Chapitre 5 : Le maire du palais

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Chapitre 5 : Le maire du palais

Dans la nuit, le gros serpent avait viré au gris-bleu. De l’autre côté, il y avait la mère d’Ernie et Julien. Ils devaient être morts de peur car chez les Hommes, ne pas paraître au dîner ne pouvait signifier que deux choses : la prison en vue d’une pendaison ou la mort, ce qui grosso modo revenait au même. Perto était passé à la mairie ce matin-là pour dire à Corine Thiry de ne pas s’inquiéter mais Ernie savait que ce ne serait pas suffisant. Si son absence durait trop longtemps, ce ne pourrait qu’être une catastrophe.

Ernie toussa. Assis à la fenêtre en pleine nuit, il était en train de prendre froid. Il retourna donc au fond de son lit géant. Il était dans l’auberge où Perto avait voulu descendre mais dans l’autre lit de la chambre, il y avait le maire du palais. Pour le repas, ce dernier avait interdit à Ernie la salle-à-manger si bien que, pour la première fois de sa vie, Ernie avait mangé seul, sous les yeux verts du maire du palais. Ces yeux logés au-dessus d’une moustache fine et bien taillée ainsi que les quelques phrases prononcées par le maire du palais avaient fait une excellente impression à Ernie. Il ne serait pas allé jusqu’à lui confier sa vie mais il comptait sur lui pour ne pas le traiter en prisonnier.

La nuit était à son plus sombre mais le sommeil ne venait toujours pas. L’esprit d’Ernie ne parvenait pas à se calmer tant il bouillonnait de questions en suspens. Alors Ernie se releva et retourna à la fenêtre. Il en était à son quatrième aller-retour.

Il posait à nouveau les yeux sur le mur du Département quand une idée lui passa par l’esprit. Il chercha dans sa poche de pantalon et soupira de soulagement : il n’avait pas oublié de prendre le papier qu’il avait reçu la veille. C’était peut-être la seule chose qui pourrait le rasséréner en l’absence de Perto. Il lut et relut chaque mot, particulièrement ceux de Julien et de sa mère.

Tout-à-coup, une lettre devint floue et se transforma en nuage d’encre illisible. Ernie essuya sa joue, un homme ne pleurait pas pour si peu. La lettre qui avait disparu venait de Bertrand et appartenait à un adage célèbre parmi les Hommes :

QUAND T’Y PEUX RIEN FAIRE, T’EN AS QU’A RIEN FAIRE

ET QUAND T’EN AS RIEN A FAIRE, FAUT PAS T’EN FAIRE.

Redondant à pleurer, mais Ernie trouva enfin le repos. Il était une mouche emportée par l’océan et, tant qu’il ne trouverait pas de brindille à laquelle s’agripper, il serait inutile d’essayer de s’en sortir tout seul.

Le troisième jour, le maire du palais se considéra suffisamment éloigné du Département des Hommes pour mettre Ernie en croupe, juste derrière lui, et le faire passer pour un Hylve, c’est-à-dire un homme d’un autre peuple, expliqua-t-il à Ernie. A partir de cet instant, les deux hommes commencèrent à faire connaissance et Ernie demanda rapidement :

« Que signifie votre titre, Monsieur le Maire du palais ?

— Vous ne savez pas ce qu’est un maire du palais ? s’étonna le Géant qui persistait à vouvoyer Ernie.

— Non.

— Et un premier ministre ?

— Pas plus.

— Dans ce cas, disons je suis le bras droit du roi. Je l’assiste dans ses fonctions et je m’assure que ses ordres soient bien exécutés.

— Donc vous êtes l’homme le plus important du royaume après le roi ?

— Je n’aime pas trop le dire comme ça mais ce n’est pas complètement faux.

— Et vous m’emmenez au roi ?

— Pas exactement. Je vais vous présenter au Suprême Conseil.

— Et qu’est-ce que je vais devoir leur dire ? Que les Hommes ne sont pas particulièrement heureux de leur situation ?

— Entre autres, oui. Mais j’espère que vous ne vous en tiendrez pas là. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle je me suis déplacé en personne.

— Je croyais que c’était à cause du lieutenant que vous étiez venu, dit Ernie en se souvenant des affirmations du maire du palais quelques jours plus tôt.

—Cette raison était très subsidiaire, ma foi. Mais je ne pouvais pas leur dire que le roi s’était repris quand il avait songé que vous auriez besoin de quelques leçons avant le conseil.

— Quelques leçons ? Vous voulez m’enseigner des choses sur le Suprême Conseil ?

— Oui. Il faut bien que vous sachiez à quoi vous attendre, sinon vous serez la colombe tombée dans une fosse aux crocodiles. »

Ernie ne demanda pas ce qu’était un crocodile car à partir de cet instant, le maire du palais ne s’arrêta plus de parler. Pour chacun des huit conseillers qu’Ernie allait rencontrer, et qui se trouvaient être des chefs d’État, il dressa des listes de caractéristiques, d’anecdotes, d’hypothèses… A la fin de la journée, Ernie avait la tête farcie d’informations.

Heureusement, les jours suivants, le maire du palais se contenta de vérifier qu’Ernie n’oubliait rien et n’ajouta plus de détails supplémentaires.

Environ une semaine avait passé quand ils arrivèrent à Togorville. Ernie découvrit la cité depuis une colline et il fut subjugué. En contre-bas, il n’y avait plus d’herbe jaunie par la sécheresse : tout était vert comme au printemps. C’était, dit le maire du palais, grâce à la proximité de la Mer de Thalasse et du fleuve Catino qui s’y jetait.

La ville en elle-même ressemblait à un océan, une mer de chaume blonde dont les crêtes formées par des bâtiments de plus en plus hauts semblaient s’écraser contre un écueil monumental : le Mont des Rois. Cette colline, qui jaillissait du milieu de la ville, portait en guise d’écume une gigantesque citadelle de pierre blanche qui avait cette harmonie particulière des ouvrages construits en une seule fois. Le donjon, les tours d’angles, les remparts, le pont-levis : tout était splendide et aucun élément ne primait sur les autres. Ernie n’avait jamais rien vu d’aussi majestueux.

« Ouah ! Est-ce que nous aussi, nous avons construit d’aussi beaux châteaux, avant ? »

Le maire du palais se raidit. Déjà mille fois, il avait évité de parler du passé des Hommes, ce qui s’était avéré particulièrement ardu au moment d’expliquer les opinions des différents peuples à propos de la liberté des Hommes.

« Disons que vous avez été surnommé le Premier Peuple, jadis. Votre citadelle de Delte était, dit-on, la plus grande forteresse de tous les temps. Mais les temps ont changé… »

Le Géant n’en avait jamais autant dit de sorte que, confidence pour confidence, Ernie s’épancha sur un doute qui l’étreignait depuis longtemps :

« Est-ce que vous croyez vraiment qu’ils vont nous libérer ? Et si ce n’est pas le cas… qu’est-ce qui va m’arriver ?

— Ma foi, je n’en sais rien, répondit le maire du palais avec douceur. Il semble impossible que vous obteniez le retour des Hommes dès demain. Ce qui peut se produire, c’est que le Conseil engage une procédure pour rendre leur liberté aux Hommes, progressivement. Sinon, ce serait un séisme politique.

— Et s’ils ne veulent pas du tout, comme le craint votre roi…

— Dans ce cas, dit le Géant en pesant ses mots, j’espère que vous serez exilé. Ce serait encore la meilleure chose qui puisse vous arriver. »

Ernie n’avait pas besoin qu’on lui explique le sous-texte. Le maire du palais se tut un instant puis, reprenant un ton plus léger, il dit :

« Mais puisque vous êtes un Homme, j’ai quelque chose qui peut vous intéresser.

— C’est-à-dire ?

— C’est une vieille énigme que j’ai lue il y a peu dans un livre d’histoire. Les Hommes croyaient que ceux qui la résolvaient seuls et sans aide voyaient leur vœu se réaliser. »

Ernie lança au maire du palais un regard soupçonneux. Se moquait-il de lui ? Ce genre de choses ne pouvait pas fonctionner ! Ou alors, l’énigme devait être très compliquée.

« Un vœu ? Quel genre de vœu ?

— Celui qui vous semblera le plus cher. J’ai lu que ce n’était pas forcément le vœu choisi qui se réalisait d’ailleurs…

— De toute manière, c’est le genre de chose qui fonctionne comme une clocheline, nota Ernie, ce qui compte de se redonner du courage. Allez-y, dites-moi l’énigme.

— Avant cela, il faut que vous choisissiez votre vœu. »

Ernie réfléchit : il voulait s’en sortir vivant, revoir les siens. Mais il voulait aussi que les Hommes soient libres… L’un pouvait-il advenir sans l’autre ? Pouvait-il vraiment choisir entre les deux ? Le dilemme faisait ressortir beaucoup de craintes et de désirs contradictoires et, au terme d’une longue réflexion, Ernie se découvrit une sorte de petit courage (quelque chose de très rare chez lui). Stupéfait de lui-même, il décida d’obéir à ce sentiment nouveau et, avec l’impression de sauter dans le vide, choisit que, quoi qu’il arrive, il voulait que les Hommes soient libres.

« Je vous préviens que vous ne pourrez pas la résoudre tout de suite à mon avis. Il vous faudra une ou deux connaissances supplémentaires. Bref, la voici :

Je suis parent, mais je n’ai jamais eu de mère ni de père.

Je suis riche, mais je n’ai jamais fait de commerce.

Je suis célèbre, mais je n’ai jamais eu de nom.

— Cette devinette n’a ni queue ni tête ! Une richesse qui s’obtient sans commerce, c’est forcément une richesse du cœur donc c’est d’une personne qu’il s’agit. Mais comment une personne peut-elle ne pas avoir de parents ? Ou bien c’est Dieu ? Mais il a un nom et ce n’est pas vraiment un parent ! Il faudrait une divinité interdite mais ça n’existe pas et on ne pourrait pas dire qu’elle est riche…

— Je vous avais dit que vous ne pourriez pas trouver aujourd’hui. Mais bon, je suis heureux de voir que ça vous change les idées ! »

Effectivement, pendant toute la traversée de Togorville, Ernie, retourné bon gré mal gré dans sa hotte, ne songea plus qu’à résoudre la devinette. Ce fut seulement le soir, entre les draps de soie de la chambre immense et luxueuse qu’on lui avait préparée, qu’il se remit à penser au Suprême Conseil et à tous les tracas des Hommes.

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