient suffisamment éloignés de Témor-la-Petite pour parler tranquillement.

« S’il n’y a personne, fais-moi sortir, que je marche à côté de toi.

— Non.

— Pourquoi ? Tu as peur que je m’enfuie ? Tu as déjà montré que tu es amplement capable de me rattraper, dit Ernie entre ses dents.

— On peut toujours nous voir de loin, répliqua Perto. Et puis, de toute façon, tu ne marcherais pas assez vite.

— On est pressé ?

— Oui, il faut que j’atteigne la frontière avant la tombée de la nuit, répondit le Géant d’une voix qu’il essayait de faire la plus douce possible. Je suis content que tu ne me fasses pas la tête en tout cas. »

Ernie fut piqué : bien sûr qu’il lui faisait la tête ! Il laissa donc un silence gênant dans la conversation et reprit fermement :

« Je te laisse une chance de te justifier. Je verrai ensuite si je dois te pardonner ou non.

— Ah, qu’est-ce que tu veux savoir ? s’inquiéta Perto.

— A ton avis ? Quelques bouts de vérité avec des élucubrations au milieu pour me tenir en haleine !

— C’est bon, j’ai compris, je vais commencer par le début alors. Au printemps, j’ai reçu un message par gre-pigeon de la part du roi. Il avait entendu parler de tes demandes administratives et il souhaitait qu’on te donne ce que tu voulais. J’ai donc transmis cet ordre aux administrateurs qui sont un peu maniaques et qui t’ont donc fait commencer au nouvel an, le premier septembre.

— Le roi des Géants s’est intéressé à mon cas ? s’exclama Ernie très flatté. Pourquoi ?

— Parce qu’il avait ses raisons. Dans sa lettre, il m’enjoignait aussi à ne pas te faire lire les livres qui traitaient de sujets interdits, et il me disait que le jour où tu voudrais voir le Livre des Droits, je devrais le contacter par pigeon à nouveau.

— Et moi, c’est le premier livre que je t’ai réclamé puisque c’est le seul dont on nous ait parlé à l’école.

— Oui. Enfin remarque que les choses auraient fini par se produire de toute manière, quand tu aurais fini ton apprentissage et eu accès à tous les livres. Hier soir, poursuivit Perto, j’ai enfin reçu la réponse du roi. Il était étonné que tu aies réclamé le Livre des Droits en premier et ordonnait de te le faire lire pour ensuite te faire sortir du Département et t’amener rapidement à Togorville. Tu comprends que je n’avais pas le choix ! J’ai même un peu désobéi en allant ce matin à la mairie pour dire à ta mère de ne pas s’inquiéter de ton absence.

— Mais c’est la meilleure manière de l’inquiéter !

— C’était toujours mieux que de ne rien dire : ce soir, les Hommes apprendront que tu as été mis en prison. »

Ernie resta estomaqué un moment. La prison existait toujours pendant un an avant le Grand Amendement et on y mettait les condamnés dans l’attente du vote car les Hommes pouvaient choisir de faire relâcher tous les prisonniers ; dans le cas contraire, les prisonniers étaient exécutés. Mais comment les autres pourraient-ils croire qu’on l’avait mis en prison ? Et sa mère qui se douterait que ce n’était pas vraiment le cas… Ernie pouvait déjà prévoir la suite : sa mère le dirait à Julien et, progressivement, à d’autres. Le ragot se répandrait et tout le monde croirait à une évasion dissimulée par les Géants dans l’attente d’une division ! Ce serait la panique générale. Et, accessoirement, on le prendrait pour un traître à son peuple.

Après un quart d’heure passé à digérer la nouvelle, Ernie reprit ses questions :

« Maintenant, je voudrais que tu me dises pourquoi le roi se comporte de cette manière. S’il veut nous libérer, il n’a qu’à le faire et on l’en remerciera ! Il n’a pas besoin de stratagèmes…

— Si. Il faut que tu comprennes que les Hommes ne sont pas les esclaves du roi ou des Géants…

— QUOI ! explosa Ernie. Tu crois qu’on est quoi, exactement ? Des travailleurs joyeux ? Tu crois qu’on aime ça, de vivre pour travailler, d’avoir un couvre-feu, de manger et de dormir ensemble ? Tu crois qu’on ne voit pas que votre vie est bien plus confortable ? On accepte parce qu’on n’a pas le choix, c’est tout ! Parce que vous faites deux fois notre taille et que vous nous avez parqués comme des moutons !

— Descends de tes grands chevaux, je…

— Je ne descends de rien du tout ! Vous les Géants, vous… »

Ernie se retrouva le nez dans l’osier. Perto s’était arrêté net.

« Tu vas me laisser parler, oui ? fit-il sur un ton qu’Ernie associait instinctivement aux Géants.

— Mmh, grogna-t-il.

— Bon ! Je n’ai pas dit que les Hommes n’étaient pas des esclaves : j’ai dit qu’ils n’étaient pas ceux des Géants. Ce n’est pas la même chose.

— Le résultat n’est quand même pas très différent… marmonna Ernie.

— C’est le Suprême Conseil qui vous a placés dans cette situation… "sous tutelle", compléta le Géant sans fierté.

— "Sous tutelle" ? trépigna Ernie. Vraiment ? Et qui est le Suprême Conseil pour s’imposer aux Hommes et au roi des Géants ?

— C’est une assemblée de rois pour faire court. Quoi qu’il en soit, les Géants ont un peu changé d’avis depuis le temps et d’autres peuples aussi. C’est la raison pour laquelle Togor XVI s’est arrangé pour que tu lises le Livre des Droits et que tu puisses l’invoquer devant le Suprême Conseil.

— C’est pour ça que les seuls livres dont on nous parlait à l’école, c’étaient les Livres fondateurs, déduisit Ernie.

— Non, c’était une exigence du Suprême Conseil : les conseillers considéraient que de cette manière, vous aviez les moyens de vous sortir de votre pétrin vous-mêmes…

— Dis-moi que c’est une blague ! s’indigna encore Ernie. Quelle bande d’hypocrites ! S’ils le voulaient vraiment, ils auraient peut-être pu nous apprendre à lire pour commencer ! »

Le reste de la discussion fut à l’avenant. Puis, quand Ernie se fut bien dépensé en récriminations contre la manière dont allait le monde, il mangea la pomme qui traînait dans sa poche et décida d’une bonne sieste.

Un choc le réveilla quand Perto posa la hotte et en souleva le couvercle.

« Si tu veux te dégourdir les jambes, c’est le moment. Après, je ne te laisserai plus sortir jusqu’au mur. »

Ernie ne se le fit pas dire deux fois et bondit hors de sa prison portative. L’air était chaud mais par comparaison avec l’atmosphère fétide et renfermée qu’il quittait, Ernie le trouva plus frais qu’une bise printanière. Alentour, il n’y avait que des champs ou des prairies, avec un arbre par-ci par-là. Ernie n’était jamais allé aussi loin de chez lui, pourtant ce paysage lui était familier. Tout le Département devait se ressembler, finalement. Ou bien était-ce le monde entier ? Il avait du mal à le croire.

Au loin, un gros serpent gris-vert découpait l’horizon entre ciel et terre.

« C’est le mur ? demanda Ernie.

— Oui, répondit Perto que la fatigue accumulée dans la journée avait couché sous un arbre bas.

— Et tu crois qu’on y sera avant la nuit ?

— Normalement oui. Mes jambes devraient tenir jusque là-bas. »

Ernie profita encore du paysage. Il ne savait pas pour combien de temps on comptait le retirer à son chez-lui alors il imprima dans son esprit les formes, les couleurs et les senteurs. Son regard fut soudain accroché par une petite grappe de perles blanches à quelques mètres. Il courut la cueillir et la ramena précautionneusement à Perto.

« J’ai trouvé une clocheline-qui-chante ! Avoue que c’est surprenant aussi tard dans la saison !

— On dit "colchine", pas "clocheline", corrigea Perto sans regarder la fleur.

— Nous, on dit "clocheline" parce que c’est en forme de clochette. Tu sais à quoi elles servent, les clochelines ?

— A orner les tombes ? proposa le Géant trop fatigué pour réfléchir.

— Non, à prédire l’avenir. Il suffit de souffler dans la tige pour le connaître. Si toutes les clochettes s’envolent, la tige fait le son d’une flûte, c’est un bon présage. Si c’est l’inverse, c’est un mauvais présage.

— Et vous y croyez ? Vous qui êtes si religieux ? Tu sais que les présages relèvent du paganisme… Si ton curé te voit faire ça, tu vas être bon pour un sacré sermon.

— Mais non, on fait ça sans y croire. » expliqua Ernie, étonné que Perto en connaisse si long sur la religion.

Malgré tout, il souffla avec conviction et fut très soulagé d’entendre le petit sifflement. Même si les présages ne valaient rien, ils étaient toujours bon à prendre quand ils allaient dans le sens qu’on voulait.

Alors que le ciel commençait à rosir, Perto arriva au gigantesque mur de pierres rondes et moussues qui avait arrêté presque toutes les tentatives d’évasion depuis deux siècles et demi. Vingt fois plus haut que le Géant, le vieux monument entourait tout le Département des Hommes et ne comptait qu’une seule issue, à l’ouest, gardée comme la porte d’un coffre-fort. Perto s’avança jusqu’aux gardes-frontières et leur présenta la lettre cachetée que le roi Togor avait jointe à son message. Les deux Géants furent étonnés de devoir laisser sortir un Homme du Département mais ils n’opposèrent pas de résistance au cachet royal.

« Nous allons nous arrêter dans l’auberge la plus proche pour la nuit, prévint Perto une fois de l’autre côté. Je préférerais que tu ne sortes pas avant que nous soyons dans la chambre, pour ne pas attirer l’attention. »

Ernie allait répondre quand le Géant se figea net.

« Je crois que ça va être plus délicat que prévu, grogna-t-il. Sors de là, il y a des hommes qui nous attendent dehors. »

Ernie s’extirpa donc hors du panier et découvrit à quelques dizaines de pas devant eux, des cavaliers qui leur faisaient face, tous en uniforme militaire. L’un d’eux sortit du groupe, un casque à plume sur la tête, ce devait être le plus gradé de tous.

« Bonsoir l’ami ! s’exclama-t-il pompeusement. Je vois que c’est vous qui avez escorté le trublion jusqu’ici ! Vous pouvez respirer : c’est à nous d’œuvrer désormais. » Ernie voulut rire en entendant le langage de l’officier mais comme il ignorait ce que signifiait le mot trublion, il conserva un air impavide.

« Bonsoir, lieutenant, répliqua Perto très fraîchement. Je n’ai pas été informé de votre présence et encore moins de votre intervention.

— Vous m’en voyez désolé, mais qu’à cela ne tienne, remettez-moi l’Homme.

— L’Homme a un nom, lieutenant, et moi aussi. Il s’appelle Ernald Thiry et je suis Perto. Deuxième du nom. »

Ernie tiqua en entendant son nom complet qu’il trouvait laid et le lieutenant se rembrunit à la mention « deuxième du nom ». (Pour Ernie, cette précision n’avait aucun sens.)

« Dans ce cas, Monsieur Perto, veuillez me remettre Monsieur Thiry.

— Non. J’ai reçu un pigeon du roi hier soir, me portant une lettre cachetée par lui et m’investissant d’une mission qu’il m’appartient seul d’acquitter, scanda Perto avec les mêmes accents cérémonieux que son interlocuteur.

— Et de qui croyez-vous que je tienne mon ordre, Monsieur ? Avant-hier, Sa majesté m’a ordonné de vive voix de m’assurer de la personne Monsieur Thiry. Alors vous imaginez bien que je ne vais pas céder devant les prétentions d’un quidam simplement missionné via pigeon !

— Via pigeon ! répéta Perto éberlué par tant de stupidité. J’ai une preuve écrite, cachetée et récente et vous m’opposez que je l’ai reçue via pigeon !

— Obéissez ! commanda le lieutenant en descendant de cheval et en tirant son épée. Ou je vous assure que vous verrez ce qu’il en coûte de s’opposer à la volonté du roi ! »

Derrière lui, ses quatre soldats l’imitèrent, lance au poing. Ernie oublia alors le vocabulaire ridicule du militaire et comprit que Perto et lui étaient dans de beaux draps. Mais il en fallait plus pour intimider le Géant qui sortit un grand coutelas de sa poche. Pour une fois, Ernie allait voir l’utilité des longues heures passées par son ami à aiguiser ses couteaux chéris. Cette perspective ne le réjouissait cependant pas car, tout trahi qu’il se sentît, il n’avait aucune envie de voir Perto se faire embrocher par la garde royale.

« Au nom du roi, rengainez vos armes ! » s’exclama soudain un cavalier venant vers eux au galop.

Ernie écarquilla les yeux. Combien de personnes se présenteraient-elles encore au nom du roi ? Il était plus que temps pour le souverain d’harmoniser l’action de ses sujets !

« Mon… Monsieur le Maire du palais, bredouillèrent simultanément Perto et le lieutenant en découvrant le nouveau venu.

— Messieurs ! Un peu de tenue ! »

Les adversaires se regardèrent méchamment une dernière fois et obtempérèrent. Le maire du palais soupira :

« Quand le roi m’a dit qu’il avait confié l’escorte de Monsieur Thiry au lieutenant Poromento, je me suis dit qu’il valait mieux que je m’en mêle mais je ne pensais pas avoir raison à ce point ! Monsieur Thiry restera avec moi jusqu’à Togorville. Poromento, vous pouvez pouvez retournez à votre garnison ; quand à vous Perto, rentrez chez vous ! »

Et c’est ainsi qu’Ernie vit Perto s’éloigner à contre-cœur tandis que lui restait avec le maire du palais, un Géant très civil et apparemment très important qui n’avait guère qu’un défaut à ses yeux : il n’était pas Perto.

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