Chapitre 6 : Devant le Suprême Conseil
Hauts cinq fois comme Ernie, plus épais que Julien et cloutés de bosses plus larges que des potimarrons, les lourds battants qui protégeaient la salle du Suprême Conseil s’ouvrirent en grinçant, tirés par deux gardes en sueur tandis que l’aboyeur barrissait :
« Monsieur Ernald Thiry ! »
Ernie se leva et quitta l’antichambre pour la salle du Conseil. Instantanément, il eut l’impression de sortir d’un cagibi pour déboucher dans une grande plaine : d’une pièce remplie de sièges massifs, de tentures et de cadres inutiles, il passait en effet dans une salle infinie et presque vide, habitée seulement de quelques colonnes élancées et illuminée par des vitraux orangés en face desquels la double porte semblait minuscule. Tout au fond et au bout d’un tapis rouge interminable, Ernie parvint devant un bloc de marbre noir blanc entouré de douze fauteuils assortis, suffisamment larges pour accueillir chacun un Géant obèse. Il y avait aussi, caché dans un coin, une chaise et une table en bois où un greffier se préparait à écrire.
Ernie s’arrêta à quelques pas des douze sièges impressionnants. Il osait à peine lever les yeux et n’en avait pas besoin car les huit conseillers étaient debout à leur place : aucun de son côté, trois à droite, trois à gauche et deux en face, avec un siège vide entre les deux.
Le plus vieux des conseillers prit la parole, il était à droite de la place vacante. On ne voyait pas ses lèvres remuer à cause de sa barbe blanche qui tombait jusque sur son manteau bordeaux :
« La séance numéro 249-2 est ouverte. (Tous les autres conseillers se rassirent.) Le Conseil est régulièrement composé de ses huit membres restants : le président des Dragons, John Volle ; l’ambassadrice des Floralfées, Pissenlit ; le roi des Géants, Togor de Granicie ; le sage-président des Magivers et président de cette séance, Telsius – moi-même ; l’empereur des Homrochs, Sébaste de Bovie ; la directrice des Aquilles, Clémence Ténull ; les deux consuls des Horsylves, l’Hylve Cédric Vergne et l’Escureuille Mathilde Lechêne.
« Devant nous, ce jour, est présenté monsieur Ernald Thiry, du peuple des Hommes.
« Le compte-rendu de la séance sera dressé en îlien moderne et traduit en îlien classique puisque, exceptionnellement, la séance a lieu en îlien moderne.
« Le compte-rendu ne sera pas publié au bulletin.
« Vous pouvez vous asseoir. » ajouta le vieil homme à l’intention d’Ernie en désignant indistinctement les trois sièges vides de son côté.
Ernie prit donc place sur le fauteuil du milieu qu’il trouva immédiatement trop grand et trop dur pour être confortable. Il avait cru que le sage-président avait fini son discours mais ce dernier resta debout et se remit à parler non sans avoir pris le temps de bien observer Ernie.
« En tant que président de séance, je rappelle à chacun que le Conseil est une enceinte de débats qui doit rester calme et détendue. Je propose que chaque conseiller puisse commencer par donner son avis tour à tour, en commençant par Sa Majesté Sébaste et en finissant par Monsieur le Consul Vergne.
— Dans ce cas, allons-y ! » dit alors le conseiller Sébaste tout à droite d’Ernie qui se levait en même temps que Telsius se rasseyait, grinçant des articulations. L’Homroch était rougeaud, velu de presque tout le corps et possédait deux grosses cornes lustrées qui ressemblaient à celles d’un taureau. Il parla pendant cinq bonnes minutes et donna corps aux avertissements du maire du palais : il était l’un des plus fervents adversaires de la cause des Hommes.
« Ainsi donc, concluait-il, je crois que les Hommes sont comme des loups : à leur ôter leur muselière, on risquerait bien de se retrouver dans la même situation qu’il y a un quart de millénaire !
— Sébaste, mon bon ami, nous ne serons jamais d’accord sur ce point, intervint ensuite Togor, le roi des Géants glorieusement habillé de velours bleu. J’ai des retours tous les ans à propos du comportement des Hommes et je trouve qu’ils ne sont pas plus dangereux que les autres peuples. C’est une chimère que de croire les Hommes cruels et mauvais par nature. A mon avis, il est plus que temps de les relâcher, de leur rendre le droit de vivre. »
Il ne parla pas plus et Ernie en fut très déçu : il lui semblait que ce qu’il disait était beaucoup plus intéressant que toutes les affabulations de l’Homroch. La suivante à prendre la parole fut l’Aquille Clémence Ténull qui avait l’apparence effrayante d’un poisson humain et dont la chevelure noire semblait se déverser en cascade dans une coiffure de coquillages immense. Elle parla beaucoup pour dire ce qui semblait être toujours la même chose et qu’elle résuma elle-même pour terminer :
« En somme, je crois qu’avant tout, il faut que nous nous appliquions à nous écouter avant de dire quoi que ce soit.
— Là-dessus, vous avez tout mon assentiment. » assura Telsius en se relevant difficilement pour déclamer lui aussi un long discours peu substantiel.
Après lui, la parole alla au conseiller de l’autre côté de la place vide : le Dragon John Volle. Tout violet, ce dragon faisait la taille d’un Géant et se tenait normalement sur ses deux pattes arrière quand il n’était pas assis. Sa peau était comme couverte de cristal et la seule chose qui brillât plus que lui, c’était son collier d’or au bout duquel pendait un disque de diamant. Ernie remarqua ensuite que tous les conseillers en portaient un avec une pierre différente, à l’exception de l’Escureuille qui était plus légère que le bijou et qui avait fait suspendre le sien au dossier de son siège.
Le président des Dragons, dans son discours, sembla très perplexe :
« Je ne vois pas, disait-il, comment nous pourrions résoudre ce problème. Pour moi, la situation est inextricable : nous ne pouvons pas laisser les Hommes libres puisque nous les avons rendus incapables de se gouverner par eux-mêmes et nous ne pouvons pas non plus les maintenir dans leur esclavage plus longtemps. C’est une honte que le Suprême Conseil supporte depuis trop longtemps. Et enfin, comment pourrions-nous trouver une solution intermédiaire ? Si nous desserrons la vis – passez-moi l’expression – les Hommes prendront les armes en apprenant la vérité et tout sera perdu. »
Le pissenlit géant (Ernie ne voyait pas comment dénommer la chose autrement puisqu’elle faisait la taille de Perto) passa ensuite son tour en hochant de la fleur (ou était-ce sa tête ?). L’Escureuille Mathilde Lechêne, un écureuil parlant monté sur une pile de coussins multicolores, fit donc entendre sa voix suraiguë :
« Je ne vous cache pas que l’Histoire a laissé aux Escureuils un souvenir douloureux voire cuisant du peuple des Hommes. Néanmoins, il me semble que les miens ont surmonté leur envie de vengeance et je me demande si désormais, il n’est pas temps de redonner leur chance aux Hommes. Je ne suis pas sûre que ce doive être sous la forme d’une libération ou d’une "Reportation" comme disent les plus convaincus mais tout de même, un premier pas pour commencer ne ferait pas de mal.
— Oh, ma pauvre, vous voulez faire un premier pas ! s’exclama l’Hylve Cédric Vergne qui était tout à gauche d’Ernie et qui avait la voix douce et grave d’un bon père de famille. Ne vous rendez-vous donc pas compte que si vous leur donnez le bout d’un doigt, ces voraces vous arracherons le bras jusqu’à l’épaule ! Non, je dis et répète toujours la même chose mais le plus simple, c’est de diviser une bonne fois pour toutes. Ce n’est pas tuer mais au moins, il suffit d’une génération pour éradiquer le problème. »
Ernie ne sut jamais comment il fit, à ce moment-là, pour garder son calme et ne pas sauter à la gorge de l’Hylve. Sans doute les mises en garde du maire du palais y étaient-elles pour quelque chose. Sa couardise naturelle aussi, même s’il refusait de l’admettre.
L’Hylve ne s’arrêta pourtant pas là et, avec de petits gestes qui ne risquaient pas de froisser sa toge laticlave ou de déplacer son collier de topaze, il demanda à Ernie :
« Dites-moi, mon bonhomme, que trouvez-vous le plus cruel : un massacre en bonne et due forme comme en rêvent beaucoup d’Hylves ou une simple division comme mes électeurs et moi-même le proposons ?
— Monsieur le Consul ! coupa Clémence Ténull. Ne posez pas cette sorte de questions à ce jeune homme ! J’ai l’impression qu’il va tomber en eaux mortes ! »
Ernie ne releva pas l’expression incongrue et retint seulement que la femme-poisson était sans doute l’une de ses meilleures alliées, comme l’avait anticipé le maire du palais.
— Madame la Directrice, répliqua l’Hylve en conservant son ton paternel, vous voyez le mal partout alors que vous savez comme moi qu’il y a des gens dans mon peuple qui sont bien plus radicaux que moi. Avez-vous lu la dernière lettre ouverte de celui qui se fait appeler le Maître ?
— Oui, je me tiens informée.
— Alors ? Qu’en pensez-vous ? Vous voyez quels sont mes adversaires politiques ? Ce "Maître" comme il dit pourrait très bien être à ma place s’il se présentait aux prochaines élections. Et alors vous regretteriez sans doute ma modération et ma tempérance !
— Ce n’est pas être modéré que de proposer de diviser un peuple, intervint Togor.
— Tout est une question de point de vue, dit l’Homroch en se caressant une corne. Par chez nous, il y a également de nombreuses personnes qui seraient enclines à éradiquer les Hommes.
— S’il vous plaît, Messieurs les Conseillers, je crois que nous nous écartons un peu de notre objectif de ce jour. Écoutons plutôt notre invité ! » proposa le Magiver Telsius.
Huit paires d’yeux (si toutefois Pissenlit en avait) se braquèrent sur Ernie.
« Bonjour… bredouilla-t-il en sentant ses joues et ses oreilles flamber. Je… je…
— Dites-nous donc comment vous voyez les choses, l’encouragea l’Escureuille Mathilde Lechêne, que pensent les Hommes de tout cela ?
— Eh bien… il ne faut pas croire que nous sommes heureux de ne pas être libres… Nous vivons toujours dans l’attente du prochain Amendement pour que nos conditions de vie soient un peu meilleures et que nous nous approchions de la liberté…
— Pensez-vous que les Hommes puissent se gouverner tout seuls ? demanda le Dragon John Volle.
— En soit, répondit Ernie, je ne crois pas que nous soyons plus stupides que les autres… mais comme nous sommes très peu à savoir lire et écrire…
— Très peu ? Très peu comment ? interrogea l’Escureuille. Excusez-moi, je ne sais pas du tout comment les choses se passent dans le Département des Hommes. Je sais seulement qu’on vous interdit certaines connaissances et j’en déduis que ce doit être difficile de les interdire à ceux qui sont lettrés.
— En fait, avoua Ernie, en-dehors des religieux, je suis le seul à savoir lire et écrire. »
Il y eut un silence, seulement habité par le sourire goguenard du consul hylve, au cours duquel Ernie s’efforça de penser à tout ce qu’il pouvait dire pour appuyer la libération des Hommes sans jamais réussir à ouvrir la bouche.
Il était très mauvais.
« Et que pensez-vous du Livre des Droits ? demanda soudain Togor.
— J’ai l’impression qu’il établit des principes fondamentaux mais qui sont trop oubliés. Quand j’ai lu le premier article du Livre des Droits il y a une semaine, j’ai cru avoir trouvé le moyen infaillible pour que nous retrouvions notre dignité mais…
— Mais ?
— Mais depuis que je vous entends parler, je sais que cet article ne me sera d’aucun secours parce que le Suprême Conseil n’a pas oublié d’appliquer la loi : il la contourne sciemment. »
Personne ne répliqua rien à ce constat.
Le Conseil était dans l’impasse.
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